Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)
Cliquer ici pour obtenir le texte au format .pdf
L’humour dans la Correspondance de Victor Segalen
L’humour est une qualité majeure de Victor Segalen, alors même qu’il passe pour un écrivain exigeant et altier. L’humour se distingue de l’ironie, beaucoup plus amère, surtout présente dans Les Immémoriaux. Il faut également le différencier de l’esprit, pourtant très proche. Pour définir l’humour, on se référera à Voltaire, à Chesterton et surtout à Freud, qui en montre le caractère libérateur. Chez Segalen, l’humour n’est pas une constante stylistique mais plutôt une forme d’élégance et un trait de vitalité. C’est surtout avec les êtres jeunes que Segalen montre un aspect inattendu de sa personnalité, sa malice et son goût du jeu.
Humour in Victor Segalen’s Correspondence
Humour is a main feature of Victor Segalen, although he is seen as a demanding and haughty writer. Humour is different from irony, which is more sarcastic. Close as they may be, humour and wit differ from one another as well. Main references to define humour are Voltaire, Chesterton and, above all, Freud who has highlighted its relieving feature. In Segalen’s work humour is not a stylistic characteristic but, rather, a kind of elegance and vitality. Young people are the favorite audience with whom Segalen discloses an unexpected part of his personality, encompassing his taste for playing and mischief.
Dollé, Marie, « L’humour dans la Correspondance de Victor Segalen », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).
L’humour dans la Correspondance de Victor Segalen
Marie Dollé
Dans l’appendice qu’il consacre à l’humour dans son ouvrage, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Freud nous avertit : tous les hommes ne sont pas capables d’humour . Il ajoute : « c’est là un don rare et précieux », et « à beaucoup manque jusqu’à la faculté de jouir du plaisir humoristique qu’on leur offre » (Freud 1974 : 408). L’humour est une faculté que peu possèdent, tout le monde n’est pas capable de l’apprécier. Or, cette qualité est un des nombreux dons que possède Victor Segalen. Lorsqu’on lit ses livres, l’humour n’est sans doute pas la première caractéristique qui vient à l’esprit. On le perçoit comme un auteur difficile, exigeant, altier. Et pourtant… Aucun de ses livres n’est dépourvu d’humour, sauf le premier peut-être, Les Immémoriaux, marqué par une ironie amère. Son recueil le plus connu, Stèles, en impose par son côté hiératique. On oublie la malice (je reviendrai sur ce terme) dont il peut faire preuve. Prenons par exemple l’« Éloge d’une vierge occidentale » :
La raison ne s’offense pas : certainement une vierge occidentale a conçu, voici deux mille années, puisque deux mille ans avant elle, Kiang-yuan, fille sans défaut, devint mère parmi nous : ayant marché sur l’empreinte du Souverain Roi du Ciel.
Et enfanta aussi légèrement que la brebis son agneau, sans rupture ni grands efforts. Même le nouveau-né se trouva recueilli par un oiseau qui d’une aile faisait sa couche et de l’autre l’éventait.
Ceci est croyable. Le philosophe dit : Tout être extraordinaire naît d’une sorte extraordinaire : la Licorne autrement que chien et bouc ; le Dragon non pas comme lézard. — M’étonnerai-je si la naissance des hommes extraordinaires n’est pas celle des autres hommes ?
La raison ne s’offense pas. Certainement une vierge occidentale a conçu. (OC, II : 46)
Segalen fait mine d’accepter le dogme de l’Immaculée Conception, et, en fait, s’en moque sans agressivité, avec humour. C’est un premier exemple. Il compare, sans le nommer, un « homme extraordinaire », le Christ, au Dragon ou à la Licorne, et insinue de cette façon que son existence est tout aussi fabuleuse. L’humour procède souvent en utilisant une comparaison implicite, qui permet l’insinuation et, comme l’ironie d’ailleurs, suppose la participation active du lecteur. Au passage, le poète rappelle que de telles histoires de conception miraculeuse ne sont pas sans précédent et manquent par conséquent d’originalité.
Comment définir l’humour ? C’est Voltaire qui introduit le terme, en parlant des Anglais. Il existe, écrit-il le 20 août 1761, à l’abbé d’Olivet, un mot dans leur langue, prononcé « yumor » qui désigne « la plaisanterie, la gaîté, l’urbanité » dont ils savent faire preuve (1880-1882 : 145). Il aura donc fallu attendre le XVIIIe siècle pour donner un nom à une attitude qui, fort heureusement, existait également en France et dans d’autres pays. Notons toutefois qu’il existe des langues où le terme est quasiment intraduisible, ce qui en dit long.
L’humour n’a rien à voir avec l’ironie, beaucoup plus agressive et souvent amère. L’humour est souvent considéré comme une qualité positive, alors que nous redoutons l’ironie. L’ironie n’est pas gaie et l’« urbanité », c’est-à-dire la courtoisie, l’affabilité, l’usage du monde, en est le plus souvent absente. L’ironie n’est pas absente de la Correspondance et on y retrouve ce même « arrière-goût d’âpreté » que revendiquait Segalen dans Les Immémoriaux. Je rappelle rapidement le contexte. À Tahiti, l’écrivain, alors jeune médecin dans la Marine, a recueilli ce qu’il pouvait de « l’héritage Gauguin », les bois de la Maison du Jouir, toutes les toiles qu’il a pu acheter, la palette du peintre. Or, dans une lettre à Claude Farrère du 2 septembre 1906, il s’indigne du traitement scandaleux qui est réservé à son œuvre et se moque des honneurs qu’on réserve à un « peintre bohème et cabotin » qui grâce à de « politiquardes influences » expose ses tableaux dans l’ancien « palais » des Pomaré, tandis que « dans un réduit voisin se cachent trois toiles de Gauguin dont une seule éclabousserait les immondices du Peintre officiel » (C, I : 679). L’ironie est dans bien des cas liée dans la correspondance de Segalen à la colère que suscitent la bêtise, l’injustice, ou la déception.
Le passage de l’humour, affable, à l’ironie, plus amère, indique parfaitement dans la correspondance l’évolution du rapport que Segalen entretient par exemple avec ses parents, et plus particulièrement avec sa mère. On sait que cette dernière, Ambroisine, était une femme autoritaire et qu’elle tenait son fils sous une tutelle étroite, surveillant sa vie amoureuse et ses dépenses (les deux étant dans une certaine mesure liées). Elle aurait sans doute souhaité faire de son fils un personnage aussi médiocre et bien-pensant que le pharmacien de Madame Bovary, Homais. Elle n’a certainement jamais rien compris à ses ambitions littéraires. Même quand il est parti de Brest pour faire ses études de médecine à Bordeaux, le jeune homme a souffert de la tutelle et de la pingrerie maternelles. Il doit expliquer la plus petite dépense, mais il ne regimbe pas, ne s’offusque pas, et se contente d’adresser à sa mère, pour 10 francs non justifiés, ce qu’il appelle leur « extrait mortuaire » (ibid. : 229, à sa mère, 16 novembre 1999). Le ton se durcit au fil des années. Dans une lettre du 27 novembre 1905 (il est médecin, et s’est marié à Yvonne malgré l’avis de ses parents), il évoque une « paralysie du bras droit sans doute attribuable au séjour au bord de la mer, paralysie qui s’est curieusement localisée dans les muscles du bras chargé d’écrire rue Massillon » (ibid. : 653, à ses parents). Lorsqu’il est en Chine, à partir de 1909, les lettres se font de plus en plus rares et le lecteur perçoit la déception d’un fils que ses parents ne comprendront jamais. Encore et toujours, il est question d’argent : « je crois que le jour où j’aurai réglé les quelques milliers de francs que je dois à la mère Le Guen et à la Société Bretonne, vous m’estimerez à nouveau le meilleur des fils. J’avoue ne pas borner mes ambitions affectives à cela » (ibid. : 1115, à ses parents, 6 juin 1910). La distance et l’incompréhension qui le séparent de ses parents est sensible dans ce dernier trait d’humour : en 1912, il leur envoie un exemplaire de Stèles, auquel ils ne comprendront de toute façon rien, entièrement dédicacé… en chinois. La muraille de Chine, il n’en faut pas moins pour se protéger d’une mère envahissante…
Quand on cherche à définir l’humour, il est parfois difficile de le dissocier de l’esprit. Chesterton, encore un Anglais, propose une analyse dans un livre au titre plein d’humour, On Lying in Bed and Other Essays (Allongé sur mon lit et autres essais) : « L’humour, dit Chesterton, se caractérise par l’aptitude à rire de soi tout en provoquant le rire d’autrui. Il comporte l’aveu d’une faiblesse humaine. » (Chesterton 2004 : 133). Il donne comme exemple le commentaire d’un vieillard devant son miroir : « Et dire que demain je regretterai ça ! ». C’est de l’humour, le vieillard se moque de lui-même, au lieu de se plaindre du temps qui passe et qu’on ne puisse « des ans réparer l’irréparable outrage ». Chesterton ajoute que, dans le cas de l’esprit, l’intellect affirme sa toute puissance et sa supériorité : « L’esprit, c’est la raison sur le trône du jugement ». Voici un exemple de mot d’esprit, dans la Correspondance : Segalen est exaspéré par la lecture d’un livre sur l’impératrice Cixi (Tseu-hi), commis par George Soulié de Morant. Le 2 janvier 1913, il écrit à Jean Lartigue, en modifiant le patronyme, Soulié, en nom commun, soulier : « je stoppe le Soulier littéraire dont nous n’avons vraiment pas le besoin d’une paire. » (C, II : 59). Ce qui est curieux, c’est qu’il vient de parler dans cette même lettre du théâtre de Claudel et que Gide fera exactement le même jeu de mots, cette fois sur Le Soulier de satin, dont la longueur devait lui paraître extravagante. Les grands esprits se rencontrent…
Segalen fait preuve de beaucoup d’esprit dans les excuses qu’il invente, par exemple pour expliquer le retard de ses réponses. Le lecteur peut prendre modèle… Les débuts de lettre sont toujours intéressants chez Segalen, il les varie et englobe l’adresse (cher ami, Mavone chérie, etc.) dans la première phrase. Il commence ainsi une lettre à George-Daniel de Monfreid, auquel il n’a pas écrit depuis des semaines : « Mesurez mon amitié en proportion de mon silence, cher Monsieur, et vous pourrez en avoir une certaine approximation. » (C, I : 670, 12 mai 1906). Façon élégante d’expliquer son silence : plus longtemps on se tait, plus on éprouve d’affection. J’aime beaucoup la variante, cette fois adressée à Jeanne Perdriel-Vaissière le 20 décembre 1910 : « Ma grande amie, vos lettres se prolongent si bien en moi que pour mieux y penser, je diffère inconsciemment d’y répondre. » (Ibid. : 1142).
J’avoue ne pas savoir que penser de certaines lettres à Yvonne. On fait parfois des lettres qu’il lui adresse, les fameuses Lettres de Chine, un modèle d’amour conjugal. Pourtant, il le dit lui-même, il faut être Yvonne pour supporter ce qu’il lui fait subir, les absences, les retards de toute sorte. Comment une femme peut-elle recevoir ce début de lettre, qu’il lui adresse le 12 juillet 1909, après l’arrivée d’Augusto Gilbert de Voisins, l’ami qui finance la première grande expédition en Chine, et l’accompagne ? : « Que veux-tu, mon Amour chéri, n’était ton absence, ton lointain et pourtant ta toute présence, je serais parfaitement heureux depuis l’arrivée d’Augusto. » (Ibid. : 915). La deuxième partie de la phrase, même avec un verbe au conditionnel, repousse la première dans un regret des plus hypothétiques. Mais la formulation, pleine d’esprit, rend difficile la revendication. Du moins chez une femme comme l’était Yvonne.
À la différence du mot d’esprit, l’humour suppose que le locuteur se moque de lui-même, ce qui, pour Chesterton, est une preuve d’humilité, alors que l’esprit se permet souvent de juger, sans compassion. « Il avait un bel avenir derrière lui » est un exemple type de mot d’esprit : la formule est drôle, concise et cruelle. Celui qui fait preuve d’humour fait sourire mais pas aux dépens des autres, aux dépens de lui-même d’abord. Freud analyse longuement un bel exemple d’humour, celui du condamné qu’on conduit à la potence un lundi et qui dit : « La semaine commence bien ! » Cette phrase est drôle, le condamné parvient à faire rire en se moquant de lui-même. Une telle remarque permet, explique Freud, de s’épargner les affects auxquels la situation devrait donner lieu, la peur, l’angoisse, et de se placer au-dessus de telles manifestations affectives grâce à une plaisanterie. Ce qui lui permet de préciser la définition de l’humour : « L’humour a non seulement quelque chose de libérateur, analogue en cela à l’esprit et au comique, mais encore quelque chose de sublime et d’élevé qui ne se retrouve pas dans ces deux autres modes d’acquisition du plaisir par une activité intellectuelle. » (Freud 1974 : 402).
Le sublime pour Freud tient au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité du moi qui s’affirme victorieusement. Le moi se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir. Ce dernier trait est la caractéristique essentielle de l’humour… L’humour ne se résigne pas, il défie, il implique non seulement le triomphe du moi, mais encore du principe de plaisir qui trouve ainsi moyen de s’affirmer en dépit de réalités extérieures défavorables.
Donc, l’humour permet de donner un démenti à la réalité, d’affirmer, même devant la mort, le principe de plaisir, et surtout affirme une sorte d’invincibilité du sujet. La boutade du condamné à mort est un bon exemple. Voici un autre exemple, la plaisanterie de Stan Laurel (qui a, dit-on, fait rire sa nurse sur son lit de mort) : « Si jamais quelqu’un fait la tête à mon enterrement, je ne lui parlerai plus jamais ». Et c’est presque la même formule qu’on retrouve sous la plume de Segalen. Il répond à la jeune Agnès de Monfreid et se plaint qu’elle ne lui a écrit que trois mots, juste pour demander des nouvelles de sa santé. Il feint de lui en vouloir et la menace : « Je te promets de t’oublier dans ma distribution d’avis mortuaires. » (C, I : 1229, 20 juillet 1911).
Une autre caractéristique de l’humour est de savoir prendre de la distance et se mettre en scène. Dans une lettre datée du 2 août 1913 (Segalen, 2004, p.176), Segalen raconte à Yvonne sa rencontre avec Georges Crès, qui éditera la Collection Coréenne et Peintures, en pleine guerre. Il écrit une petite scène de théâtre mondain et souligne les mots les plus remarquables, pour en indiquer l’intonation :
Comme je lui disais : « J’entends conserver à cette collection une allure de pur exotisme. Le « prière d’insérer » lui-même sera conçu à la chinoise. Par exemple comme Les Immémoriaux sont strictement pensés « à la Maori ». Il m’a répondu avec enthousiasme :
– Oh, Monsieur, vous aussi, vous vous êtes occupé des Immémoriaux ?… N’est- ce pas que c’est remarquable ?
J’ai répondu seulement :
-Voui. Et c’est de moi. (C, II : 176)
En août 1915, Segalen est évacué du front et hospitalisé pour une gastrite aiguë. Il se dit soigné non par un spécialiste mais par un « spéciofécaliste ». Il recommande à Jean Lartigue de lui écrire non pas en tant que médecin traitant mais en tant que médecin « traité » (ibid. : 694, 2 août 1915). Jouant ainsi l’arroseur arrosé, il prend avec humour sa situation et ne fait rien peser de ses soucis sur son correspondant.
Le détachement a sans doute été une des grandes qualités de l’homme que fut Segalen. Dans sa mission de médecin, il s’est toujours montré exemplaire, qu’il s’agisse de porter secours aux victimes du cyclone sur les îles Tuamotu (c’est sa première mission) ou de soigner les victimes de la grippe espagnole en 1918. En 1911, la peste se déclare en Mandchourie et le docteur Gérald Mesny, professeur à l’école de médecine de Tianjin (T’ien-tsin), contracte la maladie et meurt. Segalen se porte volontaire pour le remplacer. Il risque sa vie (comme il la risquera en 1918) mais minimise les dangers et présente la situation sous un angle plaisant, comme s’il était invulnérable, en s’adjugeant des titres d’opérette : « Médecin en général des Services Sanitaires, militaires et pompiers de la Chine Septentrionale, […] Fabricant de couvertures brevetées pour le transport inoffensif des pesteux. » (C, I : 1180, à Yvonne, 15 février 1911). Quand il revient de cette région encore en quarantaine, pour rassurer ceux qui vont l’accueillir, il précise qu’il sera « ébouillanté, gratté, lessivé, fumigé, tubé, lavé, sulfuré » (ibid. : 1203, à Yvonne, 25 février 1911). Il aurait bien mérité la Croix d’honneur, qu’il n’aura pas. On peut penser qu’il a été déçu, ne serait-ce que pour ses parents : pour une fois, ils auraient pu parler des distinctions de leur fils. Mais il n’en laisse rien paraître. Et il ne prend jamais vraiment au sérieux cette décoration, qu’il se contente de décrire comme « polychrome », faisant mine d’invoquer les dieux et Gauguin parmi eux, pour « que tout cela chante richement sans gueuler, sur ma noble poââtrine ! » (ibid. : 1197, à George-Daniel de Monfreid, 23 février 1911).
Cet humour constant, cette capacité à ne pas se prendre au sérieux et la délicatesse qu’il montre en ne laissant pas peser ses soucis sur les autres font de Segalen un compagnon de vie et de voyage très agréable. J’ajouterai que c’est un auteur qu’on ne regrette pas d’avoir choisi, on ne se lasse pas de le lire, même après des années passées à l’étudier. La Correspondance a ceci de particulier qu’elle permet de saisir des traits de personnalité qui apparaissent moins dans l’œuvre, et dont seul René Leys donne vraiment une idée. On y découvre notamment un Segalen malicieux et joueur. Les lettres qu’il écrit à la toute jeune Agnès de Monfreid sont très drôles et très charmantes. Agnès est née en 1899, elle est la fille du peintre George-Daniel de Monfreid et de sa deuxième femme, Annette, c’est la demi-sœur de Henry de Monfreid.
Segalen établit un rapport tout à fait particulier avec les êtres jeunes : avec sa sœur Jeanne, avec son fils Yvon, avec Geneviève Manceron, à qui il écrit, alors qu’elle n’a que huit ans. Ces lettres mériteraient d’ailleurs d’être publiées à part parce qu’elles possèdent une tonalité très originale. Elles sont pleines d’affection et de respect : il ne s’adresse pas aux enfants de la même manière qu’aux adultes bien sûr, il écrit plus simplement mais les traite comme des personnes tout à fait capables de comprendre et de juger. Incontestablement, c’est Agnès qui reste sa préférée. Et il semble s’être parfaitement entendu avec elle. Tous deux aiment les chats (ce qu’on ne sait pas toujours) et Segalen met beaucoup d’espoir dans ses talents de musicienne. Et surtout, elle est, comme lui sans doute, joueuse et malicieuse. Le 10 novembre 1910, il termine sa lettre par « Je t’embrasse, ô la plus malicieuse des petites amies » (ibid. : 1134). Les menaces qu’il agite, « la jeter dans le poêle », lui réserver « les plus mauvais tours », laissent deviner une grande complicité dans le jeu. Agnès de Monfreid, adulte, se souviendra d’un dîner en avril 1909 (elle avait 10 ans) chez Auguste Gilbert de Voisins : Victor Segalen était allé la chercher seule et l’avait emmenée avec cérémonie chez son ami qui recevait quelques invités. Agnès avait pris la place de la maîtresse de maison et avait été traitée comme telle toute la soirée (voir ibid. : 1043, note 1). Les lettres que lui adresse le poète (la première, datée du 10 novembre 1910 est déjà une réponse), sont une merveille de drôlerie et de style. Par exemple, voici comment il se propose de la déguiser, dans une lettre du 11 janvier 1911 :
D’abord te vêtir à la chinoise ; avec des pieds bien serrés dans des souliers grands comme une demi-olive ; les bras boudinés dans des manches ouatées qui te laisseront à peine joindre les mains ; tes cheveux blonds (très peu portés ici, ma chère, les cheveux blonds !) et je dis blonds en comparaison des crins mongols — passés au noir cireux, vernissés, lustrés et collés proprement sur les tempes. Tu sauras aussi que les yeux bien fendus ne se portent pas davantage. Je devrai te coller un joli petit repli de peau de chaque côté du nez ; emprunter pas mal de rouge à la palette paternelle pour t’en beurrer les joues — beaucoup trop pâles autant qu’il m’en souvient — et puis carminer les lèvres, blanchir le front, en réunissant le plâtre à la peinture par une bonne couche d’huile luisante. Après quoi tu seras enfin jolie et je pourrai à mon retour en Chine te placer parmi les suivantes de l’Impératrice. (Ibid. : 1150).
On sent bien le plaisir enfantin à malaxer, gâcher les matériaux, peinture, plâtre, huile, et on imagine le désastre qui peut en résulter. En même temps, c’est un contre-portrait : Segalen, on le sait, n’apprécie guère les femmes chinoises, leurs pieds minuscules (une demi-olive est quand même une exagération), leurs cheveux épais comme du « crin » et il les trouve « boudinées » dans leur vêtement et parées de couleurs trop voyantes. Un peu plus loin, il conseillera à Agnès d’adopter leur démarche, qui « tient à la fois de l’oie effrayée et du canard boiteux ». Amusante description peut-être assez juste probablement (marcher avec les pieds bandés ne doit pas être facile) mais très critique et faite pour faire rire sa jeune amie.
L’histoire finit mal avec Agnès. Segalen aurait souhaité qu’elle devienne une grande pianiste. Il l’interroge sur ses goûts musicaux et suit ses progrès. Il sait qu’elle va grandir mais espère qu’elle ne changera jamais, lui écrit-il, « pendant les quarante ou cinquante années que durera encore » son séjour en Chine (ibid. : 1149). Malheureusement, il en ira autrement et, en 1917 (elle a 18 ans), il parle d’Agnès « qui m’est devenue la plus indifférente des étrangères, depuis surtout certains aperçus fort égoïstes de son avenir, qu’elle me “dégoisa” il y a un an ou deux. » (C, II : 1018, à Yvonne, 21 octobre 1917).
Segalen est donc déçu par l’adulte qu’est devenue sa malicieuse jeune amie. Je pense qu’il est d’autant plus déçu qu’il a sans doute aimé chez cette petite fille l’enfant que, lui, a su rester, puisque « le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté », comme l’écrit Baudelaire. Toujours est-il que certaines des lettres font penser à Lewis Carroll. Sans le côté trouble qui existe chez l’auteur d’Alice au pays des merveilles. Je ne sais pas si Segalen a lu Lewis Carroll, qui est son presque contemporain (1832-1898). Segalen lisait l’anglais, la première traduction d’Alice date de 1869. On ne trouve aucune référence dans la Correspondance. Mais il est amusant de constater qu’Agnès grandit ou rapetisse, comme Alice : « L’autre jour, je te supposais grande, grande à n’en plus finir, maintenant, je te crois toute petite… Dis-moi très exactement où tu en es de ta vie de jeune fille ou de nouveau-né… » (C, I : 1195, 23 février 1911).
On retrouve cet intérêt pour la taille dans une lettre de décembre 1912 (elle a 13 ans) :
Que tu dois avoir changé ! Tu grandis encore, m’écrit ton père. En mettant bout à bout toutes les nouvelles de ce genre et en faisant le total, je trouve une taille d’un mètre quatre-vingt-dix. A treize ans ! Ça nous fait, à vingt-six, exactement 3 m 80. Je te supplie de t’arrêter, sinon c’est du haut d’une échelle que je devrais t’embrasser, ce que je fais beaucoup plus commodément aujourd’hui, du haut de ma table (C, II : 46).
À nouveau, la lettre permet d’imaginer la scène. Et la taille démesurée de la petite fille, ainsi que sa croissance exponentielle, rappellent le changement de taille de l’héroïne de Lewis Carroll. Ce rapprochement est peut-être une illusion de lecture. Voici une autre illusion possible : dans la même lettre de décembre 1912, Segalen se réjouit des progrès d’Agnès au piano. D’autant qu’il a été en Chine « à peu près privé de musique, sinon militaire ». Il prévient la jeune fille : « je m’apprête, sitôt débarqué à Paris, à te faire asseoir de force en face du clavier, et là, sans boire ni manger autre chose que des notes, pendant douze heures durant. Quand tu t’arrêteras, je te remonterai avec une clef dans le dos, comme les horloges. » (ibid.). On reconnaît encore la taquinerie et le jeu dans l’exagération. Voilà Agnès transformée en poupée, ou plutôt en automate, comme Olympia, la jeune fille dont tombe amoureux Nathanaël dans L’Homme au sable de Hoffmann. Souvenir de lecture du poète ou de son lecteur ? Je ne sais pas.
C’est sur cette incertitude que je conclurai. Certains parviennent à plaisanter jusque sur leur lit de mort. Par exemple, avant d’expirer, Villiers de l’Isle Adam aurait dit : « Eh bien, je m’en souviendrai de cette planète. ». Ce n’est pas le cas de Segalen. L’humour disparaît de la Correspondance dans les derniers mois de sa vie. Comme si l’humour constituait chez lui, non pas un trait de caractère, mais une marque de vitalité. Toutefois, l’humour reste ce qui nous permet de percevoir le regard malicieux de ce poète exigeant, et c’est ce qui nous le fait aimer.
C : Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.
Chesterton 2004 : Gilbert Keith Chesterton, On Lying in Bed and Other Essays [Allongé sur mon lit et autres essais, edited by Alberto Manguel, Bayeux Arts, Calgary, Alberta, 2004.
Freud 1974 : Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient [Der Witz und seine Beziehungen zum Unbewussten, 1905, trad. : 1930], édition Gallimard, « Idées », 1974.
OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.
Voltaire 1880 : Voltaire, Œuvres complètes, Garnier, Paris, 1880-1882, tome 41.
Marie Dollé a été Professeure de littérature française à l’Université de Brest, puis à l’Université d’Amiens. Spécialiste de Victor Segalen, elle s’est également intéressée aux écrivains qui changent de langue ou entretiennent avec d’autres cultures des rapports privilégiés.
Cahier de l’Herne, Victor Segalen (dir. avec Christian Doumet), 1998 [rééd. : 2019].
Victor Segalen, le Voyageur incertain, éditions Aden, « Le Cercle des poètes disparus », 2008.