Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)
Cliquer ici pour obtenir le texte au format .pdf
Lettres du dernier voyage en Asie, année « abondante parfois, pénible de solitude souvent » (janvier 1917-mars 1918)
La correspondance de l’année 1917 présente des caractéristiques particulières : au cours de cette mission « médico-militaire » de plus d’un an, Segalen affronte une grande solitude, il n’a pas d’ami à ses côtés et les incertitudes sur l’acheminement du courrier dues à la guerre accentuent son isolement car il peut se passer plusieurs mois entre l’écriture et la réception d’une lettre. À cela s’ajoutent les nouvelles inquiétantes de la guerre elle-même où plusieurs de ses amis sont exposés.
Ses lettres maintiennent un lien vital avec ses proches — à préciser à partir d’une étude de la structure d’ensemble de cette correspondance : quels en sont les destinataires et dans quelle proportion ? Quelle posture le locuteur adopte-t-il par exemple avec Yvonne Segalen, Jean Lartigue, Claudel ? Quels sont les temps forts développés dans les lettres ? Quelles sont les lacunes ?
Tout au cours de cette « année amère », Segalen oppose au chaos du Réel le fil de ses lectures, notamment « saint Flaubert » dont il relit la correspondance avec Louise Colet. Certains passages de ses lettres y font écho.
Poursuivre son œuvre, mettre en chantier des œuvres nouvelles est la meilleure résistance à la destruction généralisée. Certaines lettres relèvent du journal de voyage ou du compte rendu archéologique. À partir de quelques exemples, on peut étudier le passage de la lettre au texte rédigé pour la publication. De nombreux passages constituent un journal de bord de sa création, Segalen y explicite ses positions littéraires et philosophiques, ses projets, particulièrement Sites et Thibet. L’écriture est l’antidote au poison de la guerre ; l’étude du style de quelques lettres met en évidence des procédés de mise à distance, par la poésie et par l’humour.
La composition musicale des lettres et de Thibet oppose à l’Histoire destructrice un travail sur le temps et sur le sujet, l’invention d’un rythme.
Letters of the Last Journey in Asia, a year “sometimes plentiful, often lonesome and painful” (January 1917-March 1918)
The correspondence in the year 1917 had specific characteristics: during this “medico-military” mission of more than a year, Segalen faced a great loneliness, he has no friends close to him, and the uncertainties about the delivery of mail due to the war accentuate his isolation: indeed it can be several months between writing and receiving a letter. Add to this the disturbing news of the war itself where several of his friends are in vulnerable position.
His letters keep a vital link with his relatives — to be specified from a study of the overall structure of this correspondence: who are the recipients and in what proportion? What posture does the speaker adopt for example with Yvonne Segalen, Jean Lartigue, Claudel? What are the highlights of the letters? What are the gaps?
Throughout this “bitter year”, Segalen tries to get over the chaos of the Real, the thread of his readings, notably “St Flaubert” whose correspondence with Louise Colet he rereads. Some passages of his letters echo it.
To carry on his work, to undertake new works is the best resistance to the generalized destruction. Some letters are part of the travel diary or archaeological report. From a few examples, we can study the passage from the letter to the text written for publication. Many passages form a journal of his creation, Segalen explaining his literary and philosophical positions, his projects, especially Sites and Thibet. Writing is the antidote to the poison of war; the study of the style of a few letters highlights processes of distancing, by poetry and by humour.
The musical composition of the letters and of Thibet builds against the destructive History a work about Time and about the writer himself, a new rhythm.
Camelin, Colette, « Lettres du dernier voyage en Asie, année “abondante parfois, pénible de solitude souvent” (janvier 1917-mars 1918) », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).
Lettres du dernier voyage en Asie, année « abondante parfois, pénible de solitude souvent » (janvier 1917-mars 1918)
Colette Camelin
Le dernier voyage en Chine de Segalen est bien différent des précédents : dans le cadre de sa mission « médico-militaire », il est peu libre de ses mouvements, soumis à des « feuilles de route » — c’est-à-dire les étapes d’une troupe indiquées par le commandement, le contraire de l’itinéraire librement tracé dont il avait consigné les découvertes dans Briques et tuiles et Feuilles de route. De plus il est seul, alors que dans les précédents séjours il était accompagné : Augusto Gilbert de Voisin en 1909-1910, puis Yvonne Segalen au cours de brefs voyages de 1910 à 1914, Gilbert de Voisins et Lartigue pendant la Grande Traversée de 1914. En 1917, il ressent d’autant plus la solitude que la guerre et la révolution russe rendent les liaisons postales avec la France aléatoires. En fait il est resté quinze mois séparé des siens alors que sa mission aurait dû s’achever au bout de six mois. Parti de Brest le 10 décembre 1916, il n’y reviendra que le 4 mars 1918. Dans ces conditions la correspondance de cette année-là est nettement plus abondante que celles des années précédentes : elle comporte 300 pages (C, II : 764-1067), celle de 1916, 45 pages (C, II : 724-769), et celle de 1915, 182 pages (C, II : 541-723). Son itinéraire dépend des ordres et contre-ordres des dirigeants de sa mission, mais aussi de ses propres initiatives liées à ses recherches archéologiques et littéraires. On peut distinguer trois périodes :
Entre Tientsin [Tianjin], Pékin, Nankin et Shanghaï (février-août 1917). Il arrive à Tientsin par le transsibérien le 25 février 1917. Jusqu’à la fin juillet, il effectue plusieurs allers et retours entre Pékin et Tientsin (où sont restées ses affaires depuis le départ précipité d’Yvonne en août 1914) ; il s’occupe du recrutement des travailleurs chinois à Nankin et à Shanghaï. Il séjourne longuement dans cette ville où il rencontre des orientalistes français, anglais et américains.
Indochine (du 10 août au 1er novembre 1917), essentiellement à Hanoï où il travaille à la bibliothèque de l’École française d’Extrême-Orient.
L’odyssée du retour (novembre 1917-mars 1918). En octobre, il reçoit l’ordre d’aller d’abord à Shanghaï puis à Nankin pour prendre en charge un convoi de travailleurs chinois qu’il doit accompagner en France. Mais un grave accident de navigation l’immobilise à Singapour jusqu’au 27 janvier 1918.
La première fonction de cette correspondance est de maintenir vivantes les relations avec ses proches, Yvonne d’abord, son fils Yvon, Jean Lartigue, Henry Manceron, et d’entretenir des liens avec le milieu intellectuel auquel il tient (Jules de Gaultier, Henri Cordier, George-Daniel de Monfreid). La deuxième relève du journal de voyage : descriptions des lieux, récits des événements, comptes rendus archéologiques préparant Chine. La grande statuaire. La troisième consiste à résister au chaos du Réel, aggravé par la guerre, en renouant les fils des recherches et des lectures qui nourrissent les projets d’œuvres à achever ou à commencer… En 1909, il avait envoyé dans ses lettres à Yvonne les premières versions de textes qui deviendront des nouvelles, des chapitres d’Équipée ou des « stèles ». Il tente de retrouver cet élan en l’entretenant de ses projets en cours. De nombreux passages de ses lettres constituent un journal de bord de sa création où il explicite ses positions littéraires et philosophiques, il prépare ainsi ce qu’il espère réaliser après la fin de la « Grande Chose » (la guerre). Mettre en chantier des œuvres nouvelles est la meilleure résistance à la destruction générale. Ses lettres témoignent de l’intensité de sa vie intérieure et de ses tensions douloureuses. L’écriture même est l’antidote au poison de l’angoisse, par l’humour, par la poésie et par l’aspiration à la Beauté.
« Une immense solitude, plus grande qu’en toute autre absence[1] » ?
Partir a d’abord soulagé Segalen car il échappait à son siège administratif de l’hôpital de Brest : « et mon cuir continue à tourner en rond comme les choses, en rond » (C, II : 745, à Louise Gilbert de Voisins, 30 juin 1916). « Comme les choses », c’est-à-dire comme la guerre ; Segalen avait été témoin à Nieuport de l’enlisement de la guerre de tranchées et de l’inutilité des offensives meurtrières. Lui-même était pris dans des contradictions. S’il avait rêvé d’héroïsme, son expérience de la guerre industrielle l’a mené à penser que la guerre est matérialiste (« américaine »), grossière, destructrice des forces vivantes de l’esprit, nuisible à la connaissance et à l’imagination créatrice. Pourtant il ne supportait pas de rester en-dehors de l’action, « embusqué » à l’arrière[2].
La mission en Chine lui a permis de sortir de cet état pénible, de cette « mauvaise humeur » (C, II : 757, à Lartigue, 28 novembre 1916) qu’il avait tenté de déjouer à Brest au cours d’une « petite aventure » (que lui a reprochée Lartigue). Sur le plan personnel, il espérait que son voyage lointain donnerait un nouvel élan aux relations avec ceux qui comptaient le plus dans sa vie : Yvonne et Lartigue. En paix avec sa conscience « militaire », il pourrait surtout se consacrer l’esprit plus libre à ses œuvres, notamment à ses recherches archéologiques autour de Nankin et « vers le Sud et le Sud-Est du Sseutch’ouan » [Sichuan] (C, II : 766, à Cordier 16 décembre 1916). Comme la mission devait aller chercher des ouvriers jusque dans le Yunnan, il rêvait de retrouver ces montagnes d’où la déclaration de guerre l’avait brutalement arraché : « Jamais je ne reverrai cette haute prairie céladon, cernée de gros arbres noirs — céladon pur Song », note-t-il sur ses Feuilles de route (OC, I : 1189). Il gardera l’espoir de partir en Ouest jusqu’en juillet.
Les difficultés du service postal accentuent dès les premiers mois le sentiment de solitude : « Nous sommes séparés, Mavone aimée, par plus de temps postal que nous ne l’avons jamais été » écrit-il le 4 mars (C, II : 804). Le 8 mars, il reçoit la première lettre d’Yvonne, postée le 27 janvier. Le 6 avril, il constate :
Je n’ai jamais été si interrompu de toi. Voici deux mois que je ne sais rien… J’en suis même venu à ne plus rien attendre du courrier quotidien, car il suffit d’une erreur de n’importe quel bureau s’ajoutant au retard pour que mes lettres se promènent de Yunnan-Sen à Tientsin, cependant que je ferai la route inverse.
Alors je prends le parti de vivre et d’écrire le « moment ». Vivre le moment est indispensable et sûr. J’accumule bien des choses. Je mets en réserve. (C, II : 832-833)
« En réserve » pour ses œuvres en chantier. Il fait le récit à Yvonne de ses « moments » : une fois les coolies « expertisés », il s’occupe, près de Nankin, des « beaux lions des Leang » (voir CGS : 216-29) et recourt souvent à sa « bibliothèque indispensable » : Montaigne, Jules de Gaultier, Flaubert, Rimbaud. Au début de son séjour, la solitude ne semble pas trop lui peser. Des obligations médico-militaires suffisantes pour calmer sa conscience, mais assez légères, la joie retrouvée des promenades en quête de lions, de Licornes ou de chimères, ou bien des « journées libres, plus pleines de livres que d’autres d’espace » (C, II : 838, à Lartigue, 14 avril 1917) — tout cela a chassé la « mauvaise humeur » de l’été 1916. Il le dit à Lartigue : « Donc je suis loin, seul, bien portant, heureux avec toute la relativité de l’heure présente » (ibid. : 835). Il écrit à Yvonne :
J’ai du magnésium, du papier, un décamètre, Mallarmé, une bouteille d’excellent gin (mon alcool préféré : ivresse légère et sans suites stomacales) et aussi les Annales de Tacite, et aussi les Chroniques du Royaume de Wou. (C, II : 873, 14 mai 1917).
Il cherche, lit, photographie et il s’élève parfois sur quelque « char emporté ». En somme, il a retrouvé la joie des découvertes, historiques, archéologiques et littéraires : « Moi-même avec tout mon désir de connaître » (OC, II : 632, Thibet). La solitude est un inconvénient mineur tant que l’énergie créatrice est stimulée. Les lettres de cette période, jusqu’en juillet, rappellent celles des « équipées » de 1909 et 1914 : descriptions de « sites », comptes rendus archéologiques, récits des rencontres et des moments significatifs de sa vie. Le plus souvent il rédige chaque lettre sur plusieurs jours, puisque leur envoi dépend d’une occasion, comme le passage d’un bateau en route vers la France. Ces longues lettres jouent le rôle d’un journal de voyage.
Une lettre de Shanghaï à Yvonne[3]
Lisons, par exemple, la lettre écrite du 24 au 30 mai de Shanghaï où il explore avec délectation la bibliothèque de la Royal Asiatic Society, après avoir examiné deux ou trois cents mécaniciens destinés à remplacer les ouvriers français retenus sur le front. Cette lettre commence par des commentaires humoristiques sur les aléas de la mission :
Je liquide le côté mission de recrutement. Au même point : Paris, Péking et Landerneau ne sont pas d’accord sur notre contrat. Paris a refusé deux fois. Puis ne répond plus rien. Je ne sais ce qu’on attend. Chassigneux, du Sud, écrit que ça pourrait marcher. Le C[ommandan]t Grillet est malade à Peking. Vitry[4] toujours en famille à Han K’eou. Pour moi, seul « en service », je visite parfois le défilé de recrutés. Cette situation, bien que réglementaire, officielle et bien payée, ne peut décemment se prolonger. […] Malgré que tous les intérêts personnels se trouvent pour quelques mois en Chine, je ne puis accepter une telle promenade sans but ni raison. (C, II : 884-885, 24 mai 1917).
Ses « intérêts personnels » consistent à poursuivre ses recherches archéologiques et à préparer l’embarquement pour Brest de ses meubles, livres et bibelots, laissés à Tientsin en 1914. Il évoque précisément pour Yvonne ces objets témoins de leur intimité, souvenirs de promenades heureuses dans les quartiers d’antiquaires.
Les désaccords entre les diverses administrations ralentissent la mise en œuvre de la mission. L’attente devient le mode dominant de son rapport au temps : « Voilà cinq mois exactement que l’attente est élevée à la hauteur d’une institution. » (C, II : 892, à Vitry, 30 mai 1917). Il en est si las, qu’il envisage de donner sa « dé-mission » et de reprendre du service dans la marine, mais ce temps vacant lui permet de travailler à ce qui lui tient à cœur. Puisqu’il en est ainsi, écrit-il « ne perdons pas une minute du temps vrai » : il résume pour Yvonne le bilan de sa campagne archéologique. Il évoque avec enthousiasme les conversations à Shanghaï avec Gustave-Charles Toussaint qui traduisait alors du tibétain le Mantra de Padma Sambava qu’il avait rapporté de Litang[5] :
Et tel Claudel, peuplant un parloir d’Hôtel de la définition des Anges, nous évoquons en plein Palace ou au Shanghaï-Club des Êtres plus formidables que les gobe-taels qui suent autour de nous. (C, II : 886, 24 mai 1917).
Il s’agit de créatures fantastiques issues du chamanisme tibétain opposées aux marchands qui s’enrichissent dans la grande ville commerçante. Sur le même ton, il rapporte avec une ironie digne de Voltaire « l’intronisation » de Toussaint à la fonction de juge dans la Concession française, remplaçant un juge corrompu :
Un gros marchand chinois taré de tas de vols copieux, répétés, minutieux, s’en tira l’an dernier avec 3 mois de prison. […] En revanche, un bonze mendiant, accusé d’avoir, sur le sol concédé à la France, « violé » une fille — et quelle fille ! —, sortit des mains de la justice avec quarante ans de prison. (C, II : 886, 25 mai 1917).
Il insiste ensuite sur le contraste entre le « discours écrasant d’éloquence romantique » du magistrat et les propos échangés le soir : rires sur la comédie sociale, sérieux réservé uniquement aux « choses inactuelles » — aux fictions. L’écriture des lettres est propice à un style burlesque, qui accentue le contraste entre les rites sociaux et les êtres imaginaires : le « bon domestique Méchant-Cochon » et le maître « Délivrance noire » importent plus que les personnages de la cérémonie officielle.
Une phrase de la lettre fait la transition vers son programme à venir avec, au passage, un petit compliment pour Yvonne :
Un grand soleil est enfin venu, et je vis. Mais je vis pour plus de soleil encore. Soit celui que tes yeux et ta présence révèlent ; — ou bien l’astre climatérique des pays chauds et moites (ibid. : 887).
Cela introduit ses projets — ou ses songes. Il attend la probation de leur 3e ou 4e contrat pour le Yunnan ; il rêve d’y partir « en service » puis de retrouver la chaleur tropicale de l’Indochine (depuis la Polynésie, les « charmants climats » et les « parfums exotiques » continuent de le hanter…)
Du Yunnan (dont les troubles sont purement politiques), j’espère remonter un peu vers Tali [Dali], ou donner une pointe vers le Kouei-tcheou [Guizhou]. Je ne sais, et me réserve tout droit d’aventures. Mais l’espace est plus grand. Le Fong-chouei [fengshui[6]] est celui des grands vents libres. (Ibid.).
Il espère échapper à l’obsession de la guerre grâce à la profusion du vivant quand il atteindra enfin « l’avenue pourrissante de sève de la vallée du Nam-ti » entre le Yunnan et le Tonkin. Là il compte « faire un grand effort pour oublier l’heure présente et vivre dans l’heure infinie » (ibid.). Il refuse de subir l’angoisse qu’imposent les informations quotidiennes ; c’est avec ironie qu’il constate, comme il le faisait à Nieuport, la « tonitruante grossièreté » de la guerre (C, II : 739, à Henry Manceron, 5 avril 1916) et les « plâtras, stucs et cartons » des communiqués « pâtriotiques à un sou » (C, II : 616, à Jules de Gaultier, Nieuport, cave, 27 mai 1915). À distance, les nouvelles du désastre que fut l’offensive du Chemin des Dames en mars 1917 lui inspirent ce commentaire amer : « le même caractère typographique m’apprend : par la poste, le génie du général Nivelle ; — par télégramme qu’il est remplacé par Pétain. » (C, II : 887, à Yvonne, 25 mai 1917).
Et Yvonne ? Il vient de recevoir ses lettres des 7 et 21 mars envoyées il y a plus de deux mois. Il s’intéresse à ses lectures (Julie de Lespinasse) ; il lui rappelle qu’il lui avait exposé sa philosophie dans sa lettre sur Sites (voir C, II : 840-850, 16 avril 1917) : « la triple essence du vivre qui est d’être, de connaître et d’aimer ». (C, II : 888, 25 mai 1917). Il répond en un paragraphe humoristique à la censure (une lettre d’Yvonne a été ouverte) :
Jamais un Censeur, même militaire, ne saura comprendre le sens vrai des mots inclus ici et destinés à toi seule. […] Mettant ma lettre au panier, son geste est lâche, car il ne risque rien, bien à l’abri dans son bureau. S’il lit, il n’a point le loisir, le divin loisir, de saisir — et ainsi, je n’hésite plus à t’écrire, Mavone, non point « comme je pense » — diraient les Professeurs —, mais ce que ma plume d’elle-même, dessine avec liberté : une arabesque libre. (Ibid.).
Par cette remarque, il distingue sa propre écriture de l’expression de « pensées » préalables ; c’est le mouvement même de l’écriture qui entraîne et forme les pensées. Comme Montaigne, dont Les Essais voyagent avec lui dans sa malle ou sur ses mules, il préfère à « la préméditation laborieuse » l’improvisation libre : « l’éloquence veut être échauffée et réveillée par les occasions étrangères, présentes et fortuites » ; « le hasard y a plus de droits que moi », ajoute Montaigne (2007 : 62-3, Livre I, ch. X, « Du parler prompt ou tardif »). Ainsi le texte peut-il surprendre le lecteur, et même son auteur.
Le récit des promenades chinoises reprend le 30 mai : visite de Hang-tcheou (Hangzhou), retour à Shanghaï. Puis il va à Tientsin terminer « son emballage de meubles et de porcelaines ». La préparation de cet important déménagement tient une grande place dans l’ensemble de la correspondance de l’année 1917 avec Yvonne car il conclut l’abandon de leur vie chinoise. Yvonne semble désirer retourner en Chine alors que, pour lui, la rupture est définitive : « Tous ces jours, je vais les consacrer à Péking dans un adieu qui est pour moi décisif. » (C, II : 938, à Yvonne, 11 juillet 1917). Il avait pourtant prévu en 1913 de partager leur vie entre Pékin et Paris, mais l’évolution de la situation politique chinoise, la modernisation rapide de la ville, l’absence de perspective sinologique l’ont déterminé à renoncer à ses projets. Pékin n’est plus la capitale d’un empire. Il qualifie les abords de la Cité Interdite d’un mot-valise emprunté au vocabulaire médical : « césarectomisés » (C, II : 913, à Yvonne 9 mai 1917). Ce qui demeure, c’est une « Chine intérieure ». Il écrit à Yvonne : « Mes pas vont ailleurs. N’importe où. J’ai près de moi Rimbaud et Poe, ces fous, ces ivres. J’ai tout au fond de moi ma seule ivresse et ma grande beauté, toi, Mavone aimée. Aime-moi. » (C, II : 926, 4 juillet 1917).
Les troubles politiques de mai à juillet 1917 confortent sa décision de ne plus revenir en Chine. Il les rapporte avec une distance amusée :
La Chine, affirment les journaux, même locaux, est en pleine révolution. Douze toutous[7], sur dix-huit, se déclarent indépendants, et veulent « marcher sur Peking ! » […] Le Président préside une assemblée dissoute. Les ministres volent, prennent la fuite, et s’arrêtent réciproquement. (C, II : 889, à Yvonne, 30 mai 1917).
Le 4 juillet, il fait un récit carnavalesque de l’échec de la dernière tentative de restauration impériale[8] :
La chute — ou plutôt la glissade mandchoue — était déjà d’un assez bas comique. Ceci n’est plus comédie : à peine épisode Pathé. On tourne le cinéma. (C, II : 924, à Yvonne, 4 juillet 1917).
Solitude et création à Hanoï
Cet épisode a mis fin à ses derniers espoirs de partir vers le Yunnan. L’instabilité politique chinoise a finalement eu raison de la mission : « À la minute où le contrat devait, sans réserves, s’approuver, voici que l’on “fait de nouveau révolution” » (C, II : 922, à Vitry 1er juillet 1917). Il résume sa situation à son ami Charles de Polignac :
J’appartiens à une sorte de cirque ambulant — Mission de recrutement de main-d’œuvre chinoise — dont le premier travail dut être de concilier à Paris le Ministère du Travail et celui de la Guerre ; puis, en Chine, divers départements encore plus distants, divers inexistants. […] Il y a certain fourmillement dans les mollets, à être si loin ; une crampe douloureuse à faire le touriste chinois quand d’autres choses violentes se passent ailleurs. Il y a enfin une grande ironie à recevoir deux mois après les nouvelles enthousiastes que démentent au même instant les derniers télégrammes. Il y a aussi la solitude. (C, II : 908, 20 juin 1917).
Il prend acte de l’échec de ses projets au Yunnan en parodiant un vers d’Horace : « La Belle Femme qu’était notre Mission au départ me semble donc in piscem desinere[9] » (C, II : 956, à Vitry, 29 juillet 1917). Le caractère ambigu de la sirène est un motif qui devait intéresser l’expert en licornes et autres chimères. D’un côté il est fatigué de supporter les attentes et la solitude, de l’autre, il a constaté que ce séjour en Chine est favorable à la création. Il avait envisagé de demander sa réintégration dans la marine, mais une autre opportunité se présente ; il va accompagner un convoi de travailleurs chinois de Nankin à Saïgon où un autre médecin les prendra en charge jusqu’à Marseille, ce qui lui permet de rester en Indochine. Il écrit à Yvonne : « l’absence est lourde et j’ai besoin du retour » (C, II : 954, 25 juillet 1917), mais c’est lui qui a décidé de séjourner à Hanoï afin de rassembler une documentation pour son poème Thibet à l’École française d’Extrême-Orient. Il s’est certes plaint début août dans une lettre à Yvonne d’une « série de contr’ordres plus capricieux qu’un bouc en mal de chèvres » (C, II : 957, 5 août 1917) car cela retarde son retour en France de plusieurs mois ; fin septembre, il admet finalement qu’il s’est aménagé ce séjour en Indochine sans y être contraint par ses obligations militaires :
Après tout, je n’avais décidé ce séjour d’Hanoï que pour y décider de l’Art Indochinois et écrire mon poème, ou du moins lui donner une vitalité telle qu’il ne puisse plus ne pas être. Le Poème est gros, fort, touffu, viable, et confortant. Et l’Art Annamite, Cham et Khmer n’a plus d’ombres mystérieuses. (C, II : 990, à Yvonne, 26 septembre 1917).
Le médecin constate avec satisfaction la bonne santé du nouveau-né ! Le poème (poesis) pousse comme un enfant, il a en lui-même le principe de son développement (phusis).
Ce séjour est fécond. À Hanoï, il mène la vie qui lui convient : « dans un pays chaud comme les Tropiques » (C, II : 978, à Yvonne, 21 septembre 1917), il passe les journées dans l’excellente bibliothèque de l’École française d’Extrême-Orient (« petit air vieillot, tropical et amical de l’établissement », C, II : 972, à Lartigue, 3 septembre 1917). Il y étudie méthodiquement et passionnément la section tibétaine : « d’abord, une forte documentation livresque, un voyage forcené dans des Voyages, m’était nécessaire » (ibid.). Voyager dans les textes précède la composition de l’œuvre ; par exemple en Polynésie, avant de rédiger Les Immémoriaux, il avait exploré les récits de Bovis et Moerenhout[10]. Noël Cordonier voit dans ces recherches la première approche du Divers : « Segalen, avant de se mettre en route, fut l’explorateur infatigable de toutes les bibliothèques, de tous les espaces et toutes les disciplines du savoir universel de son époque. […] Qui a l’occasion de remonter dans les manuscrits de notre écrivain découvre les traces minutieuses d’une enquête intense sur autrui, au sens large. » (« L’œuvre et la réception de Segalen au prisme de “l’appropriation culturelle” », dans Camelin et Détrie (dir.) 2019 : 426).
La lecture et l’écriture sont complémentaires. En plus de la documentation, de nombreuses œuvres littéraires nourrissent la pensée et l’invention de formes nouvelles : la correspondance de Flaubert, « un très Grand Artiste » (C, II : 857, à Yvonne, 27 avril 1917), Shakespeare toujours, Poe, Mallarmé, Gide, Ecce Homo de Nietzsche (« cette puissante et volcanique vie », C, II : 981, à Yvonne, 24 septembre 1917). Il récite des poèmes à haute voix pour en écouter le rythme : « Je mâche un hémistiche de Baudelaire et dévore du Rimbaud avec à la bouche des goûts de venaisons aussi diverses que les plus distants et fumeux gibiers. » (C, II : 991, à Yvonne, 26 septembre 1917).
Pendant la préparation de son déménagement, il a lu ou relu Guillaume de Rubrouck[11], dit l’Admirable, mystique flamand médiéval qu’il regrettait de ne pouvoir « lire en Brabançon du XIVe siècle… » (C, II : 927à Yvonne, 8 juillet 1917). Dans L’Ornement des Noces Spirituelles, Rubrouck commente un verset de la parabole des Vierges sages et des Vierges folles (voir Mt, 25:1-13) : « Voyez, l’Époux vient, sortez à sa rencontre » sur trois modes : la vie « active ou extérieure » (la pratique des vertus morales), la vie « affective ou intérieure » (le « recueillement », « sur les sommets, dans la partie haute ») et la vie « contemplative » : « C’est le mode qui dépasse tous les autres et selon lequel on sort en une contemplation divine et en un regard qui ne cesse pas, tandis que l’on est transformé en la clarté divine et tout pénétré par elle. » (Rusbrock 1902 : 71, « L’Ornement des Noces Spirituelles »). On ne sait si le « soleil » qui éclaira parfois Rubrouck a pu briller pour Segalen, mais il est attiré par ce mouvement d’élévation qui a sa valeur en lui-même. Le poème, s’il reste au seuil de ce qui ne peut s’atteindre par les voies du langage, est animé par cet élan. L’ascension de Thibet en garde l’impulsion. Peut-être Segalen a-t-il aussi apprécié chez Rubrouck un processus allégorique qu’il mettra en œuvre dans Thibet (voir Gournay 1995 : 236-63) …
De ses lectures, des conversations avec Toussaint et surtout de sa propre imagination créatrice, soutenue par un travail constant, est né « ce dernier poème, le premier très long chant dont je martèle mes jours » (C, II : 965, à Yvonne, 23 août 1917). Il en avait eu l’idée lors d’une promenade sur les murailles de Pékin le 10 juillet, quelques semaines après avoir rencontré Gustave-Charles Toussaint. Pendant ses séjours à Nankin, Shanghaï et Hanoï, à bord de différents navires, il est habité de ce poème qu’il écoute chanter en lui. Alors que les nations européennes épuisent leurs peuples dans une guerre interminable, Segalen affirme la valeur de l’énergie créatrice :
Enfin, de plus en plus, je transforme en activité intérieure tout ce que l’extérieur solliciterait de gestes ou d’aventures. Certes point par fatigue ! mais par meilleur, plus digne, plus sévère emploi du Temps et de la Force, empereurs indiscutables, et qu’aucun peuple ne chassera de leurs trônes astrologiques. (C, II : 977, à Yvonne, 3 septembre 1917).
La solitude permet un « emploi du Temps et de la Force » favorables à la maturation de Thibet : « C’est l’enfant volontaire d’une solitude peuplée de soi-même, et la répétition quotidienne de la même pensée obsédante » (C, II : 979, à Yvonne, 24 septembre 1917).
À Hanoï, il vit la tension entre une solitude douloureuse et des moments de création et d’amitié. Il retrouve le soir un « vieux camarade bizarre et pas banal de Brest et de Paris, Charles Guibier » qui a fréquenté le milieu littéraire parisien fin-de-siècle (Renée Vivien, Remy de Gourmont, Charles Cros…) — le milieu du Mercure de France qui représentait, pour le jeune Segalen, « le Parnasse de [ses] désirs littéraires, le porte-parole de [ses] dilectés symbolistes » (C, I : 350, à Émile Mignard, 22 novembre 1901). Ils partagent la nostalgie d’« un monde intellectuel qui semblait devoir à jamais s’évanouir », écrit Charles Guibier (cité dans C, II : 968, note 2, article paru à l’Imprimerie d’Extrême-Orient, Hanoï-Haïphong).
Ils se rencontrent au bord d’un lac avec « une petite pagode annamite […], des crêtes de monts à l’horizon. » (C, II : 961, à Yvonne, 13-17 août 1917). Cela vaut certes mieux que l’hôpital de Brest ou qu’un navire sanitaire. Il y a même un fil télégraphique militaire accessible « pour vingt-deux sous le mot » (ibid.) qui lui permet de communiquer avec sa famille :
Reçu, quatre jours après le mien, ton télégramme : tous bien, tendresses. Ces communications possibles, sûres, me donnent une parfaite quiétude, et, ne pouvant avoir le coup de soleil de la présence, la brûlure chaude et douce sous la peau, j’en ai comme la photo en couleur, mécanique, mais intellectuelle et positive. (ibid. : 964).
Comment Yvonne a-t-elle pris ce compliment ? Elle savait que la création de l’œuvre l’emporte sur tout. Dans une lettre de Shanghaï à Yvonne datée du 27 avril 1917, Segalen avait exposé la singularité de l’artiste en des pages qui reprennent les idées de l’essai qu’il avait envisagé sur les artistes « hors-la-loi », Nietzsche, Rimbaud et Gauguin — « Gauguin fut un monstre. C’est-à-dire qu’on ne peut le faire entrer dans aucune des catégories morales, intellectuelles ou sociales, qui suffisent à définir la plupart des individualités » écrivait-il en 1904 (PEA : 49, « Gauguin dans son dernier décor »). Il défend particulièrement la « vie monstrueuse » de l’écrivain, tout entière consacrée à la création :
De toutes façons, il lui faut traiter au fond de son âme avec des forces, des notions, des inventions qui n’ont pas encore de catégories — des êtres larvaires qu’il doit mettre au monde… C’est pourquoi il est un peu étonné et parfois rebuté quand il lui faut en venir à la discussion, à l’apostolat, à la justification de lui-même. Il n’a pas d’autre raisonnement que son œuvre. Ou bien l’on accepte son œuvre, et il faut l’accepter lui-même en entier, dans tous les tâtonnements ivres, fous, hallucinés ou radieux qu’il projette, — ou bien, si on le répudie en un seul de ses points, il faut se détourner et perdre tout le suc de son œuvre. (C, II : 857-8, à Yvonne, 27 avril 1917).
Il doit s’efforcer de maintenir ou de susciter des conditions favorables à son travail, aussi n’a-t-il à se justifier ni s’il ne fait pas bonne figure dans la « comédie quotidienne » ni s’il ne révèle pas ses tourments intimes. Lui, « le voyant », imagine la souffrance qu’il fait éprouver à l’autre, mais il n’a pas à s’y arrêter car elle est ordinaire, déjà exprimée en « notions explicites », alors que la sienne échappe à toute formulation existante :
[Cette douleur] dont on ne peut fixer aucun mot (car il s’agirait dès lors d’œuvre d’art) — dont personne que lui n’a droit de parler ; et dont il ne sait lui-même quoi penser, quoi sentir, — qui s’agite avec une horrible volupté au fond de lui, comme un manuscrit peut-être, qui sera, ou ne sera pas… (Ibid.).
Thibet sera mais ne sera pas achevé…
Le poème et Segalen ont échappé de peu à un naufrage à cause de la collision entre son paquebot et un navire anglais ; en attendant un nouveau transport, il est ensuite immobilisé six semaines à Singapour, ce qui lui laisse du temps pour continuer à écrire son poème. Il donne à Yvonne des détails sur le « vers souple », la composition des Séquences constituées de distiques : « L’Œuvre est loin d’être achevée, mais le Poème est fait. Il me faut bien, maintenant, aller jusqu’au chef-d’œuvre » (C, II : 1046, à Yvonne, 31 décembre 1917). L’ascension de Thibet est bien avancée :
Puissé-je, — moi — scander à coups de reins dans ta grandeur
Cet hymne mouvant, ce don farouche,
Tribut d’essor escaladant à Toi des pays le plus haut !
— Mon cœur qu’il en batte chaque mot (OC, II : 609, « Tö-Bod » Thibet I).
De Singapour, il écrit à son ami Henry Manceron au sujet de son manuscrit en train de croître comme un enfant ou de lever comme une pâte à pain :
Malgré l’inapproprié de la chambre ouverte à tous les passants, avec ses murs peints en clair-sale, je puis travailler ; je reprends des notes ; je prépare, toute levée, la pâte dont j’espère, en 1918, brasser mon pain quotidien. Il y a tant de choses à exprimer qui ne furent jamais dites. (C, II : 1043, à Henry Manceron, 28 décembre 1917).
La seule « raison d’être de l’artiste est d’exprimer ce qui n’a pas été dit[12] » (ibid.), c’est pourquoi il explore d’autres territoires que ceux des certitudes établies répétées par la doxa du moment. Le parti pris en faveur de la création, s’il lui apporte la joie de réalisations, est inséparable de la douleur spécifique de l’artiste qui, comme le disait déjà Héraclite à propos du « sophos », est « séparé » des humains absorbés par la vie sociale[13]. À Hanoï, la séparation concrète dans l’espace et le temps accentue le caractère douloureux de la « séparation » fondamentale du poète, marqué par une fêlure originelle, une « faille[14] » dit-il.
Le conflit entre les exigences impératives de la création artistique et l’existence, dans ses affections les plus vitales, devient de plus en plus douloureux. Il écrit le 2 janvier 1918, après avoir narré sa vie à Singapour, « de tout autre au monde, je ne sais rien : voici que quatre mois et deux jours reculent ta dernière lettre du 30 Août » (C, II : 1047, à Yvonne). Avant cette longue immobilisation, il écrivait déjà à Lartigue le 3 septembre de Hanoï : « Une immense solitude, plus grande qu’en toute autre absence ; la première peut-être de ma vie. » (C, II : 970) puis le 6 octobre, de Haïphong :
Mais je suis seul. Extrêmement seul. Il vient un moment où le goût de la solitude, mal récuré, laisse passer le cuivre, et presque ses oxydes vénéneux. J’ai un immense besoin des miens, des nôtres, de ceux que nous aimons. Mais qu’ils soient là, là, à toucher. (C, II : 1006, à Jean Lartigue).
Il découvre cependant certains aspects de la personnalité d’Yvonne dans ses lettres : « Tes lettres […] ont acquis une beauté singulière, et les reflets de changements, de mutations profondes, d’arrière-châteaux se découvrant[15]. Je sens en toi une personnalité s’affirmant avec un mystérieux étrange. » (C, II : 1045, 31 décembre 1917). Même s’il tente, par l’intensité de son imagination, de faire naître un « nouveau soleil » grâce au « jaillissement perpétuel d’une source d’amour » (C, II : 970, à Jean Lartigue, 3 septembre 1917), la séparation lui pèse. Peut-être ces échanges avec Yvonne, ont-ils quelque relation avec « cette Autre qu’est la femme, comprise comme “la reine du royaume d’ailleurs” » (Gournay 1995 : 228) de Thibet…
Depuis la Baie d’Along, en Indochine, Segalen confie à Henry Manceron le bilan de son « année 17 » : « année inégale, abondante parfois, pénible de solitude souvent — riche à nouveau en trouvailles inopinées ; — non perdue, certes ; mais l’une des années amères de ma vie » (C, II : 1029, 27 novembre 1917). Ses lettres montrent une tension croissante entre une solitude douloureuse, loin des siens, et la création de ses œuvres favorisée par cette solitude même. Longues, vivantes, détaillées, les lettres tentent de combler la distance avec ses proches. Elles comportent des pages relevant de l’étude archéologique, du poème en prose, de la satire, de l’essai, des écrits intimes. Il se garde cependant de mentionner les défaillances de son corps. Il est revenu amaigri, affaibli ; il signale simplement à Lartigue une « entérite » persistante (C, II : 970, 3, septembre 1917).
Ces lettres accompagnent ses découvertes, ses lectures, la croissance de ses œuvres en chantier — qu’elles éclairent. Segalen partage avec ses correspondants, Yvonne et Lartigue surtout, sa très riche « activité intérieure » nourrie de lectures, de rencontres, de pensées libres. Il commence à rédiger Sites, Chine. La Grande Statuaire et bâtit de nombreuses séquences de Thibet. Créations d’autant plus précieuses que la Grande Chose poursuit ses ravages en Europe : « Cette année a été très grave pour la guerre », écrit-il à Yvonne (C, II : 1038, 18 décembre 1917) Contre les destructions, Segalen élève des constructions de l’esprit : « Les hommes oublieraient-ils que la Connaissance est un autre combat, et de tous les instants, contre les puissances aveugles et taciturnes » (C, II : 815, à Jules de Gaultier, 13 mars 1917). L’écriture des lettres et le poème sont d’énergiques tentatives de résistance au chaos de l’Histoire — destruction des corps que le médecin s’efforçait de « réparer » à Brest. Dans un monde livré à la violence, ces lettres créent un espace de vie et d’échanges, complexe, intense — et fragile.
C : Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.
Camelin et Détrie (dir.) 2019 : Colette Camelin et Muriel Détrie (dir.), Victor Segalen. « Attentif à ce qui n’a pas été dit », Hermann, « Colloque de Cerisy », 2019.
CGS : Victor Segalen, Chine. La grande statuaire, texte établi et annoté par Philippe Postel, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2010.
Gournay 1995 : Dominique Gournay, Thibet de Victor Segalen, itinéraire d’une esthétique à une poétique, thèse de doctorat, Université de Paris X-Nanterre, 1995.
Montaigne 2007 : Michel de Montaigne, Les Essais, édition établie par Jean Basalmo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007.
OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.
PEA : Premiers écrits sur l’art (Gauguin, Moreau, sculpture), textes établis par Colette Camelin et Carla Van den Berg, annotés et commentés par Colette Camelin, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2011.
Rusbrock 1902 : Rusbrock [Jan van Ruusbroeck, aujourd’hui Guillaume de Rubrouck], dit l’Admirable, Œuvres choisies, traduites par Ernest Hello, Paris, Perrin et Cie, 1902 [rééd. en 1912].
Colette Camelin, ancienne élève de The University of Chicago Laboratory Schools, (en tant qu’élève d’échange du lycée Paul Valéry, Paris 12e) et de l’ENS de Fontenay-aux-Roses, agrégée, est professeur émérite de littérature française du XXe siècle à l’Université de Poitiers. Elle a enseigné les humanités à Sciences-po Euroamerican College (Reims) de 2012 à 2017. Elle a écrit plusieurs ouvrages sur la poésie de Saint-John Perse. Elle a coordonné divers volumes collectifs. Elle a organisé, en collaboration avec Marie-Paule Berranger, le colloque 1913 cent après : enchantements et désenchantements au Centre Culturel International de Cerisy.
Elle est l’auteur de nombreux articles sur des œuvres de Saint-John Perse, Senghor, Follain, Lorand Gaspar, Gamaleya, Modiano, Cendrars, Döblin, Lawrence, Mukasonga, Bienne et, surtout, Segalen… Trois de ses articles traduits ont paru dans des revues en Chine.
Elle a préparé, en collaboration avec Carla Van den Bergh, une nouvelle édition des Premiers écrits sur l’art de Segalen. Elle a édité deux numéros des Cahiers Victor Segalen. Elle a organisé avec Muriel Détrie, Philippe Postel et Mathilde Poizat-Amar le premier colloque de Cerisy consacré à Segalen, en juillet 2018.
Elle est actuellement présidente de l’Association Victor Segalen.
Éclat des contraires, la poétique de Saint-John Perse, Paris, CNRS éditions, « CNRS Littérature », 1998.
Colette Camelin et Joëlle Gardes-Tamine, La « Rhétorique profonde » de Saint-John Perse, Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 2002.
L’imagination créatrice de Saint-John Perse, Hermann, « Savoir Lettres », 2007.
Michel Briand, Colette Camelin, Liliane Louvel (dir.), Les Écritures secrètes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « La Licorne », 2009.
Michel Briand, Colette Camelin, Liliane Louvel (dir.), L’Intensité : formes, forces, variations, Presses universitaires de Rennes, « La Licorne », 2011.
Cahiers Segalen n° 1 : Le Mythe de la Chine impériale (dir. avec Philippe Postel), Honoré Champion, 2013.
Cahiers Segalen n° 3 : Segalen et la Polynésie : Exotisme et Altérité, Honoré Champion, 2015.
Édition critique de Premiers écrits sur l’art (Gauguin, Moreau, la sculpture), textes établis par Colette Camelin et Carla Van den Berg, annotés et commentés par Colette Camelin, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2011.
Marie-Paule Berranger et Colette Camelin (dir.), 1913 cent après : enchantements et désenchantements, Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2014.
Colette Camelin et Muriel Détrie (dir.), Victor Segalen. « Attentif à ce qui n’a pas été dit », Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2019.
[1] C, II : 979, à Jean Lartigue, 3 septembre 1917.
[2] Voir Colette Camelin, « Segalen médecin, archéologue et poète “en temps de détresse” » (p. 103-126) et Corentin Segalen, « La Grande Guerre de Victor Segalen » (p. 85-102), dans Camelin et Détrie (dir.) 2019.
[3] Voir C, II : 884-90.
[4] Edmond Chassigneux, géographe, et Paul Vitry, conservateur au Louvre, sont membres de la Mission, placée sous les ordres du commandant Grillet.
[5] Voir Gustave-Charles Toussaint, Le Padma than yig, Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, année 1920, p. 13-56, et Le Dict de Padma, ms. de Lithang, traduit du tibétain par Gustave-Charles Toussaint, Paris, Librairie Ernest Leroux, 1933, le récit de la vie de Padmasambhava, fondateur du bouddhisme tibétain (VIIIe siècle). Pour la genèse de Thibet, voir Victor Segalen, Thibet, éd. de Michael Taylor, Mercure de France, 1979, p. 10-12.
[6] Fengshui (风水) signifie littéralement « le vent et l’eau ».
[7] Transcription fortuitement cocasse de dūdu (都督) — toutou dans la transcription de l’École française d’Extrême-Orient —, « gouverneur militaire provincial », également en charge de l’administration civile, au début de la période républicaine.
[8] Saint-John Perse, alors diplomate à Pékin, fait un récit humoristique de ces événements dans ses Lettres d’Asie (écrites pour l’édition de la Pléiade), voir Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1972, p. 844-9.
[9] « Desinit in piscem, mulier formosa superne » (Horace, Ars poetica, v. 4), cité par Montaigne à propos de peintures grotesques (2007 : 189, Livre I, ch. XXVII).
[10] Voir Édmond de Bovis, État de la société tahitienne à l’arrivée des Européens, Revue coloniale, Paris, 1855 et Jacques-Antoine Moerenhout, Voyages aux îles du Grand Océan, contenant des documents nouveaux sur la géographie physique et politique, la langue, la littérature, la religion, les mœurs, les usages et les coutumes de leurs habitants et des considérations générales sur leur commerce, leur histoire et leur gouvernement depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Paris, 1837 (rééd. Paris, Maisonneuve, 1959).
[11] Également orthographié Rubroeck, Rubruk, Ruusbroeck, Ruysbroeck, Rusbrock…
[12] Voir aussi : « Attentif à ce qui n’a pas été dit ; soumis à ce qui ne fut point promulgué ; prosterné vers ce qui ne fut pas encore. » (OC, II : 40, Stèles, « Sans marque de règne »).
[13] « Le sage est séparé de tous » Héraclite B cviii, Les Présocratiques, éd. de Jean-Paul Dumont, Jean-Louis Poirier et Daniel Delattre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 171.
[14] « J’ai eu cette grande cassure dans ma vie ; cette sorte de faille que l’on trouve dans les terrains bouleversés. » (OC, I : 818, Imaginaires, « Moi et Moi. L’Ami d’un soir »).
[15] Voir aussi : « Yvonne m’écrit des lettres ascendantes avec une sûreté belle. » (C, II : 1006, à Lartigue, 6 octobre 1917).