Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Les Lettres de Chine : une poétique de la rencontre

Bie Zhi

  • Résumé

Les Lettres de Chine de Victor Segalen inaugurent un long cycle de création fructueuse et diverse de l’Exote. Ces lettres nous semblent aussi révélatrices du dynamisme d’un regard profondément poétique. À travers l’étude des images et des visions suscitées tout au long du voyage de Segalen en Chine en 1909, cet article se propose de cerner une quête constante du mystère né de la rencontre entre l’expérience géographique et la profondeur historique, poétique de la Chine.

  • Abstract

Letters from China: An Encounter Poetry

Victor Segalen’s Letters from China inaugurates a long cycle of fruitful and diverse creation of the ‘Exote’. It seems to us that these letters also reveal the dynamism of a deeply poetic gaze. Through an analysis of Segalen’s images and visions provoked by his journey in China in 1909, this paper aims at identifying his constant quest for mystery which occurred in the encounter between geographical experiences and the historical, poetic depth of China.

  • Pour citer l’article

Zhi, Bie, « Les Lettres de Chine : une poétique de la rencontre », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

Les Lettres de Chine : une poétique de la rencontre

Bie Zhi

En 1909, Segalen débarque en Chine avec le goût du lointain, de la joie, du réel, de l’aventure, et de l’Autre. L’intérêt pour l’autre signifie souvent la tendance au rêve, la séduction de l’inconnu, de la nouveauté ; il suggère aussi une absence essentielle mais indicible ainsi qu’un élan fondamental.

Entre juin 1909 et janvier 1910, Segalen s’installe à Pékin, fait ses premières visites dans les villes chinoises et entreprend son premier grand voyage à travers la Chine avec Augusto Gilbert de Voisins. Durant les premiers mois, ses lettres à Yvonne communiquent la joie presque naïve de découvrir un pays entièrement autre : il relate les repas, évoque le thé chinois, raconte la trouvaille des bibelots, les promenades dans la ville historique, la visite des monuments et des temples, rapporte les moments de travail dans sa maison chinoise, détaille la préparation du grand voyage. Ces lettres expriment surtout un besoin ardent d’aller vers la « vraie Chine[1] » aux paysages divers, celle qui a développé un art millénaire visible d’abord dans les palais et les monuments.

Enracinées dans la réalité quotidienne, les Lettres de Chine évoluent librement entre l’échange quotidien et une écriture poétique. Elles sont à la fois l’expression de son amour pour sa femme, son enfant et ses amis, un journal du ménage et des affaires en cours, mais aussi un espace de réflexion, le berceau des œuvres en chantier. En effet, les Lettres de Chine témoignent du commencement d’une longue rencontre poétique avec la Chine, à la fois mystérieuse et réelle. Selon Gilles Manceron, la vie de Segalen est une série de naissances, et les années de Chine marquent la plus décisive et la toute dernière de ses naissances, représentée et concrétisée en partie dans Le Fils du Ciel.

Mais que signifie la rencontre avec un pays que l’écrivain qualifie comme opposé à la culture occidentale, et complètement Autre ? Ses lettres nous révèlent un voyageur toujours attentif aux sensations (couleurs, formes, mouvements) que l’écriture mêle à la connaissance de la Chine ainsi qu’à l’imagination qu’elle suscite. Nous souhaitons décrire le mouvement et l’objet de sa première rencontre avec la Chine ainsi que la vision qui en résulte. En partant du premier contact, qui est visuel, nous tenterons de cerner le regard du poète, qui pénètre et dépasse les sensations, et qui aboutit finalement à une vision unissant la réalité et l’imagination d’un monde immense et mystérieux représenté par l’image de l’Empereur.

Les vues de la Chine

Durant les années qui précèdent son voyage en Chine, Segalen élabore une esthétique de l’exotisme dont le pôle fondamental est le Réel, qui se discerne surtout à travers la sensation éprouvée. Une lettre écrite à Hongkong, où il exprime son émotion de se voir arriver en Chine, nous révèle déjà cette approche : « Comme un beau fruit mûr dont on palpe amoureusement les contours, notre marche lente mais certaine entoure d’un sillage distant la globuleuse Chine dont je vais si goulûment presser le jus » (LC[2] : 60). Comme le signale Manceron, « L’assimilation de la Chine à un fruit, qu’il reprendrait à plusieurs reprises, en dit long sur son appétit de savourer ce pays pour ce qu’il pouvait lui procurer » (Manceron 1992 : 283).

Durant ses premiers jours à Pékin, Segalen perçoit tout de suite la « multicolorité des figures, des passants, des temples et des toits (LC : 60). Sa promenade préférée est de « suivre l’enceinte du palais impérial » (LC : 78) : « par un ciel pur, un soleil doré qui joignait sa chaleur colorante à la couleur des toits jaunes impériaux, tout autour de la Ville Interdite, du fond de laquelle se haussent, par-dessus les murailles aux tuiles brunes et rousses comme la paille chaude, des kiosques mystérieux et d’élégants pavillons » (LC : 75). C’est avec émerveillement qu’il découvre au Biyun si [Pi-Yun-sseu] la « somptuosité de couleur chaude » dans une « assemblée alignée de philosophes d’or rouge, […] cependant que la lumière, tamisée par le treillis des fenêtres rares, vient rebondir avec sonorité sur les méplats du peuple de statues » (LC : 89-90). Segalen est tout particulièrement sensible aux couleurs chaudes et lourdes comme le « jaune, [le] rouge, [l’]or », qui sont à la fois les couleurs de l’automne, de la terre jaune, des palais impériaux[3] et des temples bouddhistes. Ses visites des villes historiques et des monuments reflètent aussi une sensibilité à la présence du temps passé : « Que tout ce qui est ancien est plus beau » (LC : 52), « il est drôle, parfois, de vivre en pleine Chine. On y coudoie les milliers d’années défuntes » (LC : 79). Cette sensibilité est le germe d’une esthétique (d’un art purement chinois), mais elle constitue aussi un élément important dans sa conception du temps unifié.

En dehors des temples et des palais, les saisons et les régions de la Chine font aussi découvrir une grande richesse de couleurs diverses et intenses. Sur les routes qu’il suit durant le grand voyage, de l’automne à l’hiver, Segalen voit défiler les couleurs de la terre jaune : la « longue descente dans les vallons aux couleurs insensées » (LC : 216), ou encore le « bleu glacé dans le ciel, et toutes les couleurs chaudes sur les feuilles » de l’automne continental (LC : 209).

La campagne chinoise présente tout au long de la route des « aspects [qui] varient incessamment » (LC : 197), chaque région offre une vision pure et unique dans son genre. De la province du Shanxi [Chan-si] à celle du Shaanxi [Chen-si], il traverse longuement « le lœss [qui] est difficilement imaginable » (LC : 142), et « la terre jaune[4] [qui] met les pics au fond des ravins » (LC : 204). Il traverse la plaine fertile de la rivière Wei, parsemée de petites villes comme Tongguan [T’ong-kouan], qui est « un grand jardin » (LC : 161). Il traverse aussi Huazhou [Houa-tcheou, aujourd’hui Huaxian] et passe au pied de la montagne sacrée, le Hua shan [Houa chan], dont « les sommets, très aigus, très cernés de bleu et de violet s’avançaient avec une majesté effrayante » (LC : 167). Quand il descend vers le sud à partir de la province du Gansu [Kan-sou], la région du sud-ouest de la Chine procure à ses sens encore d’autres satisfactions. Dans les montagnes qui surgissent à la face des voyageurs, il « côtoie la mort à chaque pas », se trouve dans « une descente ivre et chavirée de l’œil qui ne peut plus contempler que de haut en bas, et n’atteint plus d’horizons étalés » (LC : 214). Dans les gorges splendides de Heishui [Hei-chouei], « le sentier est obligé de s’accrocher aux versants, qui sont âpres, durs, onduleux ». Parfois il traverse les ponts « collés aux flancs verticaux [des montagnes], soutenus par des pieux obliques comme des consoles. C’est fait de bois, de branches, de terre et de trous » (LC : 210). Au Sichuan [Sseu-ch’ouan], il connaît aussi la descente périlleuse et passionnante du fleuve Min, du Yangzi [Yang-tseu], et la traversée des eaux « rusées » (LC : 240), ou « absolument folles » (LC : 242).

Par ailleurs, Segalen est aussi sensible à la différence entre deux cultures, et s’exprime ainsi après la visite d’un couple chinois : « Quelle distance effroyable ! Quel exotisme ! ô dieux ! Ah ! je suis bien servi » (LC : 80). La Chine lui donne l’expérience singulière de se rapprocher du rêve, du fictif : « Il est drôle aussi, tout d’abord, de coudoyer dans une vraie vie, certains costumes ou personnages qu’on dirait issus de tentures, de tapisseries, de peintures et de vases » (LC : 79). L’étrange impression que les images se mettent à vivre entraîne sans doute le sentiment troublant de l’irréel, du déracinement. Alors l’esprit se délimite et s’engage dans un mouvement de va et vient continu entre la réalité quotidienne, l’image et le rêve. Et tout un univers de sens se déploie sous le regard poétique.

Le regard poétique

La lecture des lettres, surtout celle des fragments des proses portant sur des monuments, nous donne la nette impression de suivre un regard singulier, fort sensible aux couleurs, à l’espace, à la structure, au mouvement et à la vie. Ce regard inlassable fait partie de son approche singulière de la Chine. Segalen décrit ainsi le mouvement instinctif du regard face au « Vertige de la Montagne » : « Il y a sa requête de plans lointains en la vision desquels il détendrait son globe fait pour les grands espaces et laisserait son regard courir dans la plaine ainsi qu’un lièvre aux bonds imaginaires. Il réclame du champ, et d’approfondir l’atmosphère » (LC : 214-215). Autrement dit, le regard a besoin du large, du lointain, afin de parcourir, de s’exalter dans le désir tenace de l’aventure, de l’inconnu.

C’est un regard mouvant, actif. Comme le montrent les passages précédents, le regard de Segalen poursuit activement le déploiement des montagnes, des plaines, du lœss. Il est aussi sensible au dynamisme des rues, des passants, des charrettes, des petits chevaux solides, des boutiques avec leur devantures « sculptées, fouillées »[5]. Dans la pagode de Suzhou [Sou-Tcheou], il promène son regard sur chaque étage tout en montant. Dans le tombeau de Hong Wu [Hong Wou] à Nanjing, il dirige son regard en suivant les allées, l’alignement des statues, la colline, les tunnels, les escaliers, les échelles, etc. En décrivant ses visites, sans rentrer dans la description détaillée des portes, des pagodes ou des toitures, Segalen s’attache surtout à leur déploiement dans l’espace sous son regard fluide, errant. Ce regard qu’il promène partout en Chine est un regard poétique parce qu’il nous sensibilise à la beauté des monuments visités tout en nous transportant au delà de la simple expérience visuelle.

Le regard poétique essaie aussi de ranimer les monuments dans la grandeur de leur signification. Dans le Temple de l’Agriculture, Segalen évoque les rites impériaux : « Le geste est plus beau que l’objet. L’irréel et l’imaginaire triomphent. Je sais que l’Empereur accomplit ici des fonctions millénaires et purement chinoises. […] Tout un peuple, quatre cents millions de bouches attendent d’une seule faim l’immense récolte qui doit germer sous le soc impérial ! Oui, le geste est grand comme l’Empire, grand comme la terre nourricière et bénie » (LC : 95). Le regard poétique est donc un regard nourri d’imaginaire et sensible au mystère, il sait ranimer l’univers d’une transcendance humaine. Autrement dit, ce regard discerne un espace à la fois géographique, historique et mythique, où l’homme perçoit intimement le cours ondulant et perpétuel de la Vie.

Mais ce besoin instinctif de pénétrer, de s’évader et d’imaginer se reflète tant sur le plan du temps que sur le plan de l’espace. Segalen évoque ainsi « l’oblique et trop ondoyante, trop mobile architecture chinoise, [et s]a sévérité noble » (LC : 86). Dans l’architecture traditionnelle en Chine, les bordures recourbées des toits assurent plusieurs fonctions : la stabilité, la protection, la luminosité, l’identification sociale et régionale, l’esthétique, etc. Du reste, la littérature classique en Chine comporte beaucoup de poèmes à cet égard, où se trouve célébrée la qualité aérienne des édifices, que Segalen perçoit d’un regard encore plus mouvant, plus fougueux.

Segalen exprime ainsi le lien qui unit les bâtiments entre eux : « Poussée par un vent insaisissable, la houle onduleuse des toits jaunes vient à lui [le Palais, c’est-à-dire la Cité Interdite], chaque vague s’épaule à l’autre sans que l’oscillation s’apaise jamais. Et l’œil, balancé d’une crête à l’autre selon cette courbe chinoise, cette volute acérée, ces brisants décoratifs, se berce de cette mer immobile sur laquelle il glisse avec tant de splendeur » (LC : 100-101). Tous les bâtiments sont reliés dans l’espace donné, et expriment un ordre secret. Segalen semble poursuivre un mouvement animé par le dynamisme spatial[6] des bâtiments architecturaux ou plutôt le souffle de vie qui les innerve, les associe. En percevant la mobilité de l’architecture traditionnelle, Segalen redécouvre et restitue entre ciel et terre un mouvement éternel et lent qui est au fond le souffle de la vie et du temps : « Le Monument chinois est mobile, et ses hordes de pavillons, ses cavaleries de toits fougueux, ses poteaux, ses flammes, tout est prêt au départ, toujours, tout est nomade : rendons-lui donc son en-allée, sa fuite, son exode, et sa procession éternelle » (LC : 108). Tout dans cette vision incite à l’aventure gigantesque, et rappelle à l’homme sa précarité, pour suggérer en définitive un dépouillement, un vide mystérieux et existentiel.

Le regard poétique essaie donc non seulement de saisir la richesse extérieure des édifices, mais aussi d’atteindre une présence pure : il délivre ainsi les objets qu’il contemple de la pesanteur et de l’immobilité qui semblent les caractériser, pour en révéler le mouvement essentiel. Segalen décrit ainsi les caractères gravés sur les stèles de Huayin miao [Huoa-yin-miao] : « Sphinx à la valeur unique. Il y en a d’épais et d’empâtés. Il y en a de dansants, il en a de stables, il y en a de vertigineux, où la fougue de tout un art inconnu à l’Europe tourbillonne. Quand ils restent solitaires, leur sens n’est pas un, mais complexe comme leur histoire. Quand, enchaînés par la logique du discours, ils pendent les uns aux autres, et empruntent leur valeur à ceci, qu’ils sont là, et non pas ici, alors ils forment une trame soudaine, figée pour l’artiste lui-même, et qui n’est plus pensée dans un cerveau mais dans la pierre où ils sont entés » (LC : 166). Ainsi, sous le regard poétique, les caractères s’animent pour donner un spectacle : la stèle forme un espace où la calligraphie et les bas-reliefs vivent et se manifestent avec puissance. Une stèle solitaire signifie beaucoup plus que l’événement auquel fait référence le texte qu’elle donne à lire sur sa surface ; en effet, le regard poétique dépasse infiniment la valeur instrumentale du texte, contourne d’emblée la dualité entre l’extérieur et l’intérieur, entre la forme et le sens, pour atteindre ce que l’on peut appeler l’ordre intérieur de la stèle. Les stèles forment une unité, une trame dont le sens ne dépend aucunement de l’extérieur, ni de l’artiste. Autrement dit, si la structure extérieure permet une première rencontre entre le poète et l’objet, le regard poétique capte un autre ordre surgi des stèles, un ordre profond qui s’impose et revendique une expression dans la matière. Ainsi, le regard poétique saisit toujours le dynamisme intérieur de l’objet d’art.

Cependant, le regard poétique peut opérer de façon moins active, s’abandonner au spectacle qui se donne à lui. À Wutai shan [Wou-t’ai-chan], le regard ne se traduit pas par une recherche active de sens, mais trouve dans la contemplation une satisfaction immédiate et totale : « L’œil s’éjouit en plein abandon, il n’y a qu’à ouvrir les deux yeux pour être content de soi, et du moment, et du lieu » (LC : 136). Parfois, la sensation est tellement intense qu’elle provoque un face-à-face absolu où le voyageur abandonne tout mouvement de l’esprit et laisse le champ libre à la présence de l’objet contemplé, ainsi exprimée : dans le temple de la grosse cloche « j’enferme un instant mon regard, ma vision, mon angoisse » (LC : 95). À Huayin miao [Houa-yin-miao], la quête instinctive de la signification s’arrête devant les caractères figurés sur les stèles : « Ils dédaignent de parler. Ils ne réclament point la lecture ou la voix ou la musique ; ils méprisent les syllabes dont on les affuble au hasard des provinces ; ils n’expriment pas, ils signifient, ils sont[7] » (LC : 166). Dans ces moments rares, l’objet regardé se montre avec un tel caractère d’évidence et d’intensité qu’il pénètre littéralement le regard de l’auteur. Point n’est besoin de chercher à le saisir intellectuellement.

En somme, le regard poétique suscite un contact plus intense entre le voyageur et l’objet regardé : il relève d’une façon subtile de percevoir, ainsi qu’une approche immédiate des choses ; tout en restant fidèle au désir de l’inconnu, du mystère, ce regard révélateur dépasse la réalité apparente, interroge le lien de l’objet avec l’espace, et la matière. C’est surtout un regard qui va de la réalité vers la signification, de l’apparence vers la présence, vers le mouvement intérieur, vers la valeur substantielle et pure de l’objet perçu en soi, mais aussi, vers le rêve et son univers de liberté.

L’empereur, une vision poétique

En 1909 en Chine, Segalen contemple la beauté des paysages, mais il constate aussi l’atmosphère de déclin : la pagode de Suzhou [Sou-tcheou], écrit-il, est « [e]n délabrement mitigé, comme bien des choses en Chine » (LC : 46). En dehors de Pékin et des régions de l’ouest aux couleurs intenses, d’autres villes, dominées par l’ingérence des pays étrangers, n’ont aucun attrait aux yeux de Segalen. Hors de son grand voyage, tout n’est qu’« errance lamentable »[8]. C’est dans les derniers jours de la dynastie Qing agonisante que naît le rêve immense de l’Empereur.

L’empereur est le symbole humain du dragon mystérieux, le représentant du Ciel. L’immensité et la durée multiple de son pouvoir intègrent en lui l’union entre la terre féconde et le ciel doté de lois inconnaissables. En lui fluctue la pensée du peuple millénaire, en lui ondulent le cours et l’ombre de milliers d’années, en lui meurent et renaissent les dynasties, en lui s’organise spatialement une immensité sans mesure. L’Empereur est le « phénix du trône » (LC : 151) ; il porte en soi l’immensité, la richesse, le mouvement et l’espoir de l’empire. La façon dont Segalen approche cette figure échappe à la réalité, à l’histoire, au règne du temps et de la contingence, pour en restituer, de façon directe et visuelle, l’immensité ou la perpétuité.

En effet, malgré ses efforts pour connaître « outre ce qu’apparaît le pays, ce que le pays pense » (LC : 34), malgré sa quête d’une « vraie Chine » (LC : 46) aux paysages divers, à la beauté antique et à la somptuosité impériale, Segalen s’applique surtout à former sa propre vision de la Chine : « Au fond, ce n’est ni l’Europe ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine. Celle-là, je la tiens et j’y mords à pleines dents » (C, I : 1148, à Debussy, 6 janvier 1911[9]). Il s’agit d’une vision immense et vide, et de ce fait inspiratrice, puisqu’« il pourrait [y] inscrire les richesses qu’il imaginerait » (Manceron 1992 : 287). Le personnage de Guangxu [Kouang-Siu], l’empereur impuissant, incarne tout à fait cette vision au cœur vide. Selon Segalen, cet empereur qui vit enfermé a dû rêver des choses immenses et chanter pour lui-même, mais « [sa] puissance est vide, et [son] empire désert » (LC : 196). Cette figure inspiratrice répond à l’objectif qui conduit Segalen en Chine : « Je me donnerai tous les jours à Pékin, la tâche ou le Devoir de composer. Puisque tout, tout le reste ne vaut que pour en arriver là » (LC : 60).

La figure de l’Empereur résume la réalité extérieure de l’empire ainsi que ses milliers d’années, sa genèse mythique et son immensité qui forment autour de lui une atmosphère de mystère. Pour Segalen, « le Mystérieux, la sensation de Mystère, n’est donnée qu’au moment où le Réel va toucher l’Inconnu. Et elle est donnée d’autant plus fort que le point de départ du réel est plus complet, plus solide » (LC : 191). Selon ce principe, le personnage de l’Empereur est le foyer d’énergie de la vision de la Chine, le cœur dévorant de tout un univers immense qui se renouvelle selon un ordre impénétrable. Autrement dit, à travers ce personnage Segalen tente de saisir la Chine de façon globale, en s’appuyant sur deux de ses attributs : l’immensité et la durée multiple.

Dans les fragments cités par les Lettres de Chine, l’immensité semble avoir deux sens : l’immensité du pouvoir et l’immensité du monde. Le regard que Segalen porte sur cette immensité est structuré : pour l’exprimer, il recourt souvent à l’opposition entre le lointain et le proche, appliquée aux éléments architecturaux d’une part (cité, palais, jardin) et aux directions ou pôles géographiques d’autre part (Nord vs Sud). L’immensité du pouvoir n’est pas une notion abstraite. Dans les Lettres de Chine, l’Empereur incarne la loi de l’univers : « La Chine est ton empire, et l’Empire est l’image du Ciel » (LC : 150) ; « L’Empereur : tout sera pensé par lui, pour lui, à travers lui. Exotisme impérial, hautain, aristocratique, légendaire, ancestral et raffiné. Car tout, en Chine, redevient sa chose. Il est partout, il sait tout et peut tout » (LC : 122). Pour Segalen, devant l’immensité du pouvoir impérial, tout se transforme et prend un sens nouveau : « Sa capitale ? Jardin pour ses yeux. Sa province ? Petit parc » (LC : 122).

Voici le cœur de la ville… les princes la faisaient à leur gré, et la rasaient à leur colère. Ils jouaient avec elle, la déplaçant de cinq li vers le Nord ou vers le Sud comme nous poussons un meuble encombrant. Trop grande ? On raccourcissait les villes. Très immenses, on encadrait tout de murailles, les retouchant ainsi qu’un chalet de bois menuisé ; et quand le Maître en désirait une autre, il la dessinait ici, comme les allées d’un petit jardin que l’on plante à son gré[10]. (LC : 101).

Soumis à cet immense pouvoir, la ville et le pays sont réduits à un jouet que l’on traite avec une liberté fantasque et capricieuse.

Dans les Lettres de Chine, l’immensité du monde n’est pas une notion indéterminée, mais bien concrète. Selon les textes fragmentaires rédigés dans les Lettres en vue de son roman Le Fils du ciel, le sud est le symbole du faste, des fleurs, des bêtes préférées de l’empereur, des collines et des lacs. Le nord est la direction du pouvoir de l’empereur, de la domination, de la sévérité, du regard qu’il porte sur sa cité impériale, la mer immobile des architectures et l’immense étendue de son pays (voir LC : 100). En fait, la conception que Segalen élabore de l’espace et du monde est clairement influencé par sa lecture du Livre de la Voie et de la Vertu (Daode jing). Il se montre quelquefois sensible au lien indicible entre l’organisation de l’espace, du monde, le pouvoir et la loi entre le ciel et la terre. Par exemple, la ville de Pékin présente une conception spatiale qui répond à l’immensité ordonnée du pouvoir impérial ; son plan est l’image la plus évidente de ce pouvoir avec « le lieu de ses palais, la ligne ordonnée et grandiose, et l’axe triomphal qui la perce de part en part » (LC : 100). Le regard poétique permet donc de discerner l’ordre intérieur de l’immensité de l’espace et du pouvoir de l’empereur.

Par son regard, Segalen cherche également à pénétrer et à saisir la totalité et l’ordre intérieur du temps en lien avec l’empereur. Cette quête aboutit à la notion de la durée multiple, durée constituée des cycles de vie qui se ressemblent et se recommencent à l’infini. Pour discerner la durée multiple, Segalen insiste sur la pérennité des monuments, des dynasties ou des empereurs, qu’il dépouille de leur réalité sociale, politique, quotidienne. En effet, la durée multiple dans laquelle il les saisit n’est pas la durée limitée à un seul monument, une seule personne ou une seule dynastie : « Un empereur tombe ! qu’un autre lui succède : un palais meurt, qu’on en hausse un second exact et répété » (LC : 109) ; « Tu méprises la durée singulière. Un règne s’éteint ? Qu’un autre s’apprête au même sacrifice. Un jour s’abat, vienne le lendemain promis. Phénix des hommes, tu renais de leurs vœux. Tu es partout, tu es toujours, tu passes et tu demeures : que si les êtres fuient, toi seul trône imperturbable en tes règnes divers » (LC : 151). Plus précisément, l’objet saisi n’est pas réduit à une existence individuelle, mais comme inscrit dans l’espèce dont il relève : le Monument, l’Empereur, le Peuple, c’est-à-dire une figure qui contient la totalité des existences de l’espèce à laquelle elle appartient. Ainsi, le temps et la durée sont employés, non pour parler de la vie des choses, mais pour parler de leur existence comme entité. En effet, comme le résume Philippe Postel, dans une première étape du parcours intellectuel que Segalen suit dans son approche de la statuaire chinoise, « l’exotisme consiste à saisir d’un point de vue global, le réel dans sa diversité, ainsi que chaque élément de ce réel dans son unicité absolue » (Postel 2001 : 161[11]). La durée multiple n’est pas une mesure, mais une forme d’existence idéale et immense, sans limite, sans borne.

La durée simple est fragile, soumise au temps qui passe et détruit les choses du monde, comme une bouche béante et anéantissante. Le temps est vorace, certes, mais la durée multiple résiste à la force destructrice du temps, elle est le signe d’une transcendance humaine : « Quel mépris à rebours du Temps lui-même ! Il dévore ? Qu’on lui donne à dévorer. Il ruine ? Il décatit, il abrège, il tronçonne, il éventre et pourrit ? Qu’on lui donne à détruire (LC : 107). C’est la durée multiple qui assure la continuité et le triomphe de l’homme sur le Temps :

Rien de pesant ne résiste aux dents affamées des années : la durée n’est point le sort du solide : l’immuable n’habite pas en nos demeures, mais en nous, et si le Temps ne s’en prend pas à l’œuvre, c’est à l’ouvrier qu’il en veut. Il dévore ? Donnons-lui à dévorer. […] Point de révoltes sacrilèges : honorons les Âges dans leurs chutes magnifiques et le Temps dans sa voracité (LC : 171-172).

La perception de la durée multiple permet à Segalen d’adopter une attitude presque provocatrice à l’égard du temps. Cette perception est aussi une connaissance enivrante, elle permet de saisir non seulement la précarité de notre situation, mais aussi l’espoir de la dépasser. Si notre corps, notre œuvre et notre vie sont détruits par le temps vorace, l’Homme, son Œuvre et son Histoire se perpétueront toujours. Ainsi, la durée multiple semble se rapprocher de l’éternité, puisque la vie s’y termine et recommence vertigineusement, à l’infini, sans précipitation. L’homme qui l’aperçoit vit à la fois le passé, le présent et l’avenir.

Par ailleurs, l’inscription dans cette durée multiple magnifie le sens des gestes de l’empereur. Ainsi, dans le Temple de l’Agriculture, « le geste est grand comme l’Empire, grand comme la terre nourricière et bénie, et ceci, que l’on répète aujourd’hui, n’est que l’écho des milliards de gestes semblables accomplis depuis des époques plus nombreuses que les gerbes dressées » (LC : 95). Le geste immense de l’Empereur est riche de sens parce qu’il s’inscrit pleinement dans le cours de l’histoire millénaire, dans une durée qui se répète et se renouvelle sans cesse, dans les gestes identiques qui se reproduisent depuis quatre mille ans.

Les Lettres de Chine traversent librement l’espace immense, les milliers d’années défuntes, les frontières entre la réalité et le rêve ; elles retracent la rencontre féconde du voyageur avec l’Autre, rencontre qui reflète son amour de la pureté, du mouvement et de l’immensité dans une époque où tout s’agite. Il admire le faste et la beauté de l’empire qu’il embrasse comme un joli rêve immense figuré par l’empereur portant en soi l’image du ciel, la pérennité du peuple, l’immensité du pouvoir, la somptuosité des monuments mais aussi la menace du déclin. Ce qui ressort de son écriture, c’est sa propre Chine, une vision de la Chine, non pas une réalité extérieure et vivante, mais un fait représenté, un trésor de l’esprit. Dans cette vision, au lecteur contemporain de Segalen, la Chine « s’offrait très lointaine et très proche, comme un ordre étrange, n’ayant jamais caché que chaque être porte en soi sa Chine, son nœud de mystère » (Grand 1990 : 13). Le fait de considérer l’objet rencontré en dehors de son propre cours historique le place dans une profondeur indéfinie, et peut susciter une écriture intérieure, un reflet indirect de soi-même.

En réalité, la rencontre de Segalen avec la Chine nous révèle la profondeur poétique d’une vie qui refuse toute sorte de transcendance autre que sa propre durée et son désir de la grandeur, du Mystère ; à travers la figure de l’Empereur, Segalen nous révèle que l’homme est capable de mettre en lumière un moment présent intense où le temps et l’espace sont interpellés dans leur totalité. De plus, cette rencontre comporte des rencontres taciturnes avec des choses qui ne refusent pas le déclin, mais qui s’inscrivent dans une durée multiple, plus vivante,plus ou moins indifférente. En définitive, cette rencontre est aussi la rencontre de l’autre, du différent, du lointain[12].

 

 

  • Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Grand 1990 : Grand, Anne-Marie, Victor Segalen, le moi et l’expérience du vide, Paris, Méridiens Klincksieck, 1990.

LC : Segalen, Victor, Lettres de Chine, présentées par Jean-Louis Bédouin. Paris, Plon, Collection « 10/18 », « Odyssées », [1967] 1993.

Manceron 1992 : Manceron, Gilles, Segalen, Paris, Jean-Claude Lattès, 1992.

Postel 2001 : Postel, Philippe, Victor Segalen et la statuaire chinoise. Archéologie et poétique, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2001.

  • Contributrice

Bie Zhi est docteure de l’Université de Bretagne Occidentale (thèse soutenue sous la direction de Marie-Josette Le Han : « Les correspondances amoureuses de Joë Bousquet : espace d’identité et d’altérité »), postdoctorante de l’Université Sun-Yat-Sen (Canton, Chine). Elle s’intéresse aux correspondances des écrivains modernes, à la poésie du XXe siècle.

  • Bibliographie de l’autrice

Joë Bousquet : Correspondances amoureuses, espace d’identité et d’altérité, Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 2020.

[1] La « vraie Chine » est celle qui demeure intacte des influences étrangères, sur tous les plans. En quittant le Shanghaï cosmopolite, il écrit ceci : « Je m’en vais sans regret, vers la Chine, la très vraie » (LC : 46).

[2] Voir les abréviations dans la bibliographie en fin d’article. Nous nous réfèrons à l’édition des Lettres de Chine (abrégé en LC) chez Plon, parue en 1967 : Victor Segalen, Lettres de Chine, présentées par Jean-Louis Bédouin, Paris, Plon, Collection « 10/18 Odyssées », [1967],1993. Cette correspondance a été traduite en chinois : 谢阁兰著, 《谢阁兰中国书简》, 邹琰译, 上海, 上海书店出版社, 2006 年. / Xie gelan zhu, Xie Gelan zhongguo shujian, Zou Yan yi, Shanghai, Shanghai shudian chubanshe, 2006 nian. / Segalen, Lettres de Chine, traduction de Zou Yan, Shanghai, Shanghai shudian chubanshe, 2006.

[3] Les maisons de Suzhou [Sou-Tcheou], ville qui occupe une place importante dans l’architecture traditionnelle de la Chine, lui paraissent peu chinoises, sans doute parce que leur toiture grise rappelle au voyageur les ardoises de la Bretagne.

[4] Le mot lœss en chinois se dit littéralement « terre jaune » ((huángtŭ 黄土).

[5] « Les autres villes sont accessibles, vastes, encombrées de charrettes à roues ferrées comme des sabots de mules, de petits chevaux solides et fort séduisants, et d’admirables devantures de boutiques, sculptées, fouillées, on dirait à même un or qui était vieux déjà quand on le travaillait » (LC : 61).

[6] En Chine, dans l’antiquité, le positionnement et la planification d’une grande résidence qui comporte des bâtiments, des cours, des parcs, des pavillons et des plans d’eau respectent en général les règles complexes de la géomancie, pour former un espace où le souffle de vie soit propice aux résidents et à leurs descendants.

[7] On reconnaît bien évidemment un texte à l’origine de la Préface de Stèles.

[8] Voir la lettre à Yvonne datée du 5 février 1910 alors que Segalen est en mer vers Nagaski : « Notre voyage a pris fin à Yi-tchang. Depuis, nous errons un peu lamentablement » (LC : 250).

[9] Les références à la Correspondance publiée aux éditions Fayard (2004) sont ainsi signalées, en précisant le destinataire, la date, le tome et la page.

[10] Bien sûr, avec l’avancement de sa réflexion, Segalen nuance cette liberté qu’il prête à l’Empereur. Quelques pages plus loin, il reprend, en lui apportant quelques modifications, cette évocation du pouvoir capricieux de l’Empereur : « Toutes les villes qui jonchent la plaine immense inclinée vers la mer, tu les dessines à ton plaisir ou les défais sous ta colère ; jouant avec leurs murailles. Et lorsqu’il te plaît d’en imaginer une autre, tu la façonnes, dans ton esprit, avec ses allées, ses routes orientées, ses portes et ses tours. […] Autour d’elle, les Provinces, — tes parcs et tes halliers. Les plus proches, tes greniers, les plus reculées, tes campagnes. » (LC : 150). Au long de cette correspondance, la liberté impériale va progressivement s’enliser dans le rêve à mesure que l’image de l’Empereur s’incarne en Guangxu [Kouang-Siu].

[11] Cette citation figure dans la dernière partie de l’étude, « Un voyage à travers les formes sculptées », et concerne l’« art essentiel », avant l’« art de l’élan » et l’« art en devenir ».

[12] Cet article est une étape des travaux soutenus par les fonds de recherches 2020GZQN03, 19ZDA221.