Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)
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La Chine dans la Correspondance de Victor Segalen : une image pleine de contradictions
Guochuan Zhang
De nombreuses œuvres de Victor Segalen sont inspirées par ses voyages en Chine. À partir des Lettres de Chine, qui retracent son premier voyage effectué de 1909 à 1910 au cœur du plus vieil empire, nous nous interrogeons sur les contradictions qui renouvellent chez cet épistolier sa représentation de la Chine. La « méconnaissance » segalénienne de la Chine engendre paradoxalement des créations originales ; apprenant méticuleux de la langue classique chinoise, Segalen ne tente jamais d’en faire sa langue de création ; il consacre sa vie aux recherches en sachant qu’il aboutira à une « incompréhensibilité éternelle du Divers ». Son image de ce pays, marquée par le confucianisme et le taoïsme, est une image pleine de contrastes.
China in Victor Segalen’s Correspondence: An Image Full of Contradictions
Many of Victor Segalen’s works were inspired by his journeys in China. Basing our study on the Letters from China, which depict his first journey, from 1909 to 1910, in the heart of the old empire, we wonder about the contradictions which renew his image of China. His ‘ignorance’ of China paradoxically generates a lot of original creations; he is a meticulous learner of the classical Chinese language, but he never tried to use it as his creative language; he devoted his life to research and nevertheless condemned himself in advance to an impasse, due to his conception of the “eternal incomprehensibility” of the “Divers”. His image of China, marked by Confucianism and Taoism, is an image full of contrasts.
Zhang, Guochuan, « La Chine dans la Correspondance de Victor Segalen : une image pleine de contradictions », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).
La Chine dans la Correspondance de Victor Segalen : une image pleine de contradictions
Guochuan Zhang
La vie et l’œuvre de Victor Segalen (1878-1919) semblent présenter une continuelle contradiction. Quand il mourut en 1919, à l’âge de 41 ans, seules trois de ses œuvres, Les Immémoriaux, Stèles et Peintures, avaient été publiées. Elles n’ont d’ailleurs pas connu à l’époque une grande diffusion. Ceci contraste avec son indéniable succès en Chine aujourd’hui, dû non seulement à la valeur de ses productions littéraires, mais aussi à son image de « sinophile » savant. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en chinois, comme René Leys en 1991, Stèles en 1993, Récit de la mission archéologique dans la Chine occidentale en 2004, Lettres de Chine en 2010, mais aussi les Essais sur la poésie et la peinture en 2010, Peintures et l’Essai sur l’exotisme en 2010[1] . Enfin, de nombreux ouvrages d’inspiration segalénienne ont été écrits, notamment celui de Pang Pei (1966-) intitulé Lettres de Chine de Segalen[2] (2015), ainsi que celui de François Cheng (1929-), intitulé L’Un vers l’autre, en voyage avec Victor Segalen (2008).
Segalen a effectué son premier voyage en Chine entre avril 1909 et février 1910. La correspondance avec sa femme Yvonne durant cette période a été publiée en 1967 sous le titre de Lettres de Chine. À partir de ces lettres, nous nous interrogerons sur les contradictions que révèle chez cet épistolier sa vision de la Chine. Afin d’examiner la façon dont Segalen a composé une image de la Chine par ses écrits, nous analyserons en premier lieu la contradiction entre sa « méconnaissance » de la Chine et la valeur de ses créations originales. Ensuite, nous examinerons la divergence entre sa passion pour le chinois et la langue dans laquelle il a choisi d’écrire. Cela nous conduira à une réflexion sur la mission que Segalen confie à son écriture. Enfin, nous dégagerons sa vision de la Chine sous la double influence du confucianisme et du taoïsme.
Abordons en premier lieu la double « méconnaissance » segalénienne de la Chine qui marque sa première équipée au cœur du plus vieil empire : celle de la réalité sociale et celle des textes classiques. Dans les lettres portant sur le voyage à Shanghaï, nous remarquons que Segalen vouait une grande admiration à la peinture, la calligraphie, la sculpture et l’architecture chinoises. En revanche, il n’a presque jamais abordé d’autres aspects de la Chine, en particulier l’environnement social ou le peuple chinois.
Si l’on compare Segalen avec le missionnaire écossais Robert Morrison (1782-1834), dont le récit de voyage (Morrison 1819) est caractérisé par sa richesse en matière d’expérience humaine, on ne peut que constater que l’écrivain français était paradoxalement isolé des hommes. Ne fréquentant ni lettrés ni artistes, il n’a pas cherché à rencontrer des maîtres chinois qui eussent pu l’initier à leur culture. Les Chinois dans ses écrits sont souvent représentés d’après son imaginaire, notamment l’Empereur au destin dramatique Guangxu [Kouang-Siu], qui n’est qu’une victime prédestinée entre le Ciel et le peuple chinois, mais aussi le représentant parfait du haut fonctionnaire, Yuan Shikai [Yuan Che-K’ai], qui incarne pour lui l’« invariable Milieu » confucéen, car il dispose de la sagesse chinoise lui permettant d’équilibrer le pouvoir et l’ambition. Ces récits reflètent la Chine de Segalen, un pays entre le réel et l’imaginaire[3]. Par ailleurs, nous sentons dans ses écrits un manque de contact, de communication avec le peuple chinois. Les rares Chinois ordinaires qui apparaissent sous sa plume et qui, d’ailleurs, s’expriment rarement, ne sont que des traducteurs ou de vieux maîtres enseignant le chinois. En revanche, il a rencontré durant ses séjours en Chine de nombreux Occidentaux : diplomates, médecins, missionnaires, hommes d’affaires et écrivains tels que son compagnon de voyage Augusto Gilbert de Voisins ou bien le consul Paul Claudel. « Ensemble ils ne cessaient de parler de la Chine et de porter des jugements sur elle ; ceux-ci les renvoyaient à l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes » (Cheng 2008 : 19). D’ailleurs, durant son séjour à Pékin, il a fréquenté un jeune Français qui lui servait de professeur de chinois et lui faisait des confidences : cette rencontre lui a inspiré son roman René Leys (1922). Le contenu des lettres adressées à Yvonne confirme son indifférence vis-à-vis de la réalité sociale : à cet égard, les descriptions de « [s]a Capitale » (LC : 60), Pékin, ne portent guère que sur l’architecture.
Cette indifférence est due à l’objectif d’écriture de Segalen, amoureux d’une Chine métaphorique, personnelle et livresque. Juste avant son premier voyage en Chine en 1909, Segalen a décrit sa conception de la « beauté de la passe de l’Est » à sa femme : « Comme un beau fruit mûr dont on palpe amoureusement les contours, notre marche lente mais certaine entoure d’un sillage distant la globuleuse Chine dont je vais si goulûment presser le jus ! » (LC : 42). Pour lui, la Chine n’est qu’un objet qui attend d’être observé.
Outre son indifférence vis-à-vis de la réalité sociale du peuple chinois, nous pouvons relever chez Segalen une trahison parfois audacieuse des classiques chinois. Dans sa préface de Stèles dans les Œuvres complètes chez Robert Laffont, Henry Bouillier a d’ailleurs constaté que Segalen « s’est inspiré des textes sans cesser de les trahir […]. Ils n’ont été pour lui que les négatifs du poème, des clichés sans image que la grâce poétique développait le temps d’un éclair » (OC, II : 29). Cette trahison a également été relevée par Qian Linsen et Liu Xiaorong. Ces deux chercheurs chinois signalent, dans les épigraphes du recueil intitulé Stèles, quelques imitations des classiques chinois qui pourraient laisser les lecteurs chinois perplexes. Ainsi, le poème intitulé « Pour lui complaire » est précédé d’une épigraphe : 撕绸倒血, littéralement « déchirer la soie, répandre le sang » ; ces quatre caractères inspirent directement ce poème qui retrace son amour pour celle qui aime à déchirer la soie :
Pour lui complaire, je lui donnerai cent pieds de tissu sonore. Mais ce cri n’est plus assez neuf.
[…] Pour lui complaire, je tendrai mon âme usée : déchirée, elle crissera sous ses doigts.
[…] Un sourire, sur moi, alors, se penchera. (OC[4], II : 74)
Concernant l’expression sī chóu (撕绸), « déchirer la soie », inconnue des livres chinois, il s’agit probablement d’une création de Segalen, forgée à partir d’une autre expression, lexicalisée : liè bó (裂帛), signifiant « [comme] une soie que l’on déchire », et qui est fréquemment utilisée, par extension métonymique, pour désigner les « livres anciens[5] » copiés sur de la soie. Segalen a probablement pensé que liè (裂) est ici un synonyme de sī (撕), et bó (帛), un synonyme de chóu (绸). Pourtant, un mot chinois relève souvent de plusieurs catégories grammaticales. Segalen prend pour un verbe ce qui, dans l’expression lexicalisée liè bó (裂帛), doit être considéré comme un nom : lié (裂) est en effet compris comme un nom qui signifie une « pièce de soie ». Ainsi, les deux chercheurs chinois considèrent cette épigraphe comme une erreur de Segalen. Pourtant, il est indéniable que de cette « erreur » est né un poème infiniment émouvant (voir Qian 1996 : 59).
Certes, Segalen est un grand lecteur des classiques chinois, mais il lui arrive de mal interpréter certaines formules. De cette « méconnaissance » sont nées des créations originales. En effet, à l’instar de Marco Polo, Segalen semble avoir « mal compris » Pékin, mais tous deux ont contribué à rendre Pékin plus intrigante et mystérieuse aux yeux des lecteurs occidentaux. De plus, la célèbre métaphore que Segalen a formulée dans sa lettre à Henry Manceron du 23 septembre 1911, lorsqu’il évoque « le transfert de l’empire de Chine à l’empire de soi-même » (C, I : 1244), explicite cet éloignement volontaire de la réalité. Dans la première stèle du recueil, intitulée « Sans marque de règne », Segalen répète que ses écrits sont placés dans une « ère unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que tout homme instaure en lui-même et salue, à l’aube où il devient Sage et Régent du trône de son cœur » (OC, II : 40).
En tant qu’écrivain, Segalen a lié intiment sa carrière littéraire à la Chine où il a passé un sixième de sa vie. Nombreuses sont ses œuvres qui ont été inspirées par ses séjours et ses voyages en Chine : Briques et tuiles, Équipée, Stèles, Le Fils du ciel ou René Leys,. En feuilletant ses manuscrits, nous remarquons que ses annotations font régulièrement référence aux classiques chinois, ainsi qu’à l’histoire de la Chine. Les réinterprétations des mythes, des légendes, des faits historiques et des rites chinois dans Stèles sont exceptionnellement riches. De plus, les cinq parties qui composent ce recueil — Stèles face au Midi, Stèles face au Nord, Stèles orientées, Stèles occidentées, et Stèles du milieu — font référence aux « cinq agents » (wǔ xíng五行), une des bases de la cosmologie chinoise. D’ailleurs, les soixante-quatre poèmes de ce recueil font écho aux soixante-quatre hexagrammes du Yi jing, « système qu’il [Segalen] connaît bien et qui figure spatialement l’évolution qualitative du Temps » (Cheng 1992, 150). En outre, pour François Cheng, dans l’édition originale des Stèles faite d’un long rouleau de papier plié en accordéon, la pliure constitue « un vide qui rompt rythmiquement la chaîne linéaire ». (Cheng 2008 : 52-53).
Outre ses connaissances des classiques écrits en langue chinoise, Segalen a entrepris d’apprendre le chinois. En mai 1908, il a suivi des cours de chinois à l’École des langues orientales à Paris et au Collège de France sous la houlette du professeur Édouard Chavannes. Plus tard, sur les conseils du sinologue Arnold Vissière, il a continué son cursus à Brest. Son intention première d’apprendre le chinois était motivée par le projet de rédaction d’un recueil de proses exotiques, d’un exotisme originel, « dépouillé de tous ses oripeaux, […] [débarrassé] de tous ceux qui les employèrent avec une faconde niaise » (OC, Essai sur l’exotisme : I, 749, 11 décembre 1908). Ses études se sont poursuivies après son arrivée à Pékin en 1909 : « À 8h30, exact, cérémonieux et poli, arrive le vieux lettré qui, 2 h 30 durant, me fait parler, lire, écrire, traduire, converser, réfléchir en chinois, le tout avec une patience admirable, et — à ma grande surprise — avec une vraie science de l’enseignement » (C, I : 900, à Yvonne, 24 juin 1909). À cet apprentissage systématique s’ajoutait la lecture des classiques chinois. Ainsi a-t-il acquis un niveau linguistique inégalé parmi les écrivains de son époque qui s’intéressaient à la Chine.
Pourtant, Segalen n’a jamais essayé d’en faire sa langue de création. Ce choix est dû tout d’abord à ses compétences linguistiques car le niveau requis pour être capable de faire des recherches dans une langue n’égale pas, et de loin, celui qu’exige une création littéraire dans cette langue. Comme François Cheng l’a confirmé au sujet de la langue, « force nous est de constater, avec stupéfaction, qu’il n’y a pas de système constitué plus étanche, dressant des barrières aussi sévèrement gardées, difficilement franchissables aux yeux de quelqu’un qui n’a pas la chance de “naître dedans” » (Cheng 2010, 9).
Adopter une langue, c’est penser dans cette langue et donc accepter ses valeurs. Si Segalen n’a pas opté pour la langue chinoise dans sa création littéraire, c’était lié également à l’objectif de son séjour en Chine. Dans une lettre adressée à Claude Debussy, Segalen a confirmé qu’il n’était venu ici que pour chercher « une vision de la Chine » (C, I : 1148, 6 janvier 1911). En outre, le choix d’une langue d’écriture contre une autre renvoie parfois à une hiérarchie implicite entre les deux cultures liées aux deux langues concernées. Lorsque Segalen est arrivé en Chine en 1909, la situation politique chinoise était des plus fragiles. La dynastie régnante, qui sera renversée deux ans plus tard par les révolutionnaires, était profondément déstabilisée par l’invasion des puissances européennes et par le mouvement de modernisation à l’occidentale. Segalen assiste à la fin d’un empire qui avait laissé derrière lui sa gloire et à la naissance d’une Chine nouvelle mais encore faible. Venu d’une culture puissante, Segalen ne ressentait pas l’exigence de s’adapter à une culture déclinante. Sa passion pour la Chine, plus précisément pour l’ancien empire, l’a poussé à effectuer ses recherches dans les classiques, la réalité de l’époque lui étant indifférente. Ainsi, même si ses épigraphes chinoises dans Stèles renvoient à l’histoire ainsi qu’aux classiques de la Chine, Segalen est resté un écrivain francophone.
Bien que Segalen n’ait pas adopté la langue chinoise, c’est bien en construisant une image de la Chine qu’il élabore sa propre écriture. Contre les « impressions de voyage », il a essayé de restituer une Chine authentique : « Il me faut savoir outre ce qu’apporte le pays, ce que le pays pense. » (LC : 34). Mais cette haute ambition entre parfois en conflit avec ce qui peut transparaître dans certains de ses écrits, comme dans la Correspondance, où il évoque par moments une certaine fascination pour le pittoresque, dont il critique pourtant par ailleurs les facilités. Segalen lui-même ne nie pas cette contradiction dans ses écrits. Dans les premières pages d’Équipée, il écrit : « J’ai toujours tenu pour suspects ou illusoires des récits de ce genre : récits d’aventures, feuilles de route, racontars », mais ajoute : « C’est pourtant un récit de ce genre, récit de voyage et d’aventure que ce livre propose dans ses pages mesurées comme des étapes » (OC, II : 265). Dans les lettres adressées à Yvonne, il exprime souvent son envie de se procurer des souvenirs qui valent « la peine d’être expédiés » : « Je te promets à ton arrivée ici, à la fois les jolies récoltes, et aussi, de recueillir à nous deux, très lentement et très sûrement de fort belles choses diverses » (C, I : 932, 22 juillet 1909). Ces écrits nous révèlent un autre aspect de Segalen : un voyageur qui note ses « impressions » premières et ses émotions.
Page extraite du manuscrit d’Équipée.
À la recherche du Divers, Segalen refuse toute occidentalisation des villes chinoises. Observons un extrait d’une de ses lettres où il rejette tout ce qui en Asie lui rappelle l’Europe. :
J’ai reçu cette après-midi la visite d’une jeune Mandchoue, qui, accompagnée d son mari, interprète chinois, est venue chez moi avec un exotisme interloquant. Coiffure édifiée des heures durant, cheveux plats, lèvres peintes d’un rouge étonnant, joues plaquées d’un rose Maurice Denis très exact, sourcil prolongé… Enfin, tout ce qu’il y a de plus textuel dans l’ex-Européen, l’ex-centrique […] quelle distance effroyable ! quel exotisme, ô dieux ! (LC : 80).
Pourtant, si Segalen refuse toute assimilation et poursuit le Divers, dans sa correspondance avec sa femme, il se réjouit souvent de la similitude entre la Chine et sa Bretagne natale. À Suzhou [Sou-tcheou] qu’il définit comme « la vraie Chine », il note une analogie avec la Bretagne en découvrant des « fermes un peu bretonnes, [des] toits gris à peine chinois » (LC : 46). De nouveau, à côté du tombeau des Ming, il remarque « la plus grande ressemblance avec une ferme bretonne » (LC : 118). Le climat durant sa première équipée en Chine lui rappelle sans cesse le temps à Brest : « ciel bleu […] couleurs toujours changeantes et toujours étonnantes » (LC : 213).
La logique de l’« exote » s’oppose a priori à cet attachement à l’analogie entre le lieu nouveau et sa région natale. Ce contraste se traduit également par les répétitions fréquentes dans ses lettres : la programmation du voyage de sa femme et de son fils revient dans presque toutes ses lettres. Pour Pierre-Jean Dufief, cette répétition constitue un procédé qui lui permet d’« apprivoiser la Diversité et l’inquiétante altérité » (Dufief 2007, p. 58). D’ailleurs, François Cheng exprime bien cette idée dans L’Un vers l’Autre : « La recherche du Divers n’étouffe point le besoin et la nostalgie de l’Unité », car « “le Divers ne divertit point”. Au contraire il recentre » (Cheng 2008 : 9 et 40).
À travers toutes ses œuvres, Segalen poursuit le Divers. Selon lui, « L’Exotisme n’est pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même, […] mais une incompréhensibilité éternelle » (OC, Essai sur l’exotisme : I, 751, 11 décembre 1908). Cette définition révèle une autre contradiction de Segalen, qui s’est mis en quête de la Chine, mais la conclusion de cette quête est préétablie : une « incompréhensibilité éternelle » qui se traduit, dans ses descriptions de la Chine, par l’image du vide et de l’inaccessibilité. Dans ses lettres adressées à Yvonne, Segalen en effet semble privilégier cet aspect des villes chinoises : le vide. Il rapporte ainsi sa visite au tombeau de Hongwu [Hong Wou] à Nankin : « C’est un peu le lot de toute ville chinoise, qui ne remplit jamais ses murailles énormes. […] Rien d’autre : le Mausolée est vide. Et cette promenade triomphale ou fantastique aboutit à cela. Image d’un des côtés de la Chine, sans doute » (C, I : 873 et 874, à Yvonne, 3 juin 1909). De même, dans une de ses « proses », il évoque la légende de la ville vide (à Nankin) :
Et la Ville toute jeune, toute vierge, se referma sur personne, et resta vide dans son enceinte énorme, et vides ses pavillons, ses tours à neuf étages, ses palais et ses jardins où les fleurs jaillirent pour elles-mêmes. (LC : 102)
Cet aspect vide se répète dans les descriptions de la Cité Interdite dans René Leys, que le jeune ami du narrateur ne nomme que par des noms vides tels que « le Dedans », « la magie enclose dans ces murs » ou même « Ceci » (OC, II : 457). Ce que le narrateur poursuit semble être un objectif vide. Dans ses écrits, la répétition du mot vide intensifie l’aspect inaccessible et mystérieux de la Chine et nous transmet la déception du narrateur qui ne peut atteindre son objectif. Pourtant, il est à noter que, dans la tradition taoïste, le vide occupe une place primordiale : « Du vide est né le cosmos dont émane le Souffle vital » (Cheng 1991 : 54). Ce vide inspire à Segalen de nombreux ouvrages entre le réel et l’imaginaire, caractérisés par un mystère où « le Réel va toucher l’Inconnu » (LC, introduction de Jean-Louis Bédouin : 11), selon l’expression de Jean-Louis Bédoin, ou, comme le formule François Cheng : « On peut se demander si, pour lui, la Chine ne fut pas précisément le milieu idéal où le Réel, mieux que partout au monde, touchait, de plus près, l’Inconnu. » (Cheng 2008 : 38).
Chez Segalen, l’image de la Chine est caractérisée par une série d’échos non seulement avec la pensée taoïste, mais aussi avec l’orthodoxie confucianiste. Tout d’abord, Segalen construit l’image d’une Chine confucianiste. À mesure de son voyage à l’intérieur de la Chine, l’ancien monde chinois se déploie devant ses yeux. Pékin, « [s]a Capitale » (LC : 60), représente idéalement sa conception de l’Empire du Milieu. La Cité Interdite se situe au centre de la capitale, entourée des quatre temples — du Ciel, de la Terre, du Soleil et de la Lune —, ce qui suggère la place centrale du Fils du Ciel dans le Cosmos. La disposition architecturale de cette ville est caractérisée par la notion du Milieu et de l’équilibre dans la philosophie confucéenne. Si Segalen n’hésite pas à montrer son attachement à cette ville — « Pékin me plaît » (LC : 69) ; « le séjour de Péking se déroule heureux et clair et chaud » (LC : 107) —, c’est qu’elle est liée à ses yeux à l’image du Fils du Ciel, représentant de la société féodale chinoise sous l’emprise du confucianisme. Grâce à son imagination, il mettra d’ailleurs en scène cette figure impériale dans Le Fils du Ciel.
Dans les lettres adressées à sa femme relatant son voyage au cœur de la vieille Chine, grâce aux descriptions des villages chinois où la vie se caractérise par la simplicité et le bonheur, nous apercevons l’influence du taoïsme sur l’épistolier. Lorsqu’il évoque le lien de Claudel avec le Livre de la Voie et de la Vertu de Laozi, il parle tout autant de lui-même. « Comme moi, il est d’emblée en Chine, allé vers le Tao-tö King [Daode jing], l’abyssale pensée du vieux Lao-tseu » (LC : 63). Dans la province du Shanxi [Chan-si], Segalen fait l’expérience d’une Chine ancienne et « sympathique » : « Hautes montagnes toutes voisines, et paysages en terrasses toutes cultivées, si éminemment chinois. Des villages, tant de villages. Curiosité polie et plutôt sympathique partout où nous allons. » (LC : 154). Cette expérience est relatée dans le vingtième épisode d’Équipée, qui est une réécriture d’un mythe littéraire chinois intitulé le Récit de la Source aux fleurs de pêchers, écrit par Tao Yuanming (365-427) : « Des chiens familiers aboient. Des fumées montent dans le soir. Les montagnes, très hautes à l’entour, non pas implacables, mais douces, font de ceci un canton évidemment isolé, évidemment inconnu du monde puisque mes gens et les habitants d’en bas l’ignoraient. » (OC, II : 303). Cette description entre en écho avec le « petit pays de faible population » de Laozi où le peuple « trouve savoureuse sa propre nourriture, trouve beaux ses vêtements, se contente de son habitation, se réjouisse de ses coutumes », et où « les habitants de deux pays contigus se contentent de s’apercevoir réciproquement et d’entendre leurs chiens et leurs coqs ; ils mourront de vieillesse sans qu’il y ait eu de visites réciproques » (Laozi 1980 : 83). Par ses écrits, Segalen nous transmet son aspiration au « retour à l’état de bois brut » (Laozi 1980 : 31), prôné par le sage taoïste.
Les manuscrits de Segalen sont annotés de nombreux classiques confucéens ; pourtant, beaucoup de ses manuscrits sont précédés d’un sceau de quatre caractères : 聊以自娱 (liáo yǐ zì yú, expression figée signifiant « juste pour mon propre plaisir ») (voir la page extraite du manuscrit d’Équipée ci-dessus). Ce sceau révèle qu’à côté du Segalen sérieux selon le modèle confucéen, il existe un autre Segalen, romanesque, selon la conception taoïste. Cette tendance taoïste est en outre illustrée par les « Peintures dynastiques », où Segalen laisse de côté son attachement à l’orthodoxie confucianiste et fait l’éloge des derniers empereurs de chaque fin de dynastie, qu’il nomme « ces ruineux, ces destructeurs », car, selon lui, « comment donc rénover, comment restaurer l’ordre sans tout d’abord instaurer le désordre ? » (OC, Peintures : II, 214). Pour revenir au sceau, un fait intéressant attire l’attention du lecteur : le sceau, qui, dans le manuscrit d’Équipée, apparaît au début de chaque chapitre, est imprimé à l’envers dans certains d’entre eux, mais de façon apparemment aléatoire (dans les chapitres I, II, IV, V, VII, IX, XV et XXIII). Nous pouvons nous demander s’il s’agit à nouveau d’une méconnaissance de la part de Segalen, ou s’il ne pratique pas un double jeu. Le chapitre X, où justement le sceau est imprimé à l’envers, commence ainsi :
POUR DEVISE, j’ai cherché des mots expressifs, et le symbole de ce voyage double. J’ai cru les trouver coexistants dans la Science Chinoise des Cachets, des Fleurons et des Caractères Sigillaires. Précisément les figures doubles sont nombreuses, — qui pourraient s’appliquer au double jeu que je poursuis. — Par exemple, l’enroulement réciproque des deux virgules du Tao, l’une blanche, l’autre noire, égales, symétriques, sans que l’une l’emporte jamais sur l’autre. […] Mon voyage et le but de mon voyage s’enferment et s’envolent là-dedans avec facilité : L’Inventé, c’est le Blanc-mâle, le souffle aux milliers de couleurs. Le Réel sera le Noir-féminin, masse de nuit. (OC, II : 282)
Ce sceau, parfois à l’endroit, parfois à l’envers, pourrait symboliser la coexistence du réel et de l’imaginaire dans les écrits segaléniens. Ce double jeu est également présent dans un poème de Stèles, intitulé « Stèle du chemin de l’âme », inspiré par le Jiànlíng (建陵), c’est-à-dire le tombeau de l’empereur Liáng wéndì (梁文帝) qui a régné pendant la période des dynasties du Nord et du Sud (420-589). Devant ce tombeau se trouvent deux stèles symétriques. Sur celle de gauche figurent huit caractères : 太祖文皇帝之神道 (Tài zǔ Wén huángdì zhī shéndào, « Chemin de l’âme du Grand aïeul l’empereur Wen »] ; celle de droite est constituée de ces mêmes huit caractères, mais inversés, ce qui inspire à Segalen l’idée selon laquelle la stèle de gauche marque le chemin des vivants et celle de droite, le chemin de l’âme. Cette stèle dont les caractères sont inversés représente probablement une vision inversée de la vie et de la mort. Segalen nous a fait part de son explication :
Huit grands caractères inversés. Les passants clament : « Ignorance du graveur ! ou bien singularité impie ! » et, sans voir, ils ne s’attardent point.
Vous, ô vous, ne traduirez-vous pas ? Ces huit grands signes rétrogrades marquent le retour au tombeau et le Chemin de l’âme, — ils ne guident point des pas vivants.
Si, détournés de l’air doux aux poitrines ils s’enfoncent dans la pierre […],
C’est clairement pour être lus au revers de l’espace, — lieu sans routes où cheminent fixement les yeux du mort. (OC, II : 104)
En conclusion, la « méconnaissance » segalénienne de la Chine engendre paradoxalement des créations originales ; apprenant méticuleusement la langue classique chinoise, Segalen n’a pourtant jamais tenté d’en faire sa langue de création ; il a consacré sa vie aux recherches et s’est cependant mis lui-même dans une impasse, car il considère le Divers comme une « incompréhensibilité éternelle ». Son image de la Chine, caractérisée par le confucianisme et le taoïsme, est pleine de contrastes. Chez Segalen, auteur et épistolier caractérisé par ces contradictions, nous remarquons un conflit continuel mais également une harmonie entre le Moi et l’Autre. Sa « Stèle du Chemin de l’âme » illustre son regard inversé et justifie la présence des divergences chez lui et dans ses écrits. N’oublions pas que, dans l’Essai sur l’exotisme, il signale que « sur une sphère, quitter un point, c’est commencer déjà à s’en rapprocher » (OC, I : 764, 2 juin 1911).
Bibliographie
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Cheng 2008 : Cheng, François, L’Un vers l’Autre : en voyage avec Victor Segalen, Paris, Albin Michel, « Littérature », 2008.
Cheng 2010 : Cheng, François, Le Dialogue : une passion pour la langue française, Paris, Desclée de Brouwer, « Proches lointains », 2010.
Dufief 2007 : Dufief, Pierre-Jean, « Les Lettres de Chine de Segalen : la correspondance de voyage ou les tensions d’une écriture », dans Pierre-Jean Dufief (dir.), La Lettre de voyage, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2007, p. 53-66 [Actes du colloque de Brest, novembre 2004].
Laozi 1980 : Lao-tseu, Tao-Tö king, dans Philosophes taoïstes, textes traduits, présentés et annotés par Liou Kia-hway et Benedykt Grynpas, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980.
LC : Segalen, Victor, Lettres de Chine, présentées par Jean-Louis Bédouin. Paris, Plon, Collection « 10/18 », « Odyssées », [1967] 1993.
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Qian 1996 : 钱学森、刘小荣,《谢阁兰与中国文化》,《中国比较文学》,1996年,4期 , 52-63页 / Qián Xuésēn, Liú Xiăoróng, « Xiè Gélán yŭ zhōngguó wénhuà », Zhōngguó bĭjiào wénxué, 1996, 4 qī, 52-63 yè / Qian Xuesen, Liu Xiaorong, « Segalen et la culture chinoise », Littérature comparée en Chine, 1996, n° 4, p. 52-63.
Présentation
Guochuan Zhang, dispensant des cours de langue et de civilisation chinoises dans le secondaire depuis 2014, est professeure agrégée de chinois et titulaire d’une thèse intitulée La symbiose de la culture occidentale et de la culture chinoise dans la poésie de François Cheng (dir. Sophie Guermès, Université de Brest). Ses recherches portent sur la littérature comparée entre la Chine et la France.
Bibliographie de l’autrice
« De la peinture à la poésie : harmonie entre le macrocosme et le microcosme chez François Cheng », dans Ardua (Association Régionale des diplômés d’Université Aquitaine), François Cheng, Écriture et quête de sens, Dax, Éditions Passiflore, 2020.
« La symbiose entre l’homme et la nature chez François Cheng », Traduire, n° 242, Hors-cahier, 2020, p. 126-38. (Lien sur OpenEdition, 15/08/2021).
« Une rencontre inattendue : François Cheng, infatigable pèlerin de l’Occident », La Francophonie en Asie-Pacifique, n° 5, Chine et francophonie, 2020, p. 39-48.
[1] Toutes les références des traductions des œuvres de Segalen en chinois sont détaillées par Muriel Détrie dans son article : « Victor Segalen vu par les lecteurs chinois », Cahiers Victor Segalen, n° 3, Lectures chinoises de Victor Segalen, textes réunis et édités par Huang Bei et Philippe Postel, Paris, Honoré Champion, 2017, p. 21-42.
[2] Voir dans ce numéro l’article de Philippe Postel.
[3] François Cheng a consacré un texte, « Espace réel et espace mythique », à cette ambiguïté segalénienne, lors du colloque consacré à Victor Segalen en 1978 au Musée Guimet, texte repris dans son essai L’Un vers l’Autre. En voyage avec Victor Segalen, Albin Michel, 2008.
[4] L’abréviation OC renvoie aux Œuvres complètes de Victor Segalen, édition de Henry Bouillier, publiées chez Robert Laffont, collection « Bouquins », 2 tomes, 1995.
[5] Grand Dictionnaire Ricci de la langue chinoise, Paris, Taipei, Instituts Ricci, Desclée de Brouwer, tome IV, p. 40, n° 7043.