Stèles

Stèles (1912) est avec Les Immémoriaux (1907) et Peintures (1916), l’un des rares ouvrages achevés de Segalen. Il répond à la recherche du voyageur écrivain venu chercher en Chine des formes, comme il l’explique à Jules de Gaultier dans une lettre de janvier 1913 : « La forme Stèle m’a paru susceptible de devenir un genre littéraire nouveau, dont j’ai tenté de fixer quelques exemples. Je veux dire une pièce courte, cernée d’une sorte de cadre rectangulaire dans la pensée, et se présentant de front au lecteur. » Le projet du livre n’était pas évident : Briques et Tuiles présente d’abord une série de « réflexions personnelles qui sont devenus des stèles ». Le passage de ces notes à Stèles s’opère par gommage de tout « exotisme » au sens touristique du terme, effacement du voyageur au profit de l’objet lui-même, abolition du regard pour le seul regardé. En Chine, Segalen découvre un paysage ponctué de stèles aux sens divers qui rythment l’espace. Mais des stèles aux Stèles, il y a un long chemin : celui de l’élaboration poétique qui modifie profondément le sens des pierres réelles devenant peu à peu des pierres-poèmes. Il ne s’agit alors plus de traquer les marques d’authenticité chinoise ou les déviances que Segalen aurait fait subir à une pratique scripturaire ancestrale, mais de considérer Stèles comme un livre original et unique du reste dans l’histoire de la littérature française.

Le livre est un véritable objet incongru : les bibliophiles ont pu apprécier le bois de camphrier, le papier précieux plié à la chinoise, les cachets de cinabre, le format mimétique des stèles qu’il offrait à lire, un album d’estampes ou plutôt ici d’estampages, chaque Stèle tenant, dans l’édition originale, sur une seule page. Le pliage, en accordéon, confère sa troisième dimension à ce qui s’efforce de donner l’illusion de la pierre originelle elle-même : la stèle gravée, c’est de l’écriture en trois dimensions, ce que le livre tente de reproduire. Le livre nécessite dès lors un péritexte surabondant :

  • Une préface

Le projet est à ce point « exotique », étrange et étranger que Segalen se sent obligé de fournir une préface qui est la traduction en quelque sorte, stylistique, de son projet. Il explique, justifie, décode et livre un mode d’emploi et de lecture, le tout avec une grande réserve et secret. Dans une lettre à Henry Manceron (septembre 1911), Segalen évoque la rédaction de sa préface et son contenu : « c’est simplement la description, en apparence rigoureuse, de la stèle classique, son histoire, sa fonction, ses dévolutions ».

  • Une adresse « aux lettrés d’extrême-Occident »
  • Une épigraphe chinoise et sa traduction par Segalen
  • Une épigraphe chinoise en tête de chaque texte suivi d’un poème en français en prose mais dont les alinéas sont courts et s’apparentent au verset.
  • Un encadré en liseré noir et des petits cercles séparant les parties de chaque poème qui appartiennent aussi au texte

Dédié à Paul Claudel, Stèles a d’abord été tiré à 81 exemplaires, soit le nombre de dalles de la terrasse du Temple du Ciel, avant une édition à 640 exemplaires. Structures du recueil Le volume se compose de soixante-quatre stèles pour être conforme au Yi-King – sacralisant donc d’emblée le livre comme objet rituel – et s’articule selon six sections qui portent le titre de directions :

« Stèles du Midi », du sud, sont celles de l’énergie et du pouvoir des mots et de l’art. Commencer par le sud, c’est assurer au recueil le maximum d’efficacité. Ce sud exotique géographiquement, contient aussi une mention temporelle, celle d’un temps suspendu : la stèle à midi est sans ombre, mais elle est sa propre ombre mortuaire. L’ensemble de Stèles reconstitue du reste une Chine disparue, effritée par l’Histoire, affranchie de cette Chine moderne que Segalen ne comprend ni n’apprécie, contre laquelle il prend parti en lui préférant une stabilité impériale utopique.

« Stèles du Nord » sont celles des amis restés au nord. C’est pourtant une section négative égrenant surtout le récit des trahisons.

« Stèles d’Orient » rêvent d’harmonie cosmique entre ciel et terre, de la complémentarité qui en fait aussi les stèles de l’amour. L’organisation générale du recueil obéit au principe chinois d’unification du monde en vertu d’une construction symbolique qui subsume toutes les manifestations individuelles, sociales et politiques sous des catégories cosmologiques. L’articulation est / ouest recouvre celle de la passion / destruction

« Stèles de l’Ouest » marquées par le blanc et les Blancs, ces barbares que sont les Occidentaux. Or Segalen lui attribue le rouge, plus conforme à la symbolisation occidentale de la guerre.

« Stèles du bord du chemin » sont une invention de Segalen qui lui permet de renchérir sur le caractère intérieur de ce voyage : conseils au voyageur et chemin de l’âme. Elles disent l’errance avant de trouver, éventuellement, le milieu.

 « Stèles du milieu », du centre du monde comme pivot, elles désignent l’empire chinois. On y retrouve le midi comme point fixe : « perdre le Midi quotidien », mais elles obligent encore à se déplacer afin de trouver le lieu idéal pour le tombeau. Le centre est donc un vide : les stèles du milieu sont celle d’un centre mais décentrées, car elles viennent après les stèles du bord du chemin. Elles ne sont plus que des empreintes, des simulacres.

Segalen conduit le lecteur-voyageur du midi au milieu, l’oriente et le désoriente à sa guise. Le parcours est moins linéaire qu’il y paraît : le milieu est un centre à partir duquel se refait la lecture de ce recueil qui fait succéder aux stèles fixées dans les quatre points cardinaux, puis à celles de l’errance, des stèles en quête du sens, conçu comme signification et direction : la dernière stèle, du « nom caché », met les deux acceptions du terme en parallèle. Loin d’avoir atteint son but le lecteur se trouve plongé au cœur de ce qui est excentré. Aussi la progression régulière que dessinent les inscriptions chinoises, le chemin sur lequel nous conduit Segalen selon un ordre préétabli sont-elles peut-être un leurre. D’une section à l’autre les stèles se répondent, en écho, renchérissant ainsi sur l’impression de clôture, mais sans jamais de système mécanique. La section des « Stèles du bord du chemin » marque la méfiance de l’écrivain à l’égard des systèmes trop parfaits, trop clos sur eux-mêmes : seule l’errance peut nous conduire au centre, et non pas seulement l’obéissance à l’ordonnancement traditionnel chinois. Le narrateur-scribe qui, par estampage reproduit les stèles chinoises (épigraphes), est à la fois historiographe du souverain et souverain lui-même qui prend la parole ; « je » devient l’exote-locuteur, il est à sa propre bouche son autre. Stèles contient ainsi à la fois des propos de l’empereur, et des lignes qui reviendraient à des gens ordinaires et jusqu’aux soudards : sorte de vaste confusion de tous les êtres dans un même moule poétique, chaque catégorie valant comme illustration du divers humain qui est en soi une forme d’exotisme. L’empereur est une figure de moi puissant tandis que l’ami des stèles au nord, à cause de l’échange, est menacé dans son intégrité de moi ; le féminin est une altérité douce qui se radicalise violemment avec l’ennemi des stèles occidentées. L’errance des bords du chemin est celle d’un moi dépossédé qui ne retrouvera son centre qu’en soi, par un cheminement de l’âme. Mais ce long cheminement ne mène pas à un moi triomphant, impérial : le sujet va vers la dépossession et l’effritement lui aussi, le moi de l’Empereur demeurant à jamais un vœu inaccessible.

Stèles évoque par ailleurs le geste d’écriture, la calligraphie même et pose la question de l’indicible, sinon celle de l’illisible engagés dans le temps. L’archaïsme de la langue tend en effet à donner l’illusion d’une poésie chinoise ancestrale et reprise aux siècles révolus pour être actualisée. Mais surtout, c’est une écriture de l’intemporel : la remontée dans l’histoire jusqu’au mythe est une percée vers l’origine, un en-deça du temps, une anhistoricité que fixe la pierre dans le livre, une pérennité plus grande encore que celle de la pierre dans sa minéralité. La pierre gravée comme premier support de l’écriture humaine est une assez bonne représentante de la quête de l’origine à laquelle s’est vouée Segalen : premier lieu de l’écriture, elle en est aussi le dernier, la pierre tombale. Si Segalen a pu rapporter de Chine des statues ou seulement leur tête, il n’en est pas allé de même avec les pierres gravées, laissées en place, au bord du chemin. Leurs seuls vestiges sont désormais dans le texte du poète.