Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Empreinte des sciences et des techniques dans la Correspondance de Victor Segalen

Mireille Privat

  • Résumé

Victor Segalen (1878-1919) est l’auteur de publications scientifiques faisant toujours autorité, pour le sérieux de leur documentation et de la mise en œuvre des recherches de terrain. Par ailleurs, il montre par ses ouvrages, ce qu’il explicite lui-même dans ses lettres, que ses activités très diverses et nombreuses relevées dans sa biographie — exploration de terrain, histoire, archéologie, pratique de la médecine, écriture romanesque et théâtrale, poésie, etc. — ont une capacité étonnante à se nourrir les unes les autres. Ainsi, les aptitudes et les goûts scientifiques de Segalen seraient non pas un arrière-plan de son œuvre littéraire, mais un des aliments de celle-ci. Une relecture de la Correspondance ainsi qu’un effort pour resituer l’œuvre de Victor dans l’histoire des sciences aux environs de l’année 1900 permettent d’étayer cette argumentation.

  • Abstract

Impressions of Science and Technology in Victor Segalen’s Correspondance

Victor Segalen published still authoritative scientific papers known for being well documented and richly sustained by direct observations. As he told himself in his correspondence and as he showed by his works, his numerous activities surprisingly filled up each other. So, the ability and the taste for science could be not only of secondary importance for his literary work but a source for it. A careful reading of his Correspondance and an attempt to replacing his works within the history of science in the 1900s allow us to support this argument.

  • Pour citer l’article

Privat, Mireille, « Empreinte des sciences et des techniques dans la Correspondance de Victor Segalen », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

Empreinte des sciences et des techniques dans la Correspondance de Victor Segalen

Mireille Privat

L’expression des goûts, et quelques fois de la passion de Victor pour telle et telle science se manifeste surtout dans les lettres correspondant aux années de formation. Notre présentation commencera par conséquent par une mise en perspective de ces années

Un apprentissage scientifique

Victor Segalen (1878-1919) a effectué ses études secondaires essentiellement au Collège du Bon Secours tenu à Brest par les Jésuites. Il retrouvera ces derniers sur son chemin chinois, les Jésuites ayant été les principaux diffuseurs de la culture chinoise ancienne par leurs traductions des grands classiques chinois, des Annales et autres documents, et par leurs lettres à l’occasion de leurs missions d’évangélisation à différentes époques : Segalen y puisera abondamment à son heure. Le programme du baccalauréat contient à l’époque une solide formation littéraire, avec des épreuves de latin et de grec, de langue vivante (l’anglais en l’occurrence), de mathématiques, de physique et de sciences naturelles, ainsi que de musique. Segalen est un élève plutôt brillant dans la plupart des matières, d’après les notes citées dans sa correspondance : il a un premier prix de physique et chimie en terminale de philosophie et obtient une mention au baccalauréat. Inscrit en 1895 à la Faculté des Sciences de Rennes en PCN, certificat préparatoire à des études médicales, il s’intéresse beaucoup au programme et particulièrement à la chimie, comme le montrent les lettres de janvier et mars 1896 (voir en particulier C, I : 65-6, à son père, 13 mars 1896), mais ce qui l’emporte dans ces lettres est son attachement à la physique moderne, celle des rayonnements et ce qu’elle révèle de la structure de la matière. Ceci est remarquable car la découverte par Wilhelm Röntgen (1845-1923) des rayons X ne date que de l’année 1895 (voir Röntgen 1895). Röntgen se voit attribuer le premier Prix Nobel de physique en 1901. La même année 1895, un autre physicien, Jean Perrin (1870-1942), commence à élucider les mécanismes de production des rayons X, et en 1896, il élucide leur nature[1]. En 1913, il publie un ouvrage de synthèse sur ces questions et quelques autres, intitulé Les Atomes (voir Perrin 1913), qui eut un retentissement mondial. Ce livre fut « dévoré » par Victor Segalen, selon sa propre expression dans la lettre de Tianjin (Tien-tsin) du 25 mai 1913 (C, I : 142, à ses parents). Aussi peut-on s’étonner que le développement foudroyant des applications des rayons X à la médecine, qui a explosé pendant la Grande Guerre, ne soit jamais mentionné dans les lettres de guerre de Segalen, sauf peut-être dans la remarque de la lettre du 11 mai 1915 concernant « la cave » de l’ambulance du bataillon : « un personnel très suffisant, un bon matériel, deux bons chevaux. » (C, II : 587, à Yvonne, c’est nous qui soulignons).

Victor Segalen (casquette) opérant à l’hôpital de Bordeaux (1901-1902)

Sorti premier du PCN à la fin de l’année (voir C, I : 68, note 1, à son père, mai 1896), et après deux ans de préparation au concours d’entrée à l’École de Santé Navale de Bordeaux, voici le jeune Victor se livrant avec enthousiasme (sauf épisodes dépressifs) à l’étude des multiples disciplines nécessaires à la formation d’un médecin, et qui plus est, d’un médecin de la marine, appelé à intervenir pendant de longs voyages sans escales, sans compter diverses missions de secours dans les colonies en cas d’épidémies ou de cataclysmes naturels et bien sûr d’épisodes d’actions armées. Dans la correspondance, on repère des allusions à l’anatomie, la physiologie, la pathologie (c’est bien le moins), ainsi qu’à la chirurgie qu’il a pratiquée en Polynésie, puis pendant la guerre — une célèbre photographie le montre en train d’opérer un patient à l’hôpital de Bordeaux — et, soupçonne-t-on, à l’obstétrique, qu’il a également pratiquée sur les chemins de ses explorations, en Polynésie par exemple (voir ibid. : 539, à Émile Mignard, 2 octobre 1903 ), et en Chine (voir ibid. : 994, à Yvonne, 17 septembre 1909).

En anatomie, il manifeste un intérêt particulier pour les organes des sens (voir ibid. : 88, à sa mère, 17 octobre 1898), ce qui annonce le sujet de sa future thèse, « L’observation médicale chez les écrivains naturalistes », soutenue en 1902 (voir OC, I : 11-60, Les Cliniciens ès Lettres). Il fait des heures de travail supplémentaires sur un des sujets qui le passionne, « dans le laboratoire de Mr. Sabrazès à faire du microscope ou de la photographie aux rayons X » (C, I : 90, à sa mère, 19 octobre 1898 ), ce qui est l’amorce de la radiologie. Il s’inscrit aussi à la Faculté des Sciences dans une licence de Sciences Naturelles, où il prévoit, dans la lettre du 2 novembre 1898, de prendre « probablement la Zoologie, la Chimie biologique et Médicale, et la Physique appliquée » (ibid. : 112, à ses parents), cours qu’il semble « savourer » comme le suggère ce passage : « j’ai pris un excellent apéritif ; un délicieux petit cours de chimie aux Sciences » (ibid. : 137, à sa mère, 16 janvier 1899). Il dépensera également une somme considérable pour acheter un livre de géologie, dont on voit la trace dans le relevé financier de la lettre du 29 janvier 1900 (voir ibid. : 248, à sa mère). Il prévoit en effet que « la géologie des colonies étant incomparablement moins avancée que leur zoologie, il est bien plus aisé, plus tard, d’y être original » (ibid. : 229, à sa mère, 16 novembre 1899). Cela lui servira en Polynésie et surtout en Chine.

L’élaboration de sa thèse, dont un chapitre conçu à l’origine et portant sur l’audition colorée a été publié au Mercure de France sous le titre Les Synesthésies et l’école symboliste (voir OC, I : 61-81), travaux qu’il commente peu dans ses lettres, lui fournit l’occasion, à propos des névroses des auteurs qu’il étudie ou celles qu’ils décrivent dans leurs écrits, de se familiariser avec les notions d’inconscient et de subconscient. Un des membres du jury est en effet Emmanuel Régis (1855-1918), précurseur en France des conceptions psychanalytiques proches de celles de Freud (voir C, I : 361, à ses parents, 10 janvier 1902, note 2). Gilles Manceron insiste sur l’influence que ces connaissances ont eue sur l’écriture de Segalen « [Segalen] adopte […] une forme d’écriture qui s‘adresse davantage à l’inconscient qu’à la conscience du lecteur et lui donne le sentiment d’accéder, au delà d’énigmes qu’il ne comprend pas, à un sens caché et diffus qu’il sent confusément » (1991 : 101). Mais on peut s’étonner de l’absence, parmi ses lectures « savantes », du livre de Claude Bernard (1803-1878), Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (voir Bernard 1865), peut-être trop positiviste pour un lecteur assidu de Jules de Gaultier (1858-1942), dont l’idée fondamentale était la notion de « bovarysme », qui lui permet d’examiner les limites de la connaissance et les manières par lesquelles l’homme crée une image faussée et embellie, voire mensongère, de la réalité (voir Gaultier 1902).

La maîtrise technique

Incidemment, le goût de l’analyse approfondie, qui est la marque du philosophe et du savant, transparaît dans les rapports financiers exigés par sa mère pendant ses études. Par exemple, dans la lettre de Bordeaux du 24 avril 1899 (voir ibid. : 175, à sa mère), il fait mention de l’achat d’un ouvrage intitulé Sigurd, qui doit être le livret de l’opéra d’Ernest Reyer (1823-1909), mettant en scène des héros du panthéon germanique, achat couplé à celui d’un ouvrage de critique musicale portant sur l’opéra wagnérien, Le Drame musical d’Édouard Schuré (1841-1929), récemment réédité (voir Schuré 1875). Cette méthode de confrontation des connaissances imprègnera toutes ses activités.

Dans un autre registre, tout aussi révélateur d’un esprit scientifique, Segalen garde toute sa vie l’habitude, contractée dès sa jeunesse sous la contrainte de sa mère, de tenir le compte de ses dépenses. C’est avec cette exigence qu’il précisera le financement de ses expéditions, comme l’attestent, à propos de l’organisation de sa seconde expédition en Chine, les lettres de septembre-octobre 1913 (voir C, II : 206-270), où sont impliqués l’Institut, le Ministère de l’éducation, la bibliothèque Doucet. La lettre à Jacques Doucet (1853-1929) du 15 septembre 1913 commence ainsi : « Je me permets de vous exposer ainsi les bases sur lesquelles je pourrais contribuer à l’enrichissement de votre belle bibliothèque, durant la mission archéologique dont vient de me charger l’Institut. » (ibid. : 230) ; la lettre prend ensuite toutes les caractéristiques d’une lettre d’affaires, chiffres à l’appui. Mais Segalen sait aussi valoriser ses connaissances techniques, qui sont nombreuses, variées et en constante amélioration. Nous allons en évoquer quelques-unes, très présentes dans l’expression épistolaire.

Nous mentionnons d’abord le paquetage, le choix et l’emballage des objets à transporter ou à conserver. Cela relève de l’art des marins : le médecin de Marine doit savoir de quels médicaments et de quels outils de chirurgien il aura potentiellement besoin quand il embarque pour des voyages au long cours, et il doit aussi prévoir leur protection pendant le transport. Ce talent a servi à Segalen pour embarquer, à destination de la France, les objets qu’il a achetées à titre privé, sur ses gains comme médecin libéral à Papeete, lors de la vente des biens de Paul Gauguin en 1903 (C, I : 539, 2 octobre 1903, Émile Mignard, et 531, à ses parents, 27 août 1903). Ce qui est proprement admirable est le soin avec lequel il stocke ses livres et documents et par-dessus tout ses écrits : journaux de voyages, plan de projets d’écritures, versions différentes de ses textes. On lit par exemple dans la lettre à Yvonne de Xi’an (Si-ngan-fou) du 3 octobre 1909 : « N’oublie pas de m’apporter mes notes, dans la boîte carrée, en bois et les lettres d’amis. Y joindre mes deux cahiers de notes bruns (Tahiti et retour Durance)… » (ibid. : 1016, 27 août 1903). C’est grâce à ce soin quasi maniaque qui est néanmoins une règle pour tout scientifique qu’après sa mort ont pu être publiés, tels quels ou complétés, les livres, articles ou autres documents que sa maladie et son décès lui avaient fait abandonner.

Au soin porté aux futures œuvres à publier se rattachent les activités d’« éditeur » de Segalen. S’il s’est occupé personnellement et à ses frais de la première édition de Stèles, réservée à des amis et à des bibliophiles éclairés, pour l’édition Crès il utilise ses connaissances en matière d’ouvrages orientaux (papier, style de pliage, style de couverture) pour créer une collection dite « Coréenne » dont il est le directeur, comme l’attestent plusieurs lettres : celle du 16 novembre 1914, par exemple, mentionne, outre Stèles (deuxième édition), Connaissance de l’Est de Claudel et Aladdin (voir OC, II : 526, à Georges Crès). La collection sera interrompue à la suite de la mort de Segalen.

Dans la maitrise de ces « petites » techniques, parfois à visée financière, très présentes dans la correspondance, est l’aventure avec René Quinton (1866-1925). Ce naturaliste, physiologiste et biologiste français autodidacte, élabora une théorie sur l’origine et la nature marine des organismes vivants, mais il est surtout connu – et c’est ce qui explique sa présence dans la correspondance de Segalen — pour avoir breveté un « Sérum Marin », de l’eau de mer purifiée et traitée de façon à respecter ou accentuer ses propriétés. Ce sérum est censé avoir un effet revitalisant et même curatif pour certaines affections. Victor Segalen en prenait depuis sa plus tendre enfance au début pour lutter contre sa fragilité juvénile (voir OC, I : 83-90, Essai sur soi-même), puis à certaines occasions de faiblesse ou de maladie, mentionnées dans ses lettres. Dans sa lettre à Hélène Hilpert du 30 décembre 1918, quelques mois avant sa mort, il signale : « J’ai commencé il y a deux jours une cure énergique de plasma Quinton » (C, II : 1209). Celui-ci est toujours en usage et en vente sous différentes marques, à l’exception des ampoules injectables. Segalen avait eu l’idée d’introduire le sérum dans la bonne société chinoise. Le projet échoua mais on trouve dans la correspondance quarante-deux occurrences du nom de Quinton à propos du sérum, entre juin 1909 et mai 1913. À celles-ci s’ajoutent quinze lettres de guerre, Quinton ayant servi au front où il « commande l’artillerie lourde » (ibid. : 596, à Jules de Gaultier, 17 mai 1915) et où il a rencontré Segalen à plusieurs reprises.

Une autre technique que Segalen a intensément pratiquée est la photographie « civile ». Dans la lettre à son ami Mignard du 14 octobre 1895, il écrit : « Mon appareil d’agrandissement est terminé et fonctionne parfaitement. J’ai agrandi l’excellent cliché que tu avais si magistralement exécuté… Le résultat est superbe » (C, I : 56). À 17 ans, il avait manifestement déjà une bonne maîtrise de l’ensemble des techniques de la photographie, puisqu’il sait prendre les clichés (sur plaques de verre, à cette époque) les développer et les agrandir sur un agrandisseur, c’est-à-dire un instrument d’optique, construit de ses mains. Il s’appuiera par la suite sur cette maîtrise pour constituer les documents photographiques de ses expéditions, comme complément aux dessins. Il est, à cet égard, un des premiers utilisateurs des films souples inventés par John Carbutt (1832-1905) en 1888 et commercialisés aux États-Unis en 1889 par George Eatsman dans sa société nommée (Eastman)-Kodak, avec les « appareils photographiques » (camera en anglais) correspondants (Nadar fut leur diffuseur en France) . Segalen a utilisé une telle camera, « qui est un merveilleux appareil », appartenant à Jean Lartigue lors de sa deuxième expédition en Chine (voir C, II : 385, à Yvonne, 9 avril 1914). Mais il est aussi fidèle aux appareils et plaques qui permettent des clichés très larges (24 x 30 cm), que l’on utilisait avant l’invention des objectifs grand angle et la technique du Vérascope des clichés en trois dimensions (voir ibid.).

La méthode scientifique

Toutes ces techniques sont mises aux services d’objectifs médicaux, archéologiques ou littéraires, domaines qui, chacun, requiert une méthode. Dans le domaine médical, Segalen se montre soucieux de mettre au point une méthode lorsqu’il évoque par exemple l’organisation du cordon sanitaire contre l’épidémie de peste qu’il est censé juguler à la frontière de la Chine et de la Mandchourie essentiellement dans les lettres de février 1911 (voir C, I : 1156-1204, 1er-26 février 1911).

Dans le domaine de l’archéologie en Chine, Segalen hérite de la méthode d’Édouard Chavannes (1865-1918), sinologue éminent ayant porté en France la sinologie au niveau reconnu des sciences humaines, dont il avait suivi les cours au Collège de France en 1908 et 1909, et dont il est le disciple : il reste toujours en contact avec lui. Il obtient son soutien pour sa mission archéologique de 1914 et la Correspondance compte vingt-trois lettres qui lui sont adressées, entre octobre 1913 et octobre 1917, dont une dizaine de « lettres-rapports ». C’est dans l’une d’entre elles qu’est relatée la découverte du cheval du tombeau de Huo Qubing (Houo K’iu-ping, voir C, II : 339-343,6 mars 1914). Victor Segalen explicite très clairement dans sa correspondance sa propre méthode archéologique, proche de celle de son maître. Dans une lettre à Henri Cordier, contenant une demande auprès du secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles, il écrit :

 [La] méthode consiste à dépouiller par avance tous les textes des chroniques provinciales afférant aux itinéraires probables ; à les contrôler par les Annales ou les recueils d’archéologie indigène ; à interpréter ensuite les renseignements ainsi fournis ; à conduire enfin l’enquête sur le terrain avec l’aide — toujours bienveillante — des autorités locales. Bénéficiant de l’expérience acquise, [j’essaie] quelques fouilles discrètes. Enfin j’espère, au moyen de main-d’œuvre locale … » (Ibid. : 766, 16 décembre 1916).

Philippe Postel a longuement analysé l’influence de Chavannes sur la méthode archéologique de Segalen dans le domaine de la statuaire et ses conséquences sur l’écriture poétique qui a suivi (voir Postel 2001 : 33-6).

La science au service de la création littéraire

Ce souci de « méthode », si fructueuse dans la recherche archéologique, a-t-il donc quelque chose à voir avec l’approche conduisant à l’écriture littéraire ou la composition de poèmes ?

De fait, souci de méthode et approche littéraire s’interpénètrent intimement dans l’élaboration de l’œuvre, ainsi que l’émotion éprouvée lors du contact sensible. L’avidité de Victor à retranscrire le drame de l’acculturation du peuple maori, qu’il observe quasiment « cliniquement », l’avait déjà conduit à écrire un roman dans lequel la restitution de la langue joue un rôle majeur. En réalité, le roman est aussi alimenté par des éléments de la religion locale, puisés dans des livres comme le précise par exemple la lettre à Mignard du 24 avril 1903 (voir C, I : 503), et enrichis par des observations de terrain dont toutes les lettres de cette époque témoignent.

. Quand une attitude scientifique imprègne la personnalité du poète, il n’est pas surprenant d’en trouver une marque dans ses œuvres, elle est présente dans ses souvenirs et elle influe sur l’expression de sa sensibilité. Il est certes moins habituel que l’on relève des données « scientifiques » du moins au sens large, dans des poèmes, mais c’est bien en référence à la science que s’explique le « cadre chinois » des Stèles, la composition et la présentation du livre, si exotiques dans la forme alors que le fond, sous la couverture « archéologique » de la stèle, est si imprégné de l’expression de soi qu’une préface explicative a paru nécessaire au poète. Il n’empêche que les éditions savantes plus ou moins récentes de ce recueil, comme celles d’Henry Bouillier (1982) ou de Christian Doumet (1999), ont dû rassembler une grande quantité d’éléments d’origines différentes pour préciser l’origine et la signification des différents poèmes. Nous allons nous contenter de commenter l’un d’entre eux, pour essayer de restituer l’empreinte savante, puis nous commenterons l’une des Peintures.

Cité violette interdite[2], « composée sur la muraille », d’après la lettre à Yvonne du 27 juillet 1911 (ibid. : 1235) peut se lire comme une agréable évocation touristique, mais le poème repose en fait sur des éléments savants de différentes origines et se termine sur un aveu caché. Depuis le mur de la Cité, Segalen fixe la vision « matérielle », sensible, qu’il en a en faisant appel à ce que l’on pourrait appeler une technique photographique de mise au point progressive ainsi qu’à ses connaissances littéraires et historiques : nom chinois de la ville, traduction de ce nom, évocation du climat, symbolique du centre et de l’Empereur (qui est aussi une figure du poète), caractérisé par la crainte de sa propre destruction (on trouve mention de cela dans beaucoup de chroniques). Vient ensuite une évocation de sa rencontre anonyme avec son amante, vite condamnée par mesure de précaution, au cas où elle le reconnaîtrait, ce qui menacerait la vie dudit Empereur ; ce thème, issu des Chroniques est repérable dans d’autres œuvres de Victor, par exemple dans Le Fils du Ciel. L’apparition de l’empereur dans le poème ainsi que sa tragique relation amoureuse peuvent aussi se comprendre comme l’irruption dans le texte de l’imagination et du rêve, après un début s’appuyant sur certains éléments concrets. Mais cette conclusion est de fait un aveu sur la psychologie profonde du poète, dont le poème est la métaphore : en réalité l’angoisse de Segalen devant la femme, comme l’analyse de façon plus large Laurence Cachot (voir 1999 : 45-74) et comme cela est mentionné par les auteurs de tous les ouvrages biographiques ou de synthèse sur Victor Segalen, à commencer par celui d’Henry Bouillier (voir 1986 : 102, 268, 294) ou celui de Gilles Manceron (voir 1991 : 101). Le poète en était tout à fait conscient comme le révèlent les lettres de mai 1905 au cours de ses fiançailles (voir ibid. : 639-44).

Notre second exemple, qui fonctionne différemment, est rattaché à la redécouverte (occidentale) du maintenant mondialement célèbre tombeau de l’empereur Qin Shihuangdi (T’sin Che-houang-ti). Titré simplement Tombeau de T’sin, le poème figure dans les Peintures dynastiques (voir OC, II : 222-4). Les trois premières lignes décrivent en termes précis le tumulus tel que l’a observé et photographié Segalen. Le reste du poème évoque l’intérieur du tombeau et la vie de l’empereur d’après les textes chinois qui, à deux endroits, sont cités littéralement. Il semble qu’ici le poète ait essayé de condenser en un texte sobre, avec quelques traces de mystère et d’épopée, la profonde émotion d’archéologue, d’historien et d’esthète qui l’a saisi lors de la découverte. La longue lettre à Yvonne du 16 février 1914, de Lintong (Lin-t’ong-hien) témoigne de cette émotion et constitue en outre une lumineuse illustration de la « méthode archéologique » pratiquée par Segalen. À la recherche du tombeau sur la base des textes et des cartes, il interroge des paysans, dont l’un « prononça le nom de Tsin Che Houang. […] Au bout de cinq li […], nous avons vu : la grande chaîne violette du Li-chan […] ; et, au pied de la montagne, une autre montagne, isolée […] et d’une forme si régulière, si voulue […], répondant merveilleusement aux textes connus. […] [Alors] les laboureurs ont d’eux-mêmes répondu “Tsin Che Houang” » (C, II : 310).

Nous terminerons en faisant quelques remarques sur la conception par Segalen de l’exotisme telle qu’elle apparaît dans la Correspondance. Cette conception est certes liée à un désir d’un approfondissement personnel à partir d’une connaissance intime des autres, qu’il entend « peindre en eux-mêmes, et du dedans en dehors » (C, I : 660), comme il le formule dans une lettre à George-Daniel de Monfreid du 10 avril 1906, en référence aux Tahitiens. Mais cette démarche s’appuie indubitablement sur des éléments du réel aussi sûrs que possible, on pourrait dire « aussi scientifiques » que possible. Ces éléments constituent alors une trame sur laquelle s’épanouissent la sensibilité, l’imagination et la poésie. Ainsi, Les Immémoriaux, témoins précoces de cette écriture, livrent le sentiment de Segalen par la bouche d’un des personnages, en s’appuyant sur des observations et des émotions éclairées par des lectures. Et c’est pourquoi, dans sa correspondance, Segalen n’a pas de mots assez durs pour l’exotisme de Loti, qui ne s’élabore par à partir de cette trame. Dans la lettre à Debussy du 30 janvier 1912, Segalen déclare, en parlant de « l’Empereur, Fils du Ciel » : « Loti en dira le roman rose ; j’essaie d’en écrire les Annales » (ibid. : 1259). Dans la lettre à Yturbide du 1er avril 1913, il parle férocement « du pittoresque confit, rôti, salé, sucré, dont les tranches toutes prêtes s’emportent et, indifféremment, dessalées, font la gélatine Loti […] » (C, II : 121). De même s’il admire la richesse poétique de Claudel, il regrette sa superficialité, qui s’arrête à la compréhension du paysage des côtes : si Claudel a mis sa marque sur la Chine, une certaine Chine, […] il ne semble pas que cette Chine ait mis sa griffe sur Claudel » (ibid.). Mais on constate par ailleurs que son exigence de la prise en compte du rêve et de la sensibilité personnelle sur fond de « réel », lui fait prévoir, après la publication rigoureusement scientifique de ses découvertes archéologiques, des publications portant sur ces mêmes découvertes mais destinées aux esthètes ou aux amoureux d’histoire et d’art, où la sensibilité personnelle, l’enthousiasme du beau et du « divers » se tailleraient une large place, comme on le voit par exemple dans la lettre du 6 avril 1917 : « Mon histoire de la sculpture chinoise se précise. […] J’entends en faire un Livre affranchi de tout ce qui pèsera sur nos publications sinologiques. […] Écrit avec ferveur […]. Écrit avec style. » (Ibid. : 832, à Yvonne).

Avec une certaine malice, étant donné la façon dont Segalen s’en prend dans ses lettres à certains aspects des religions établies, et en guise de conclusion, nous dirons que la correspondance de Segalen, de façon encore plus lisible que ses œuvres plus « rédigées », permet de percevoir l’homme qu’il est devenu, à partir d’une jeunesse très contrainte par sa famille, mais aussi nourrie par des études diversifiées dès le collège, et de nombreuses expériences vécues. C’est un homme de culture porté par la révolution scientifique en train de s’accomplir, prompt à s’appuyer sur une démarche proprement scientifique pour élaborer son œuvre littéraire et poétique. Son souci de l’exactitude dans le processus de création le situe bien dans les années à cheval sur les XIXe et XXe siècles. Original, Segalen l’a été considéré de son temps, étrangement moderne, à nos yeux, apparaît-il maintenant.

 

 

  • Bibliographie

Bernard 1865 : Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Charles Delagrave, 1965 [rééd. : Paris, Livre de Poche, 2008].

Bouillier 1986 : Henry Bouillier, Victor Segalen, Paris, Mercure de France, 1986.

C : Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Cachot 1999 : Laurence Cachot, La Femme et son image dans l’œuvre de Victor Segalen, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 1999.

Chavannes 1910 : Édouard Chavannes, Le T’ai chan : essai de monographie d’un culte chinois – Appendice : Le dieu du sol dans la chine antique, Paris, Ernest Leroux, 1910.

Gaultier 1902 : Jules de Gaultier, Le Bovarysme, Paris, Mercure de France, 1902.

Gontard 1990 : Marc Gontard, Victor Segalen. Une esthétique de la différence, Paris, L’Harmattan, 1990.

Manceron 1991 : Gilles Manceron, Segalen, Paris, J.C. Lattès, Paris, 1991.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Perrin 1913 : Jean Perrin, Les Atomes, Paris, Librairie Félix Alcan, Paris, 1913 [diverses rééditions dont Flammarion, « Champs », édition de Pierre-Gilles de Gennes 2014].

Postel 2001 : Philippe Postel, Victor Segalen et la statuaire chinoise. Archéologie et poétique, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2001.

Röntgen (1845-1923) : Wilhelm Conrad Röntgen, « Über eine neue Art von Strahlen », Sitzungs-berichten der Physikalisch-Medizinischen Gesellschaft zu Würzburg, 28. Dezember 1895 (« Sur une nouvelle sorte de rayons », Comptes rendus des réunions de la Société physico-médicale de Würzburg, 28 décembre 1895), p. 132-41.

Schuré 1875 : Édouard Schuré, Le Drame musical, Paris, 1875 [rééd. : Paris, Hachette-BNF, 2018].

Segalen 1982 : Stèles, édition d’Henri Bouillier, Paris, Mercure de France, 1982.

Segalen 1999 : Stèles, édition de Christian Doumet, Paris, Le Livre de Poche, 1999.

  • Contributeur

Après un début de carrière d’enseignante-chercheuse à Montpellier, Mireille Privat (née en 1943) a exercé comme professeure des universités à l’UFR des Sciences et Techniques de l’Université de Bretagne-Occidentale à Brest, en chimie-physique (1991-2010). Après une reprise d’études en Lettres Modernes, elle soutient en 2015 un master sur l’œuvre d’Yves Bonnefoy. Dans le domaine littéraire, elle a publié des poèmes ainsi que divers articles.

  • Bibliographie de l’auteur

« Victor Segalen en perspectives, introduction à l’œuvre poétique », Friches, p. 27-35, 2019.

[1] Issus du choc des rayons cathodiques sur une cible adaptée, ils se comportent comme de la lumière ultra-violette de très courte longueur d’onde, ce qui leur permet, en médecine, de traverser les tissus mous alors que des tissus denses, comme les os, les arrêtent. Leur création au laboratoire est simple, des équipements semblables ont figuré dans des baraques foraines où les curieux venaient « voir » les os de leurs mains. Il a fallu l’apparition de graves lésions et des décès chez les manipulateurs de ces équipements pour que les effets néfastes des rayons X sur les êtres vivants soient reconnus et minorés.

[2] Ce poème sert de référence à Marc Gontard dans son ouvrage Victor Segalen une esthétique de la différence comme révélateur du chercheur de formes nouvelles de la figure de « l’être absent » (voir Gontard 1990).