Les Immémoriaux

Un premier livre

Les Immémoriaux sont le premier livre d’un jeune auteur, publié au Mercure de France en 1907, sous le pseudonyme de Max-Anély (lors de la première réédition chez Crès, le nom de Victor Segalen remplace le pseudonyme). Le projet du livre naît d’un contact physique avec la terre, la langue et les peuples polynésiens : Tahiti est le premier poste qu’occupe Victor Segalen, médecin de Marine, et les lettres qu’il envoie durant son séjour témoignent à la fois de son éblouissement à découvrir l’île heureuse et de sa colère. En effet, bien pire que les maladies apportées par les Européens, – elles déciment la population , et les Polynésiens sont une race qui meurt , l’évangélisation a détruit une culture exceptionnelle qui ignore le péché, sait vivre en harmonie avec le monde extérieur, et place au sommet de sa hiérarchie les « Maîtres-du-jouir », « beaux-parleurs, beaux mangeurs, robustes époux ».

Un récit en miroir

Les Immémoriaux forment un diptyque : la première partie s’oppose terme à terme à la troisième. Entre les deux, « Le parler ancien », raconte l’errance du dernier Maître, Paofaï, parti en compagnie de son disciple Terii à la recherche d’une écriture qui puisse fixer les Paroles et les empêcher de mourir. Le récit commence donc dans la nuit du 4 au 5 mars 1797 : la date n’est indiquée nulle part, mais on peut la déduire des événements qui sont rapportés dans les premiers chapitres. Il s’agit d’une date symbolique, puisqu’elle marque l’arrivée du navire missionnaire, le Duff. Le deuxième chapitre, « Le parler ancien », engloutit vingt années et, lorsque Paofaï revient les mains vides, il ne reconnaît plus l’île, défigurée sous l’influence des pasteurs protestants. Les Tahitiens sont devenus les « immémoriaux », ils ont perdu leur culture, renié leurs ancêtres et détruit leurs dieux. La figure centrale, Terii, est celle du traître : pour obtenir un poste de diacre et revêtir le maro noir, il prostitue sa fille, trahit son maître et efface la mémoire dont il était le gardien. La nostalgie d’un passé heureux se conjugue ainsi à la violence du pamphlet anti-religieux. Dans Les Immémoriaux, Victor Segalen renverse l’ethnocentrisme narratif : à la différence des romans exotiques de l’époque (ceux de Loti, de Farrère), le livre immerge le lecteur dans le monde maori et lui fait perdre ses repères : les mots tahitiens ne sont pas traduits, les coutumes ne sont pas expliquées et le sentiment de dépaysement, d’étrangeté, constitue le charme du livre. Ce qui différencie le livre de Segalen de tant d’autres tient à ceci : il ne contente pas de mettre « l’Autre » en scène mais écrit une prose qui se trouve « altérée » par la présence vivante d’une autre langue, d’une culture différente.

Les Immémoriaux, roman ethnographique ?

Rien de plus étrange que la destinée de ce livre : publié à compte d’auteur, présenté au prix Goncourt (où il n’obtient aucune voix), plusieurs fois réédité, il apparaît en 1956 dans la prestigieuse collection « Terre humaine », dirigée par Jean Malaurie, aux côtés de Tristes Tropiques de Claude Levi-Strauss ou Afrique ambiguë de Georges Balandier. S’agit-il pour autant d’un roman ethnographique ? Il est certain que Victor Segalen s’est documenté avec le plus grand sérieux ; il a lu tous les livres qui, à son époque, traitaient de la Polynésie. Tout ce qu’il écrit est rigoureusement exact. Toutefois, le modèle qu’il revendique est le Flaubert de Salammbô : il ne s’agit pas de reconstituer fidèlement mais de recréer un monde, avec la précision non de l’archiviste mais du rêveur, ou du poète. D’où ce paradoxe des Immémoriaux : un livre qui se donne pour autre chose que ce qu’il est ; un livre qui fixe dans l’écriture les dires perdus d’une culture orale ; un livre qui parvient à creuser dans la langue française une prose capable de donner l’ équivalent de la langue sacrée des anciens récitants, cette langue que personne ne connaît déjà plus à la fin du XIXe siècle ; et enfin, un livre écrit par un Européen , colonisateur, et qui pourtant constitue la seule mémoire accessible aux Polynésiens dépossédés de leur culture.