Equipée

Préalablement mentionnée, dès 1914, dans une note de Feuilles de route qui en annonçait le plan, Equipée – dont le titre « est souligné d’ironie, sans préjuger du résultat » -, est une œuvre qui mêle évocations de choses vues, réflexions esthétiques et relations d’expériences émotionnelles. Cet ouvrage, désireux de répondre à la question « l’imaginaire déchoit-il ou se renforce-t-il quand il se confronte au réel ? », offre un voyage double, à la fois extérieur et intérieur, dans le réel – celui de la Chine, « pays du réel réalisé depuis 4000 ans » – et dans la pensée.
Encore inaccompli, le voyage évoqué est métaphorique et le récit, qui mêle le « je » du poète, de l’alpiniste et du géographe-voyageur, est proche d’une fiction anticipatrice dont le dessein est de découvrir la raison et l’unité de l’être à travers l’Autre, l’exotisme, puisque « l’exotisme est tout ce qui est Autre » et que « Jouir de lui est apprendre à déguster le Divers. » Dès l’incipit, Segalen propose une réflexion sur le récit qui souligne la diversité générique de son œuvre : « J’ai toujours tenu pour suspects ou illusoires des récits de ce genre : récits d’aventures, feuilles de route, racontars – joufflus de mots sincères – d’actes qu’on affirmait avoir commis dans des lieux bien précisés, au long de jours catalogués. » On pourrait alors croire qu’il opte pour la forme du poème en prose. Néanmoins il rajoute, réhabilitant le récit qu’il avait précédemment condamné : « C’est pourtant un récit de ce genre, récit de voyage et d’aventures, que ce livre propose dans ses pages mesurées, mises bout à bout comme des étapes. » S’il est possible de percevoir le « logique itinéraire » précédemment défini par Segalen, si les premiers chapitres révèlent un des enjeux du voyage – la confrontation du Réel et de l’Imaginaire, la vérification du pouvoir du voyage rêvé sur le voyage réel – ainsi que son mode de déplacement (« la marche simple [sur] la route fuyant tout subterfuge mécanique, et relevant de ses seuls muscles animaux »), le Divers, malgré « l’acquêt de plaisir » qu’il procure, déjoue un des principes du récit de voyage, celui de la connaissance, puisqu’il en dénonce les limites, si bien qu’au trajet-aller, correspond un retour mais qui se fait sur le mode de la déception. L’œuvre de Segalen oscille alors entre diverses catégoriques génériques. Parfois récit de voyage, aux repères spatio-temporels précis, il se fait récit d’aventures, proche d’une « équipée » initiatique, mais aussi de la « geste » et de sa dimension épique comme le suggèrent le terme « étape », sous-entendant une progression, et les métaphores guerrières. Cet ouvrage apparaît quelquefois plus proche du récit poétique que d’une suite de poèmes en prose. En effet, bien que les textes s’articulent souvent sur des antithèses et multiplient les échos structurels, rythmiques et phoniques, Equipée privilégie une certaine continuité narrative et renonce à la clôture formelle du poème en prose. Cette œuvre, enfin, se fait essai philosophique lorsqu’elle multiplie les formules sentencieuses au présent de vérité générale et aborde des questions spéculatives telles que la relativité, au travers de la confrontation de l’imaginaire et du réel, la suspension du jugement, puisque « tout est immobile et suspendu », et le doute méthodique (celui de Descartes), susceptible de dépasser les illusions. Teintée de platonisme, elle interroge également « la concordance entre la notion et son objet » ainsi que le problème de la vérité et du bonheur, de l’art d’apprendre à mieux vivre en « qualifi[ant] l’événement non pas en raison de sa vertu, de sa couleur actuelle et spontanée, mais en rapport de ce que [l’on] imagin[ait] ou non ». Ainsi, selon Segalen, « toute acquisition neuve est heureuse ; tout enrichissement prévu a rarement le don de dépasser ce que [l’on] avai[t] décidé qu’il serait. » Ce voyage, véritable métaphore de création poétique et symbole du passage à l’écriture et à l’œuvre, affirme en somme l’impossibilité de dire l’être qui « reste fièrement inconnu ».