Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)
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Persistance vs invisibilité. Les traductions italiennes de Victor Segalen
Cet article analyse les traductions de l’œuvre de Victor Segalen dans la langue italienne.
Persistence vs invisibility. Italian translations by Victor Segalen
This article analyses the translations of Victor Segalen’s work into the Italian language.
Zecchi, Lina, « Persistance vs invisibilité. Les traductions italiennes de Victor Segalen », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).
Persistance vs invisibilité. Les traductions italiennes de Victor Segalen
Lina Zecchi
Ce bref paragraphe d’introduction devrait fonctionner comme une sorte de prologue où sont réunies quelques considérations générales sur la bizarre discontinuité de la qualité et de la quantité des traductions italiennes des œuvres de Victor Segalen sur un arc temporel de presque cinquante ans. Comme on peut facilement le déduire de la bibliographie finale, qui n’arrive même pas à occuper une page entière, les traductions des textes de Segalen n’ont presque jamais connu en Italie une attention constante de la part des éditeurs. À partir de 1973, date de parution de la première édition italienne chez Einaudi de René Leys, et jusqu’à 2018, on arrive à cumuler à peine vingt-quatre traductions, et seulement si on prend en considération — outre les publications en volume — quelques textes choisis, forcément fragmentaires, publiés dans des revues littéraires. C’est le cas du choix de textes de Stèles paru dans la revue In forma di parole (Reggio Emilia, Elitropia, 1983) ou d’un choix de Peintures publié dans un numéro spécial consacré à la poésie française contemporaine de la revue Il Verri (Modena, Mucchi editore, 1994).
Même si on se limite à jeter un coup d’œil rapide sur la totalité des traductions italiennes publiées depuis 1973 jusqu’à 2018, on peut remarquer tout de suite trois choses : les textes narratifs traduits se réduisent aux deux romans, Les Immémoriaux et René Leys, proposés parfois sous des titres différents par rapport à l’original ; des textes fragmentaires en prose sont souvent édités, rassemblant surtout la traduction d’essais, de journaux de voyage, de parties de correspondance (textes sur l’exotisme, sur Gauguin, sur Rimbaud, sur la Chine) ; l’œuvre poétique se limite à la proposition intégrale d’un seul texte, Stèles.
La première traduction italienne d’une œuvre de Segalen date de 1973. Il s’agit d’une édition de René Leys, que propose Einaudi dans la traduction de Clara Lusignoli, sans aucune note d’introduction. Cette version du roman est reproposée à deux reprises — en 1997 par Einaudi, et en 2002 par l’éditeur Giano de Varese. Sur ce texte qui a précocement inauguré les voyages aventureux de Segalen dans l’univers instable des livres rares et/ou méconnus, je reviendrai dans la partie finale de mon article.
René Leys o il mistero del palazzo imperiale, avec le double jeu d’affabulation sur l’univers chinois, ouvre la série des tentatives consistant à présenter sous une lumière juste un auteur complexe que le grand public italien ignore totalement. Cependant, de 1973 à 1990, c’est surtout le cycle polynésien qui semble attirer l’attention des éditeurs et des traducteurs (Les Immémoriaux, Gauguin dans son dernier décor, Journal des îles, Le double Rimbaud), avec d’autres fragments du cycle des ailleurs et du bord des chemins (Essai sur l’exotisme, Essais sur le mystérieux en particulier) et quelques textes brefs du cycle chinois (Équipée, Lettres de Chine).
Je vais donc essayer de faire une sorte de périple des apparitions successives des textes segaléniens en Italie, sans respecter la chronologie générale mais en privilégiant la réflexion sur trois noyaux imaginatifs (la Polynésie, l’édification d’une théorie de l’exotisme, la Chine) et sur l’intermittence de plus en plus accentuée de l’accueil critique en Italie. Aux moments heureux des belles traductions qui se poursuivent jusqu’aux années 90 du siècle dernier, succède une longue pause de silence où semble parfois s’abîmer le patrimoine des connaissances critiques accumulées.
Les traductions du cycle polynésien. Les Immémoriaux
Le noyau le plus consistant, — et le plus approfondi à la fois, du point de vue stylistique et linguistique, — des traductions segaléniennes en Italie est constitué d’une sorte de galaxie contenant en son centre le roman Les Immémoriaux, mais entraînant à sa suite aussi des versions plus ou moins complètes de quelques proses se rattachant au cycle polynésien. Dans ce paragraphe, je vais me concentrer en particulier sur les trois versions des Immémoriaux qui paraissent résumer d’une façon exemplaire les mérites et les limites de cette aventure traductive[1].
La première version italienne de ce roman, Gli Immemoriali de 1980, est le fruit d’une recherche exemplaire. En fait Sergio Sacchi ne se limite pas à la traduction du texte, mais, dans une belle introduction et sur la base d’une riche bibliographie, s’efforce de présenter toute l’originalité de l’entreprise segalénienne. Car le pari que propose Segalen est double : ce n’est pas seulement le récit qui est narré sous une perspective inversée par rapport aux clichés habituels du roman exotique, mais aussi la langue, qui simule sonorités, rythmes, mots composés, néologismes et archaïsmes visant à un effet d’exotisme absolu. Le regard de l’autre (Térii) se redouble dans la langue fantasmatique de l’autre (le parler ancien, le tahitien). Il ne s’agit plus du regard et de la langue du voyageur occidental qui va se heurter aux coutumes sauvages des insulaires, mais du contraire. Car la voix du roman prétend parler tahitien. Et c’est cette voix autre qui narre, compréhensible mais étrange à la fois. La société du début des Immémoriaux n’est pas un paradis perdu peuplé d’indigènes indolents, mais une communauté guerrière rigidement hiérarchisée, aux structures complexes, dont la culture orale repose sur la transmission des généalogies ancestrales et des rites prescrits. Sacchi nous prépare, dans sa longue préface, à un italien riche en effets d’aliénation et d’archaïsmes, difficile, souvent ambigu, dont la structure enfreint la norme et les habitudes du lecteur.
La deuxième version, de 1982, apparaît chez l’éditeur Jaca Book avec un titre différent (Le parole perdute) par rapport à l’original. Pourtant, la collection « Terra Umana » reconnaît sa dette envers l’édition de référence, celle que publie Plon en 1956 dans la collection « Terre humaine », fondée par Jean Malaurie. Cependant la version de Cristina Brambilla, tout en conservant la bibliographie et les notes finales de l’édition française, n’affiche aucune marque discursive insolite ni exotique. Le sentiment d’une tonalité rare, « primitive » ou archaïsante, est presque absent du registre linguistique qu’elle choisit.
C’est également le cas de la troisième et dernière traduction, qui se présente encore une fois sous un titre différent de l’édition originale : Le isole dei senza memoria. Cette troisième version est proposée en 2000 par l’éditeur Meltemi dans la traduction de Michela Baldini, avec une introduction de Ugo Fabietti, anthropologue et spécialiste des crises de l’identité ethnique. Fabietti remarque, comme le faisait Sacchi, que la fiction de Segalen agit sur un double registre. Si son récit semble donner la parole à l’Autre (« facendolo parlare in prima persona[2] »), il agit pour que cette « differenza rimanga tale alle orecchie di chi lo ascolta (legge)[3] ». Son but est de « schivare le distorsioni derivanti da uno sguardo eurocentrico[4] ». Car Les Immémoriaux sont une fiction ethnographique qui se raconte par un transfert linguistique opéré à travers la forme (« costruito proprio mediante la forma », ISM : 12). Par une voie différente, on revient à la conclusion de Sacchi : le traducteur doit essayer de proposer en italien un effet analogue.
Les trois traducteurs s’efforcent tous de tenir ce pari, chacun à sa façon, dès l’incipit du récit. J’en fournis de brefs exemples, pour donner l’idée des différents choix opérés par les traducteurs. Voici le texte français :
Cette nuit-là — comme tant d’autres nuits si nombreuses qu’on n’y pouvait songer sans une confusion — Térii le Récitant marchait à pas mesurés, tout au long. de parvis inviolables. L’heure était propice à répéter sans trêve, afin de n’en pas omettre un mot, les beaux parlers originels : où s’enferment, assurent les maîtres, l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux maori. (OC, I : 87).
Et les trois traductions :
Quella notte — come tante altre notti talmente numerose che non vi si poteva pensare senza confonderle — Terii il Recitante avanzava, a passi misurati, costeggiando i sagrati inviolabili. L’ora era propizia a ripetere senza tregua, in modo da non trascurarne la minima parola, i bei discorsi delle origini, nei quali sono racchiusi, a quanto assicurano i maestri, lo sbocciare dei mondi, la nascita delle stelle, l’atto con cui furono plasmati i viventi, le brame e le smisurate fatiche degli dèi maori (GI : 47).
Quella notte, come tante altre notti così numerose da non poter pensarci senza confondersi, Terii il Recitante camminava, a passi misurati, lungo inviolabili sacri cortili. Era l’ora propizia a ripetere senza posa, per non omettere parola, il bel parlare originario, che racchiude, come assicurano i maestri, il fiorire dei mondi, il nascer delle stelle, la forma data ai vivi, gli accoppiamenti e le mostruose fatiche degli dei Maori. (LPP : 11).
Quella notte, come tante altre, così numerose da confondersi, Terii il Recitante camminava a passi regolari, lungo sacri cortili inviolabili. Era l’ora propizia per ripetere ininterrottamente, senza correre il rischio di dimenticare nemmeno una parola, la bella lingua che racchiude, come assicurano i Maestri, la nascita dei mondi, l’illuminarsi delle stelle, la forma degli esseri viventi, gli accoppiamenti e le straordinarie fatiche degli dei Maori. (ISM : 17).
Les choix des traducteurs nous laissent songeurs. La version de Sacchi, qui dans son introduction soulignait l’aspect linguistique inusuel du roman (mots composés, mots tahitiens, anaphores, néologismes, assonances, infinitifs substantivés, etc.), ainsi que le rythme recherché de cette prose focalisée sur Térii et qui se veut « étrangère », tend d’une part à l’expliciter (voir « les beaux parlers originels » et « i bei discorsi delle origini ») et de l’autre à la rehausser (« tout au long de parvis inviolables » et « costeggiando sagrati inviolabili »), mais il en néglige l’aspect musical.
Les marques stylistiques des deux traductions successives présentent des ressemblances assez frappantes, par leur tendance à réduire le taux d’étrangeté exotique en faveur d’une lisibilité, d’une langue rapide. Brambilla essaie de conserver les mots composés, les anaphores des infinitifs à valeur nominale (« il fiorire dei mondi, il nascer delle stelle »), tandis que Baldini ignore presque toujours ces constructions symétriques et tend à une réduction générale des archaïsmes ou des mots rares et désuets (« le façonnage des vivants » devient « la forma data ai vivi »). Cependant, si Baldini simplifie souvent la syntaxe et la ponctuation mais respecte la typographie, la version de Brambilla va jusqu’à abolir la typographie en italique des récits sacrés, tandis que Sacchi et Baldini la conservent scrupuleusement. Ce choix de Brambilla peut rendre opaques et presque illisibles les scènes d’initiation ou des prodiges. C’est le cas par exemple de l’initiation manquée de Térii dans la deuxième partie (Le parler ancien), où les mots sacrés du vieux prêtre mourant alternent avec le récit fragmentaire de la faiblesse progressive et du sommeil fatal de l’écouteur :
À mesure que faiblit le corps du vieil homme, son esprit transilluminé monte plus haut dans les Savoirs Mémoriaux ; plus haut que n’importe quels âges : et ceci qu’il entr’aperçoit, n’est pas difficile à ceux qui ne vont pas mourir :
Dans le principe — Rien — Excepté : l’image du soi-même (OC, I : 169).
Man mano che il corpo del vecchio si indebolisce, il suo spirito via via più luminoso ascende più in alto nella Sapienza Memoriale, più in alto di qualsivoglia età; e ciò ch’egli ora intravede, non può essere detto a coloro che non son vicini a morire:
Nel principio — Nulla — Tranne: l’immagine del se stesso (GI : 135).
Man mano che il corpo del vecchio s’indebolisce, il suo spirito trafitto dalla luce sale sempre più su nelle Sapienze Memoriali; più alto di qualunque era: e ciò che ora intravvede, si può dir solo a chi non stia per morire:
« In principio — Nulla — Eccetto: l’immagine di se stesso » (LPP : 80).
Il corpo del vecchio s’indebolisce pian piano, e pian piano la luce del suo spirito sale ai Saperi Memoriali, più in alto del tempo; e ciò che vede, è impossibile dirlo a chi non vuole morire:
« In principio. Nulla. Solo l’immagine di sé » (ISM : 83).
Si ces trois versions italiennes sont toutes par moments insuffisantes à rendre la forme narrative « primitive » et la patine linguistique dont Segalen a choisi d’enduire son texte, elles se montrent par ailleurs conscientes de la difficulté de l’opération et essaient de compenser par excès ou par défaut les manques d’une traduction trop littérale. La version de Baldini est peut-être celle qui a le mieux compris la nécessité de donner un rythme unitaire à son entreprise traductive : elle a choisi un registre bref et agile, mais capable de se hausser brusquement aux tonalités solennelles d’une langue initiatique.
Des écrits en archipel
Si les traductions italiennes des textes majeurs de Segalen semblent soumises à une mystérieuse malédiction, car à leur apparition isolée fait souvent suite une éclipse presque totale, un sort inverse paraît présider aux écrits mineurs. En effet, les textes segaléniens les plus traduits et les mieux connus en Italie, depuis 1980 jusqu’aux premières décennies de ce XXIe siècle, ne sont pas ses romans ni son œuvre poétique, mais toute la constellation d’écrits brefs (journaux de voyage, essais, dossiers archéologiques, lettres, réflexions musicales, etc.) qui accompagnent sa création majeure. L’Essai sur l’exotisme, l’Essai sur le mystérieux, Pensers païens, Gauguin dans son nouveau décor, Le Double Rimbaud, Journal des îles, Lettres de Chine, Équipée apparaissent en traduction chez différents éditeurs dans de petits volumes précieux, formant un archipel à l’apparence instable. Cette prédilection s’accompagne parfois d’une excellente réflexion sur le noyau conceptuel à la base de la théorie de l’exotisme absolu qui ne cesse d’évoluer et de se radicaliser au cours des années « chinoises » de Segalen.
Les versions italiennes de ces proses fragmentaires connaissent un moment d’intensité remarquable entre 1980 et 1990 : cela est dû à la miraculeuse convergence entre la curiosité culturelle de quelques traducteurs d’exception (poètes, philosophes, ethnologues) et de petits éditeurs raffinés (Meltemi, Il Cavaliere Azzurro, Il Melograno, Guanda, Rosellina Archinto, La Casa Usher, Jaca Book). Cette attention aux proses mineures de Segalen — qui s’attache à explorer en totale liberté des domaines et des genres littéraires différents — semblerait donc former la préparation idéale à la traduction des œuvres majeures, dont René Leys (Einaudi 1973) et Gli Immemoriali (L’Estoille 1980) avaient constitué les prémices.
Il suffit de consulter la liste des textes segaléniens proposés aux lecteurs italiens entre 1980 et 1990 pour y retrouver une succession de petites œuvres (souvent inachevées) en prose, qui s’emploient à élaborer de nouvelles formes d’écrire et de « penser l’Autre », afin de donner accès à cette altérité absolue dont le mot « exotisme » n’est qu’une source de suggestion imparfaite. Ce qui est plus intéressant, c’est que toutes ces traductions éparses tendent à faire système, à s’intégrer : par une réflexion théorique et pragmatique à la fois, ces textes brefs proposent en italien les problèmes formels que suscite l’écriture segalénienne dans ses métamorphoses successives.
Les meilleurs exemples sont fournis par trois textes : Gauguin nel suo ultimo scenario e altri testi di Tahiti, Sotto un cielo diverso : giornale di viaggio in Polinesia et Il doppio Rimbaud, tous publiés en 1990[5]. Deux livres ont un commun dénominateur, à savoir : le voyage et le séjour en Polynésie, la rencontre manquée avec Gauguin et la première ébauche d’une théorie de l’exotisme absolu. Dans le troisième texte, la réflexion sur le silence de Rimbaud en Afrique conduit à élaborer la notion d’une scission interne du poète, habité par un double trompeur qui le détournerait de sa véritable vocation. Si les traductions italiennes des Immémoriaux révélaient une carence ou un appauvrissement des registres linguistiques inusuels qu’adopte le narrateur, à l’inverse les versions de ces trois textes fragmentaires en respectent le style abrupt et dense à la fois. C’est par une adhésion consciente aux fluctuations de la langue segalénienne que Franco Montesanti, dans Gauguin nel suo ultimo scenario, arrive à faire percevoir sans effort l’écart de tonalité entre le premier texte de 1904 et l’Omaggio a Gauguin de 1916. En voilà deux exemples :
Autour de Gauguin s’agitaient mollement ses comparses indigènes, les pâles Marquisiens élancés au visage barré de stries bleuâtres qui reculent les yeux, démesurent la bouche ; à la peau claire habillée de signes incrustés de tatu, dont chaque ornement (jadis) signifiait un exploit (OC, I : 290).
Intorno a Gauguin si muovevano morbidamente le sue comparse indigene, i terrei e slanciati figli delle Marchesi dal volto striato da fregi bluastri che infossano gli occhi e dilatano la bocca, dalla luminosa pelle rivestita di profondi tatuaggi in cui ogni ornamento (un tempo) stava a significare un’impresa (GNS : 21).
Ce langage du texte de 1904, riche de musicalité et de suggestions figurales, devient violent et coléreux dans l’Hommage de 1916 :
En ce temps-là, Paul Gauguin vacillait comme un arbre. Sa condamnation, — qu’il eut la honte d’accepter comme une honte, lui, Hors-la-loi par maîtrise sauvage, — donna le dernier coup de cognée qui achève le tronc tiré par les cordes, ployant, tendu, s’arrachant à lui-même les fibres pour céder. Il tomba (OC, I : 369).
Paul Gauguin era a quel tempo vacillante come un albero. La sua condanna — che si ridusse all’onta di recepire come un’onta, lui, Fuorilegge per sovrana, selvaggia maestria — inferse l’ultimo colpo di scure, quello che finisce il tronco tirato dalle corde, curvo, teso, che si strappa le fibre per cedere. E cadde (GNS : 76).
Une attention analogue aux changements de tonalité se fait percevoir dans Sotto un cielo diverso, titre italien que Catherine Maubon dans sa postface dit avoir choisi au lieu de l’original (Journal des îles) pour mettre en relief « l’alternanza dei pieni e dei vuoti della scrittura », la « dispersione nel tempo e nello spazio[6] » (SCD :144). Quant à Il doppio Rimbaud, la préface de Gabriella Caramore retrace le parcours d’éloignement (au sens propre et figuré) qui hante l’écriture segalénienne : « Andare, separarsi, tradire il già noto, rendere straniero ciò che è familiare, accostarsi alle lontananze della storia[7] » (IDR : ii) et le fait réfléchir sur les vies de Gauguin et de Rimbaud, « figure dello sradicamento », « personalità alternanti », « abitate da una faglia segreta[8] » (IDR : 29). La traduction de Federico Pietranera rend avec souplesse les alternances du style de Segalen.
Si les trois textes dont je viens de parler forment l’un des noyaux originels de l’écriture de Segalen, se rattachant à son expérience polynésienne, deux autres textes (Scorribanda [Équipée], publié une première fois en 1980, et plus récemment en 2014, dans une nouvelle traduction, et Lettere di Cina [Lettres de Chine] publié en 1990) proposent au lecteur italien d’inaugurer et d’approfondir l’espace de la création liée à l’expérience chinoise[9]. C’est ce dernier volet pourtant qui, comme je vais essayer de le montrer dans la dernière partie de cet article, semble destiné à rester étrangement déserté et discontinu dans les traductions des œuvres majeures.
Scorribanda de 1980 est un petit volume austère, que le poète italien Conte présente de manière suggestive. Dans sa préface, l’opposition Réel/Imaginaire inscrite dans la prose ferme et fiévreuse d’Équipée est immédiatement perçue : « In Scorribanda c’è consapevolezza e una pratica della letteratura che sentiamo acuminata e dolce, profonda e leggera, babelica e geometrica insieme[10] » (SC : 10). Car l’intermittence du Réel et de l’Imaginaire, ce dualisme souverain qui fait alterner des pages ivres d’action à d’autres de méditation semble habiter sans effort cette première version italienne, mais aussi la traduction de 2014 qui est entièrement prise en charge par un autre poète italien, Antonio Veneziani. Les deux versions se ressemblent : la même ardeur, la même ivresse linguistique à évoquer ce double voyage. Je me limite à en offrir deux exemples minuscules :
Ce qui est fait est encore pire que connu : mesuré. Des pas tous appendus au point de départ. Des pas chiffrés dont chacun, traînant ou joyeux, n’est plus qu’un cran sous le cliquet du podomètre. Autour de ce serpent réduit à sa ligne rouge, les vallées mènent leurs rigoles, les mamelons se cambrent, les lignes de partagent s’ordonnent impérieusement comme la plus grossière des lois naturelles ; les ruisseaux vont on sait bien où (OC, II : 302).
Quel che è compiuto è ancor peggio che conosciuto : è misurato. Dei passi tutti sospesi al punto di partenza. Dei passi cifrati, ognuno dei quali, strascicato o gioioso, è solo una tacca sotto lo scattino del podometro. Intorno a questo serpente ridotto alla sua linea rossa, le valli portano i loro rivoli, le cime tondeggianti si inarcano, le linee di divisione si ordinano imperiosamente come la più grossolana delle leggi naturali; i ruscelli vanno si sa bene dove (SC : 100).
Quel che è ultimato è assai più che conosciuto: è misurato. Passi tutti sospesi al punto di partenza. Passi cifrati, ognuno dei quali, strascicato o gioioso, non è più che una tacca sotto lo scattino del podometro. Intorno a questo serpente ridotto alla sua linea rossa, le valli portano i loro rivoli, le cime tondeggianti s’inarcano, le linee di divisione si ordinano imperiosamente come la più grossolana delle leggi naturali; i ruscelli vanno si sa bene dove (EPT : 92).
Peu de variations de formes lexicales, identique adhésion à la valeur chamanique des mots et des rythmes. Car, comme observe Veneziani : « Équipée è un poema in prosa di altissima visionarietà e al tempo stesso di enorme aderenza al reale, dove tutto è impronunciabile eppure estremamente dicibile[11] » (EPT : 10).
Stèles et Peintures. L’Empire des signes et ses fantômes
L’œuvre poétique segalénienne de la période chinoise constitue pour tout traducteur une tentation et un obstacle à la fois. Car si le spectre du double, de l’inachevé et de l’intertextualité hante en puissance tous les textes de Segalen, c’est dans Stèles en particulier que ce spectre devient partie intégrante et noyau fondateur des nouvelles formes littéraires qu’adopte le poète. Voilà pourquoi, entre 1979 et 1994, en Italie, apparaissent dans des revues littéraires et ensuite en volume les premières (et malheureusement, pour ce qui concerne Stèles, les dernières) traductions de ces textes, destinés à n’être connus et aimés que par un public italien fort restreint.
C’est en 1979 que Lucia Sollazzo, écrivaine, traductrice et poète de grande finesse, publie dans la revue Almanacco dello Specchio chez Mondadori un choix de 13 poèmes de Stèles ; en 1983, la revue In forma di parole, dans un numéro spécial (Il Pomerio), me donne la possibilité de présenter et traduire un autre choix des poèmes segaléniens. En 1987, c’est encore une fois Lucia Sollazzo qui traduit en volume, chez l’éditeur Guanda, dans la collection « I poeti della Fenice », l’intégralité du recueil ; enfin, en 1990, c’est moi qui fais publier l’édition bilingue, intégrale et annotée de Stèles, avec en appendice la première traduction italienne des Notes bibliophiliques[12].
À la différence d’Equipée, d’Odes, deThibet ou de La grande Statuaire, Stèles ne pose plus la culture de l’autre comme un territoire extérieur (réel ou imaginaire) à explorer, en ethnologue, en archéologue ou en voyageur : dans la structure de Stèles, la Chine est « le lieu et la formule », la forme et le contenu, la source et le résultat final, le signe idéogrammatique et le poème français. Voilà pourquoi même dans la traduction du choix de poèmes que Lucia Sollazzo présente en 1979 dans l’Almanacco dello Specchio et qu’elle va ensuite compléter, pour la proposer en 1987 chez Guanda, le lecteur se trouve à lire un objet inédit où il ne fait que recueillir la partie poétique traduite du texte français, tandis que les épigraphes des poèmes en idéogrammes sont destinées à rester, pour paraphraser la fin d’Équipée, un objet « fièrement inconnu ».
En fait, même des éditeurs sensibles et raffinés comme Guanda hésitent à permettre l’insertion de notes élucidant la fonction des idéogrammes. La traduction ne semble donc concerner que la partie en français, sans aucune explication de la présence — qui n’a rien de décoratif ni d’aléatoire — des caractères chinois. Ainsi le poème mutilé, privé du sens complet de sa double écriture, est inévitablement ramené à la seule lignée symboliste de Baudelaire à Mallarmé, ou au contraire projeté vers une improbable actualité : « Inedita fino a pochi anni or sono, tanto più la sentiamo oggi attuale, più vicina a noi di quanto non lo sia il messaggio di alcuni fra i grandi contemporanei di Segalen[13] » (ST : 15).
Le statut de Stèles est double et paradoxal, car il s’édifie par deux écritures imbriquées : mais il y a plus, par le rappel de sa forme pierreuse matricielle il garde un lien affirmé « avec une origine réelle ou mythique extra-textuelle, tout en manifestant […] son écart par rapport à sa source » (Gournay 2000 : 134).
La traduction de Lucia Sollazzo privilégie nécessairement la langue d’arrivée. Par contre, ma traduction pour In forma di Parole. Il Pomerio (1983), et surtout l’édition bilingue en volume de 1990, se proposent comme but principal de combler l’écart entre les sources cachées et la forme exhibée. Ces versions italiennes de Stèles semblent donc viser deux instances opposées : l’élégance et la densité de l’expression dans la langue d’arrivée (Sollazzo), la reproduction la plus fidèle possible des poèmes, avec des notes intégrant sens et fonction des épigraphes (Zecchi). Cependant, tout en s’efforçant de respecter ces deux chemins distincts, les traductions italiennes de Stèles sont par moments fort ressemblantes, sinon identiques : car finalement c’est toujours le texte français qui l’emporte et déferle sur la langue d’arrivée. J’en offre un exemple. C’est le début de « Tempête solide » :
Porte-moi sur tes vagues dures, mer figée, mer sans reflux ; tempête solide enfermant le vol des nues et mes espoirs. Et que je fixe en de justes caractères, Montagne, toute la hauteur de ta beauté (OC, II : 97).
Portami sulle tue onde dure, mare impietrito, mare senza riflusso, tempesta solida che serri il volo delle nubi e delle mie speranze. E che in esatta grafia io possa fissare, Montagna, tutta l’altezza della tua beltà (ST : 138).
Portami sulle tue dure onde, mare rappreso, mare senza riflusso; tempesta solida che imprigiona il volo delle nubi e delle mie speranze. Sia da me fissata in giusti caratteri, Montagna, tutta l’alta tua bellezza (SL : 151).
Dans les deux versions, on perçoit l’écho de la grande poésie italienne, à travers rythmes et sons nouveaux : avec parfois, chez Sollazzo, la reprise d’un lexique pétrarquiste (« beltà » au lieu de « bellezza », « che serri » au lieu de « che imprigiona[14] »). Les images sont préservées, et même l’ordre des mots : si la ponctuation peut légèrement varier, par moments les deux traductions sembleraient parfaitement superposables. Ce qui fait la vraie différence, c’est donc le degré d’attention portée aux épigraphes, au rôle des idéogrammes dans le texte source. On doit se demander si leur place et leur interprétation peuvent modifier notre lecture. À mon avis, il faudrait toujours essayer de fournir au lecteur italien au moins la trace de ce double système de signes, que tisse la secrète intertextualité de la stèle en particulier, et du cycle chinois en général[15].
Cette difficulté de faire passer en traduction toute la complexité du texte original a certes pesé sur la réception de Stèles, qui semble viser un public d’élite. Ce n’est pas un hasard si, au cours des années 90, les deux versions italiennes de ce livre ont progressivement disparu des librairies. L’œuvre poétique la plus dense de l’expérience chinoise segalénienne devient presque invisible aux yeux des lecteurs italiens, même si quelques revues littéraires qui publient sur le web ont continué à proposer, dans les années récentes, des choix de poèmes dans les traductions que je viens de présenter.
Ainsi, depuis 1994 jusqu’à 2014, les chefs-d’œuvre du cycle chinois segaléniens sont ignorés du marché éditorial italien. La diffusion des textes traduits de Segalen se réduit de plus en plus et se contente de relancer ses œuvres fragmentaires en prose (Lettere di Cina, Saggio sull’esotismo, Gauguin nel suo ultimo scenario), dans les versions que j’ai présentées plus haut. Voilà pourquoi l’apparition récente en librairie de Peintures/Pitture (a cura di Ugo Piscopo, Salerno, Oedipus, 2015) semblait constituer une inversion de tendance, le signe d’une reprise d’attention inespérée[16].
Il suffit pourtant d’examiner le livre pour remarquer que cette traduction manque aux promesses exhibées sur la couverture : il ne s’agit pas de la version italienne intégrale de Peintures, mais d’une présentation très partielle et un peu fantaisiste des « Peintures magiques », avec la mystérieuse élimination (sans aucune justification) d’un paragraphe initial, « un solo piccolo taglio all’interno del primo brano[17] ».
Il est curieux de constater que ce recueil de poèmes chinois que Segalen publie en 1916 est paru en Italie quelque cent ans après sa publication en France, en 2015, et sous une forme mutilée. Dans une page qui fait fonction de préface, dont le titre est « L’incontro con un Ufo[18] », le traducteur fait de Segalen une sorte d’extra-terrestre qu’il situe dans une lignée poétique « libertaria e innovativa[19] », où sont évoqués pêle-mêle Baudelaire et Sanguineti, Arnheim et Klee, Verlaine et Rimbaud. Aucune mention de la Chine, aucune allusion aux idéogrammes du sceau initial, aucune référence au geste du bonimenteur déroulant les peintures. La traduction privilégie la voix du présentateur, cette sorte de théâtralisation frénétique dont Ugo Piscopo fait la voie royale pour accéder à ce qu’il interprète comme la fusion des « Tableaux d’une exposition » de Moussorgski et des lazzi de la commedia dell’arte[20].
Il s’agit d’une opération qui assume une certaine désinvolture, mais assez déroutante par rapport à l’esprit du texte segalénien : la parade du bonimenteur devient une improbable « installazione ».
René Leys
Par un mouvement circulaire qui semble boucler la boucle, le texte de Segalen qui fait son apparition dans les librairies italiennes en 2017, dans une nouvelle traduction, est exactement celui par lequel, en 1973, a débuté l’aventure éditoriale que je viens de retracer : à savoir René Leys, ce roman qui est à la fois une parodie, une autofiction, un théâtre d’apparitions, une mise à mort. Quand ce livre est publié par l’éditeur Einaudi dans la traduction de Clara Lusignoli, le nom de l’auteur est presque inconnu : si aux yeux du public il s’agit d’une nouveauté, la plupart des critiques ne sont pas mieux renseignés. La version que fait paraître Einaudi se base sur le texte publié de façon posthume chez Georges Crès en 1922, par les soins d’Yvonne Segalen, d’après un établissement effectué par Jean Lartigue sur le manuscrit inachevé[21].
Cette première apparition du roman en Italie circule très peu, et presque de manière souterraine. D’ailleurs, ce livre mystérieux qui porte sur la couverture le long titre René Leys o il Mistero del palazzo imperiale, ne fournit aucune note introductive pour donner quelques repères au lecteur curieux. Au dos figure simplement cette phrase: « Nella Pechino degli anni dieci un ragazzo enigmatico e uno scrittore curioso vivono — tra fantasia e realtà — la caduta del Celeste Impero[22] ». À l’intérieur de la couverture se trouvent une biographie sommaire de l’auteur et quelques lignes retraçant les sources du roman, défini par des paires de notions assez surprenantes : « trepida malinconia », « fresca sensibilità », « fantasia incantevole[23] » — rien de plus éloigné de l’ironie, de plus en plus perfide, du narrateur qui rédige ce journal intime fictif.
René Leys ne trouve donc pas, dans cette traduction, la juste perspective pour retenir l’attention des critiques, ou stimuler celle du grand public. Le livre est très bien traduit, dans une langue vive et rapide, où l’attention maniaque aux intrigues du « Dedans » alterne avec un ton de doute ironique, moqueur mais sans emphase. Ce roman hors norme qui figure la vision segalénienne de la Chine trouve néanmoins quelques lecteurs d’exception qui savent l’apprécier. Le premier projet de l’éditeur Einaudi était celui de compléter la narration segalénienne de la Chine par la publication, dans les années suivantes, de deux livres édités par Flammarion : Chine. La grande statuaire (1972) et Le Fils du ciel (1975). L’accueil assez tiède de la critique et l’indifférence du public vis-à-vis de René Leys ont conduit Einaudi à abandonner ce projet : de 1974 à 1980, l’attention des éditeurs à l’égard de l’œuvre de Segalen semble provisoirement éclipsée[24].
Après 1980, l’aventure des traductions segaléniennes en Italie paraît recommencer sous de meilleurs auspices, visant surtout le cycle polynésien et les écrits brefs dont nous avons parlé au début de cet article. La présentation de l’auteur au public se limite souvent à n’évoquer que le voyage en Polynésie, la théorie de l’exotisme et les expéditions archéologiques. Cependant, un peu en sourdine, Einaudi ne renonce pas à proposer de nouveau en 1997 René Leys o il Mistero del palazzo imperiale traduit par Clara Lusignoli, dans la collection « I Nuovi Coralli » . Encore une fois, la parution du livre tombe trop vite dans l’oubli. En 2002, la version de René Leys dans la traduction de Clara Lusignoli refait une apparition en librairie chez un autre éditeur[25].
La nouvelle version du roman publiée en 2017, quinze ans après la dernière publication de René Leys en Italie, réserve une série de bonnes surprises : dans son introduction, le traducteur Alessandro Giarda déclare avoir choisi comme texte original le manuscrit inachevé de 1916, récupéré dans l’édition complète établie par Sophie Labatut en 1999. Il dit avoir supprimé par conséquent tous les éléments introduits dans les éditions précédentes, « come ad esempio le date all’inizio di ogni capitolo stabilite arbitrariamente da Jean Lartigue[26] » et le plan de Pékin ; avoir respecté la ponctuation originale caractérisée par les points de suspensions et les tirets, « che lungi dall’essere segno di incompiutezza dello scritto, costituiscono la cifra stilistica dell’autore[27] » (Giarda 2017 : 9).
La volonté de séparer son travail traductif de la version précédente est évidente tout au long du texte, par des choix précis, toujours scrupuleusement justifiés : l’insertion de quelques notes en bas de page, indispensables à la correcte compréhension de certains passages ; le fait de renoncer à conserver dans la conversation le « vous » français de politesse (en italien, « dare del lei »), forme de communication assez datée, en faveur du tutoiement ; la translittération moderne des mots chinois. Cette volonté de montrer la nouveauté de sa traduction, sans excès ni virtuosité excessives, est le signe d’une bonne philologie appliquée, encore assez rare pour ce qui concerne l’œuvre narrative de Segalen en général, et de René Leys en particulier. Un peu moins indispensable le sous-titre ajouté sur la couverture : L’incanto della città proibita[28], qui n’a aucun rapport avec les essais de titres imaginés par Segalen sur les manuscrits (« Jardin Mystérieux », « René Leys ou Le Mystère de la Chambre Violâtre »).
Encore quelques remarques générales, en guise d’épilogue. Les traits marquant l’aventure éditoriale de Segalen en Italie sont, d’une part, la tentative assez précoce de faire connaître cet auteur — qui ne fait partie d’aucun courant littéraire familier aux lecteurs — par des œuvres considérées, à tort ou à raison, plus accessibles ; de l’autre, la discontinuité de cette proposition, qui n’arrive pas à faire système, à créer une base permanente de données communes. Les initiatives les plus intéressantes ne passent pas par les éditeurs connus (Einaudi, Guanda, Bollati Boringhieri) : ce sont au contraire les petits éditeurs raffinés que j’ai signalés au début — à la vie souvent éphémère — , qui arrivent à proposer des traductions parfois excellentes.
C’est donc par ses romans, considérés comme le genre littéraire à plus large diffusion, ou plus généralement par des textes en prose, que Segalen a opéré son entrée en Italie : même si, dans son cas particulier, il y a une tendance à en réduire l’originalité, en les assimilant aux catégories plus connues (roman picaresque, journal intime, récit de voyage, enquête ethnographique, etc.). Et c’est surtout, au cours de la décennie 1980-1990, la singulière collaboration entre des poètes qui sont aussi des traducteurs (Lucia Sollazzo, Franco Montesanti, Antonio Veneziani), et des philosophes (Gabriella Caramore), ou des ethnologues (Ugo Fabietti) qui parvient aux résultats les plus suggestifs. Ces traductions sont les seules à préciser le discours critique sur Segalen, à le projeter au delà des lieux communs et des idées reçues sur l’exotisme traditionnel, à essayer de restituer en italien l’essence du rythme de la phrase de l’écrivain, la syntaxe secrète.
Les textes qui n’arrivent pas à trouver la voie de la juste réussite éditoriale, dans cette même décennie, c’est la grande œuvre poétique de Stèles : l’impossibilité de rendre dans sa totalité la double typographie, la double langue, le double signe de ce livre, constitue un obstacle à la diffusion de la traduction italienne. Après 1990, ce texte traduit disparaît des librairies italiennes.
Les choix traductifs de la décennie 1980-1990, qui s’appuient sur une grande connaissance des nouvelles éditions françaises segaléniennes se succédant au fil des années, forment un ensemble où chaque parution communique avec les traductions italiennes (précédentes ou contemporaines) des textes de l’auteur. C’est cette relation réciproque des traductions qui va se perdre peu à peu, dans la première décennie du XXIe siècle, tout comme la connaissance des travaux critiques sur Segalen ou de sa biographie. Voilà pourquoi la récente parution de René Leys chez un petit éditeur de Milan dans la nouvelle traduction d’Alessandro Giarda apparaît comme un événement heureux, qui brise brusquement une trop longue séquence d’oubli, ou de reprises fragmentaires de textes brefs qui semblent s’ignorer les uns les autres.
Par cette dernière traduction de René Leys, le parcours discontinu que j’ai essayé de retracer de la façon la plus exhaustive possible, à travers toutes les traductions italiennes de l’œuvre de Victor Segalen, semble enfin s’acheminer dans la bonne direction : la possibilité de faire percevoir la modernité et la complexité d’un univers littéraire sans emprisonner l’auteur dans des formules figées, ni le réduire à un seul genre littéraire. Pour en capter toute la modernité, sans en faire un auteur réservé aux happy few. Et terminer par René Leys, par la restitution du roman dans toute son ambigüité, c’est exactement cela : rendre sans efforts la modernité d’un récit où les emprunts au roman policier, l’ironie d’une veine picaresque inattendue, les stéréotypes exotiques fusionnent sans effort apparent avec « l’incanto », le charme, l’attrait puissant d’un voyage vers une intériorité, un espace du Dedans qui reste insaisissable comme Le Château de Kafka.
Giarda 2017 : Alessandro Giarda, « Introduzione a Victor Segalen », in René Leys. L’incanto della città proibita, a cura di Alessandro Giarda, Milano, O barra O edizioni, 2017.
Gournay 2000 : Dominique Gournay, « Frontières textuelles dans Stèles et Équipées », in Victor Segalen. Journées d’agrégation à l’Université de Nantes, Cahier Victor Segalen, n° 6, 2000.
Ho 2000 : Kin-chung Ho, « À propos des épigraphes dans Stèles », in Victor Segalen. Journées d’agrégation à l’Université de Nantes, Cahier Victor Segalen, n° 6, 2000.
OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.
Segalen 1955 : Victor Segalen, Stèles Peintures Équipées, textes réunis et établis par les soins de Annie-Joly Segalen, avant-propos de Pierre-Jean Jouve, Paris, Club du meilleur livre, 1955.
Bibliographie des œuvres de Victor Segalen traduites en italien (dans l’ordre chronologique de publication)
René Leys o il Mistero del palazzo imperiale, traduzione di Clara Lusignoli. Torino, Einaudi, 1973.
Scorribanda [Équipée], presentazione di Giuseppe Conte, Roma, Il Melograno, 1980.
Gli Immemoriali, a cura di Sergio Sacchi, Roma, L’Estoille, 1980.
Le Parole perdute [Les Immémoriaux], traduzione di Cristina Brambilla, Milano, Jaca Book, 1982.
Saggio sull’esotismo : un’estetica del diverso seguito dal Saggio sul misterioso ; « L’Alterità di Victor Segalen », di Jean RICHARDS., traduzione di. Franco Marconi e Sandro Toni, Bologna, Il Cavaliere Azzurro, 1983.
« Segno nel grande spazio vuoto », [scelta di Stèles] traduzione e saggio di Lina Zecchi, Il Pomerio, In Forma di Parole, Reggio Emilia, Elitropia, 1983.
Stele, a cura di Lucia Sollazzo, Parma, Ugo Guanda, 1987.
Stele, con testo a fronte, introduzione, traduzione e note di Lina Zecchi, Abano Terme, Piovan Editore, 1990.
Gauguin nel suo ultimo scenario e altri testi da Tahiti, traduzione e note di Franco Montesanti, Torino, Bollati Boringhieri, 1990.
Il doppio Rimbaud, traduzione di Federico Pietranera, prefazione di Gabriella Caramore, Milano, Rosellina Archinto, 1990.
Lettere dalla Cina, a cura di Lucia Sollazzo, Milano, R. Archinto, 1990.
Sotto un cielo diverso : giornale di un viaggio in Polinesia, traduzione di Fabio Vasarri, postazione di Catherine Maubon, Firenze, La casa Usher, coll. Incognite, 1990.
Pitture magiche, traduzione di Lina Zecchi, Il Verri, numero speciale Poesia francese contemporanea, Modena, Mucchi Editore, gennaio-aprile 1994, p.145-155.
René Leys o il Mistero del palazzo imperiale, traduzione di Chiara Lusignoli, Torino, Einaudi, 1997.
Le isole dei senza memoria [Les Immémoriaux], introduzione di Ugo Fabietti, traduzione di Michela Baldini Roma, Meltemi, 2000.
Lettere di Cina. 1909-1910, a cura di Lucia Sollazzo, Milano, Rosellina Archinto, 2001.
Saggio sull’esotismo. Un’estetica del diverso. Pensieri pagani, a cura di Valentino Petrucci, traduzione di Carmen Soggiorno, Edizioni Scientifiche Italiane, collana Ottaedro, 2001.
René Leys o il Mistero del palazzo imperiale, traduzione di Clara Lusignoli, Varese, Giano, 2002.
Gauguin nel suo ultimo scenario, traduzione di Franco Montesanti, Milano, Abscondita editore, 2012.
Équipée. Da Pechino al Tibet.Viaggio nel paese del reale, a cura di Antonio Veneziani, Roma, Elliot editore, 2014.
Peintures/Pitture, traduzione e cura di Ugo Piscopo, Salerno, Oedipus, 2015.
René Leys. L’incanto della città proibita, traduzione e cura di Alessandro Giarda, Milano, 0 Barra 0 edizioni, 2017.
Lina Zecchi est Professeur de Littérature française moderne (à la retraite). Elle a enseigné à l’Université Ca’ Foscari de Venise. Le domaine de ses recherches privilégie la littérature du XXe siècle (Segalen, Michaux, Yourcenar). Elle est l’auteur de nombreux ouvrages sur Victor Segalen, dont deux monographies et une quinzaine d’essais critiques.
Il Drago e la Fenice. Ai margini dell’esotismo, Venezia, L’Arsenale, 1982, p. 21-213.
Victor Segalen, Stele, introduzione, traduzione e note di Lina Zecchi, Abano, Piovan Editore, 1993, p. 5-268.
« La ville-échiquier, ou comment sortir de la modernité. René Leys et l’espace chinois de Pékin chez Segalen », dans Pascal Gabellone (dir.), Poétiques, esthétiques, politiques de la ville, Presses de l’Université de Montpellier, 2 vol., vol. 2, 2006, p. 61-76.
« Giocare a scacchi con la morte. L’Oriente come investigazione impossibile in René Leys », dans Paolo Amalfitano et Loretta Innocenti (dir.), L’Oriente. Storia di una figura nelle arti occidentali (1700-2000), 2 vol., vol. 2, Roma, Bulzoni, 2007, pp. 58-88.
« Des oiseaux habillés d’écailles. Corps occultés et mémoire perdue dans Les Immémoriaux de Segalen », dans Marco Modenesi, Maria Benedetta Collini et Francesca Paraboschi (dir.), La grâce de montrer son âme dans le vêtement. Scrivere di tessuti, abiti, accessori, Studi in onore di Liana Nissim, 2 vol., vol. 2, Milano, Ledizioni, 2015, p. 621-31. (Lien sur OpenEdition, 15/08/2021).
[1] Voici les trois versions italiennes des Immémoriaux que je vais analyser : Gli Immemoriali, a cura di Sergio Sacchi, Roma, l’Estoille, 1980 ; Le parole perdute, traduction de Cristina Brambilla, Milano, Jaca Book, 1982 ; Le isole dei senza memoria, introduzione di Ugo Fabietti, traduzione di Michela Faldini, Roma, Meltemi, 2000. Dans mon texte, je me réfèrerai à l’édition des Immémoriaux dans les Œuvres complètes, t. I, Paris, éditions Robert Laffont, collection « Bouquins », 1995 (OC) ; tandis que pour les versions italiennes je vais employer le sigle GI pour la version de Sacchi, LPP pour celle de Brambilla, ISM pour celle de Faldini.
[2] Traduction : « parler à la première personne ».
[3] Traduction : « différence demeure telle aux oreilles de celui qui l’entand (le lit) ».
[4] Traduction : « éviter les distorsions découlant d’un regard européocentrique ».
[5] Victor Segalen, Gauguin nel suo ultimo scenario e altri testi di Tahiti, traduzione e note di Franco Montesanti, Torino, Bollati Boringhieri, 1990 ; Il doppio Rimbaud, prefazione di Gabriella Caramore, traduzione di Federico Pietranera, Milano, Rosellina Archinto, 1990 ; Sotto un cielo diverso: giornale di un viaggio in Polinesia, traduzione di Fabio Vasarri, postfazione di Catherine Maubon, Firenze, Casa Usher, 1990. Dans mon texte je vais employer dorénavant les sigles suivants :GNS pour le premier livre, IDR pour le second, SCD pour le troisième.
[6] Traduction : « l’alternance du plein et du vide de l’écriture », « la dispersion dans le temps et l’espace ».
[7] Traduction : « Aller, se séparer, trahir le déjà connu, rendre étranger ce qui est familier, s’approcher des lointains de l’histoire ».
[8] Traduction : « figures du déracinement », « personnalités alternantes », « habitées par une faille secrète ».
[9] Victor Segalen, Scorribanda [Équipée], introduzione a cura di Giuseppe Conte, Roma, Il Melograno, 1980 ; Équipée. Da Pechino al Tibet. Viaggio nei paesi del reale, a cura di Antonio Veneziani, Roma, Elliot Editore, 2014 ; Lettere di Cina, a cura di Lucia Sollazzo, Milano, Rosellina Archinto, 1990. Dans mon texte je vais employer le sigle SC pour le premier, EPT pour l’autre, LDT pour le dernier.
[10] Traduction : « Dans Équipée il y a une conscience et une pratique de la littérature que nous sentons aiguisée et douce, profonde et légère, babélienne et géométrique ensemble ».
[11] Traduction : « Équipée est un poème en prose qui possède à la fois une dimension visionnaire très haute et une très grande adhésion au réel, où tout est imprononçable et pourtant parfaitement dicible ».
[12] Je ne veux ni ne peux traiter ici dans le détail les différences stylistiques des deux opérations traductives, d’autant plus que je suis directement impliquée dans la version bilingue de 1993. Je me limiterai, et ce n’est pas peu, à présenter les choix de fond qui séparent dès l’origine nos traductions : celle de Lucia Sollazzo était conçue pour un plus large public, tandis que la mienne visait un public universitaire et avait la fonction de fournir des outils de réflexion. Dans ce texte, je cite les deux livres par ces sigles : ST (Victor Segalen, Stele, con testo a fronte, traduzione di Lucia Sollazzo, Parma, Guanda, 1987) ; SL (Victor Segalen, Stele, a cura di Lina Zecchi, Abano Terme, Piovan editore, 1990).
[13] Traduction : « Inédite jusqu’à il y a quelques années, nous la sentons d’autant plus actuelle, plus proche de nous que ne l’est le message de certains des grands contemporains de Segalen ».
[14] Traduction : « qui emprisonne ».
[15] Voir Ho 2000 : 65-66 : « Il ne s’agit certes pas d’un simple élément décoratif. Sont-elles seulement une illustration neutre du texte français ou, au contraire, annoncent-elles de façon condensée les développements qui leur font suite ? En résumé, est-ce qu’il y a un discours particulier qui passe par les épigraphes ? […] l’examen des épigraphes, plus manifestement encore que ne le fait le texte français, nous invite à une lecture dynamique des Stèles, c’est-à-dire nous conduit à mettre l’accent non pas sur des poèmes juxtaposés, mais à y voir un véritable récit qu’il faut aborder dans sa continuité, le récit d’un itinéraire, d’un voyage initiatique. »
[16] Victor Segalen/Ugo Piscopo, Peintures/Pitture, testo originale ed edizione italiana, (traduzione, prefazione e nota biografica) a cura di Ugo Piscopo, Salerno, Oedipus, 2015. L’édition italienne est quelque peu surprenante. Le livre porte sur sa couverture un double titre (Peintures/Pitture, abrégé en PP), mais aussi un double nom d’auteur (Victor Segalen/Ugo Piscopo), ce qui mettrait l’accent sur le rôle actif du traducteur, sorte de démiurge et co-auteur. Cependant la Prefazione compte à peine une page et n’a aucune bibliographie, le texte original est celui de 1955 (voir Segalen 1955 : 165-231), la Nota biografica est une note synthétique.
[17] Traduction : « une seule petite coupe à l’intérieur du premier paragraphe ».
[18] Traduction : « Rencontre avec un OVNI ».
[19] Traduction : « libertaire et innovant ».
[20] Je cite la conclusion de Piscopo, à la fin de sa préface : « Peintures, regalateci da un Ufo in viaggo negli interspazi astrali dell’essere […] queste poesie qui riproposte anche in italiano, con adattamenti alle inflessioni e alla plasticità del nostro gusto italico. » (« Peintures [nous est] offert par un OVNI en voyage dans les espaces intersidéraux de l’être […]. Ces poèmes [sont] également reproduits ici en italien, dans une adaptation qui épouse les inflexions et la plasticité de notre goût italique », PP : 6).
[21] Cette version donnée comme « définitive » est reprise par Gallimard, dans la collection « L’Imaginaire », puis Robert Laffont, dans la collection « Bouquins » : jusqu’à 1999, date de l’établissement complet du texte par Sophie Labatut paru chez Chatelain-Julien (puis chez Gallimard dans la collection « Folio »), c’est la seule édition repérable en librairie.
[22] Traduction : « Dans le Pékin des années 1910, un garçon énigmatique et un écrivain curieux vivent — entre réalité et imagination — la chute de l’Empire céleste. »
[23] Traduction : « mélancolie fervente », « sensibilité naïve », « fantaisie enchanteresse ».
[24] Parmi les intellectuels et les écrivains qui ont su comprendre toute l’originalité de Segalen dès 1973, je tiens à signaler les noms de Pietro Citati, Alberto Arbasino et Giorgio Agamben.
[25] Victor Segalen, René Leys o il Mistero del palazzo imperiale, traduzione di Clara Lusignoli, Varese, Giano editore, 2002.
[26] Traduction : « comme par exemple les dates de début de chaque chapitre arbitrairement établies par Jean Lartigue ».
[27] Traduction : « qui, loin d’être un signe d’inachèvement de l’écrit, constituent le chiffre stylistique de l’auteur ».
[28] Traduction : « Le charme de la cité interdite ».