Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)
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Victor Segalen, Lettres d’une vie, édition de Mauricette Berne et Dominique Lelong, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », n° 717, 2019, 552 p.
Dominique Gournay
La réception de l’œuvre de Victor Segalen a connu au XXe siècle quelques périodes fastes où l’audience d’un auteur dont la lecture est réputée difficile s’est élargie. Les trois années écoulées, centrées sur la commémoration de la mort de Segalen, sont de celles-là.
Parmi les parutions récentes, les Lettres d’une vie ne sont pas des moindres. Dominique Lelong, petite-fille de l’écrivain, et Mauricette Berne, chargée du fonds Victor Segalen après l’entrée des manuscrits à la Bibliothèque Nationale, présentent ici un choix de lettres extraites de la correspondance de l’auteur.
En 2004, les éditions Fayard ont fait paraître la totalité des lettres de Segalen, du moins celles qui étaient disponibles, en deux épais volumes complétés de documents réunis sous le titre « Repères ». Les volumes résultaient d’un travail de recherche patient, obstiné, de la part d’Annie Joly-Segalen auprès des destinataires des lettres ou de leurs descendants, comme le rappelle la préface de Lettres d’une vie. C’est d’ailleurs à la fille de l’écrivain que le présent ouvrage est dédié.
En cette année qui a mis en lumière un auteur encore trop peu lu, l’ouvrage s’adresse manifestement aux lecteurs qui ont été touchés, récemment peut-être, par l’œuvre, par le parcours ou le destin de Segalen, et désirent entrer davantage dans l’univers singulier de l’auteur.
Des mille cinq cent trente lettres éditées en 2004, Dominique Lelong et Mauricette Berne en ont retenu un peu plus de deux cents. On imagine la difficulté de la tâche. Comment renoncer à tant de lettres envoyées par Segalen à sa femme Yvonne, à certains membres de sa famille, à ses amis dont il était éloigné lors de ses longs séjours en Polynésie et en Chine, alors qu’elles révèlent l’intensité de sa vie, son intimité avec la part de confidences propre à toute correspondance privée, et contiennent en outre quantité d’informations sur la genèse et l’écriture de ses œuvres ? Et comment restituer avec justesse les qualités du « remarquable épistolier » qu’annonce à juste titre la préface ? Voilà le défi qu’il fallait relever.
Certes, choisir implique de renoncer. On ne trouvera donc pas ici les lettres de l’adolescent faisant connaître à ses parents sa souffrance morale au cours des mois passés à la pension de Lesneven. C’est d’emblée le jeune homme puis l’homme adulte que l’on entend exprimer ses expériences et ses projets depuis Bordeaux puis en Polynésie. Seront aussi laissés de côté les développements sur les itinéraires, les précisions sur les découvertes archéologiques de Segalen au cours de ses traversées de la Chine en 1909 et en 1914. Aucune restitution intégrale de la correspondance avec qui que ce soit ne pouvait davantage être attendue dans l’espace des cinq cent cinquante pages. Lettres d’une vie propose néanmoins un bon nombre d’incursions dans un fonds épistolaire remarquable.
Les grandes étapes de l’existence de Segalen sont présentées en autant de subdivisions déterminées à la fois par les lieux où il a séjourné, qu’il s’agisse de la Chine ou de Brest, et par les expéditions et missions auxquelles il s’est consacré.
Le lecteur qui connaîtrait peu la vie de Segalen bénéficie d’une introduction courte mais efficace qui contextualise les lettres réunies dans chacune des huit sections du livre. Les notes infrapaginales qui accompagnent ensuite certaines lettres éclairent en peu de lignes les propos allusifs qui risqueraient de faire obstacle à la compréhension. Elles renseignent sans alourdir le propos. Elles préservent ainsi la fluidité de la lecture et laissent entendre sans entrave la voix de Segalen dans toute l’étendue de ses registres.
En effet, la multiplicité des destinataires retenus donne un aperçu de l’étendue des relations et de leur nature avec chacun des interlocuteurs. Épouse, amis, « maîtres » (Paul Claudel, Jules de Gaultier, Claude Debussy, Édouard Chavannes), personnalités incarnant une instance officielle (Philippe Berthelot, Pierre de Margerie, Alexandre Conty, Henri Cordier) : selon le degré d’intimité avec chacun, le statut social, l’âge, une tonalité différente est perceptible. À l’adresse des personnalités officielles, le ton respectueux qui convient, mais avec assurance et fermeté. Dans les lettres adressées à l’épouse, aux amis (Émile Mignard, Henry Manceron, Jean Lartigue), à l’amie de la dernière année Hélène Hilpert, se trouve déclinée toute la gamme des sentiments d’amour, d’amitié, des états d’âme révélés aux uns, passés sous silence aux autres. Segalen manifeste même l’évidente capacité de s’adresser aux enfants en des termes qui leur seront accessibles et d’entrer dans leurs jeux.
L’humour ne manque pas, surtout quand il s’agit de masquer la gravité de la situation : le récit des événements vécus sur le front en 1915, ou celui de l’abordage accidentel du Warimoo en 1917, ou encore le quarantième anniversaire passé seul à Singapour dans une ambiance déprimante en donnent des exemples probants.
On redécouvre la richesse inouïe des lettres envoyées, reflets d’une vie dense, celle du médecin accaparé par les obligations professionnelles assumées avec dévouement malgré des aspirations contradictoires, celle de l’écrivain toujours pressé d’ouvrir le dossier d’une nouvelle œuvre. Il faut souligner que dans chacune des sections, les lettres choisies montrent comment s’est enclenché le processus d’écriture d’œuvres majeures, en particulier des Immémoriaux, de Stèles, de Peintures, de Chine. La Grande Statuaire, de Thibet. De même, on retrouve ici les lettres fondamentales où Segalen explicite ses orientations esthétiques, sa « doctrine spectaculaire », en rendant hommage à Jules de Gaultier, contre le catholicisme de Claudel à qui il oppose une esthétique qu’il veut tout autrement « catholique ». À cet égard, on saura gré aux deux éditrices du recueil, non seulement d’avoir rendu compte de la diversité des destinataires de Segalen, de ses multiples activités, des qualités littéraires de sa correspondance, mais aussi d’avoir livré sans coupure presque toutes les lettres retenues, y compris les plus longues. Leur ampleur respecte le cours des réflexions de Segalen, la variété des sujets abordés, les variations de ton qu’elles sont susceptibles de contenir.
Le choix présenté laisse parfois exister un grand écart temporel entre deux lettres consécutives, six mois par exemple entre le 7 décembre 1907 et le 8 mai 1908. Il est alors inévitable que quelques lettres intéressantes soient laissées de côté, en l’occurrence celles adressées à Jules de Gaultier. Si étonnants qu’ils soient en cours de lecture, de tels laps temporels ne remettent pas en cause la compréhension du parcours intellectuel et artistique de Segalen.
Après les épreuves de la guerre et une dernière mission en Chine marquée par une relative solitude et par l’amertume, la dernière période intitulée simplement « Brest (1918-1919) », réserve une place notable aux lettres où s’exprime la volonté ardente de Segalen, bientôt battue en brèche par la dépression puis par un affaiblissement généralisé. La sélection établie ne peut cependant restituer toute l’étendue et la profondeur des chocs émotionnels ressentis par Segalen en ces deux années cruciales.
On ne le sait que trop : un bon nombre de lecteurs qui découvrent l’œuvre et la vie de Segalen sont intrigués, voire fascinés par sa mort solitaire, accidentelle et/ou mise en scène, une fin énigmatique qui étend une aura romantique sur la vie écoulée. Une fois la voix de Segalen éteinte dans la forêt du Huelgoat, Dominique Lelong et Mauricette Berne laissent la parole à l’épouse et à l’amie relatant ce qu’elles ont appris, vu et cru de cette mort aux lendemains du 21 mai 1919. Trois lettres rapportent leurs témoignages et leurs hypothèses, pièces essentielles d’un dossier à jamais incomplet.
Nul doute, cependant : cette sélection mérite le beau titre de Lettres d’une vie. Les lecteurs y retrouvent, à défaut d’un « portrait complet » (quel portrait pourrait jamais être complet ?) une évocation suffisamment fidèle, dans ses grands traits, à celui que la totalité de la correspondance peut délivrer. Libre à chacun de chercher ou non à en savoir plus. En ouvrant ce livre, on pouvait s’interroger sur la raison d’être d’un tel ouvrage. Était-ce utile ? Oui, sans doute, et même nécessaire en cette nouvelle ère où, cent ans après sa mort, Segalen romancier, poète, archéologue, un peu mieux connu, garde tous ses pouvoirs pour toucher un lectorat plus large.