Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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P. S. : Poétique de l’épistolaire dans René Leys de Victor Segalen

Sophie Labatut

  • Résumé

Le propos explore les formes de l’épistolaire à l’œuvre dans le roman René Leys de Victor Segalen : elles ne sont pas premières, mais très nombreuses et révèlent souterrainement une poétique romanesque expérimentale intéressante. Dans un premier temps, le matériau épistolaire factuel et biographique, reflet partiel, important mais lacunaire, de la relation de Segalen à Maurice Roy, pilotis de René Leys, a servi à la genèse du roman, et son examen révèle une savante opération d’autofiction et de réécriture. Dans un second temps, la lecture thématique révèle à quel point le roman explore des formes particulièrement inventives des missives, en corrélation avec l’entreprise de déconstruction du romanesque en œuvre dans le premier XXe siècle, tant dans l’interrogation de l’ethos du locuteur que dans la polyphonie et la précarité des figures de lecteurs. Dans un troisième temps, c’est à travers une forme encore plus particulière des codes épistolaires qu’on peut relire René Leys : le post-scriptum, tant dans le codage et la leçon métatextuelle du roman, que dans ses effets dynamiques d’esprit de l’escalier.

  • Abstract

This study provides an exploration of the epistolary forms at work in René Leys by Victor Segalen. Even though they are not, at first sight, prominent, these numerous underlying forms disclose some noteworthy experimental poetical and fictional patterns. First, not only did the factual and biographical epistolary material — an imperfect, incomplete yet notable depiction of the relationship between Segalen and Maurice Roy (a model for René Leys) — fuel the genesis of the novel, but a close examination of its functioning also reveals an artful strategy for rewriting and autofiction. Secondly, a thematic reading of the novel testifies to an outstanding creative handling of the material of the letters, which is to be related with the deconstructive operations and practices used in the “Belle Époque” novel. Indeed, deconstruction is at work both in the ethical questions raised by the speaker and in the precariously polyphonic/plural figures of the readers. Finally, René Leys can be re-read through the prism of an even more specific device, used by epistolary conventions, that of the postscript whose codes prominently feature in the logic and the metatextuality of the novel, not to mention the effects of its slow-witted turn of mind.

  • Pour citer l’article

Labatut, Sophie, « P. S. : Poétique de l’épistolaire dans René Leys de Victor Segalen », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

P.S. : Poétique de l’épistolaire dans René Leys de Victor Segalen

Sophie Labatut

Laisser des « traces alternées », comme le veut le titre de ce colloque, c’est tantôt se livrer à son talent d’épistolier, tantôt passer à la littérature, et l’on connaît bien cette bivalence de Victor Segalen : de très belles lettres d’un côté, des ouvrages inaltérables de l’autre. Mais ses écrits se sont aussi construits sur des notes quotidiennes, feuilles de route, ébauches, brouillons et documents soigneusement conservés. C’est le cas de René Leys, composé de deux larges et beaux manuscrits reliés, d’enveloppes et de dossiers, comme Notes et Plans[1], où l’on peut trouver une douzaine de lettres, assorties de huit enveloppes, écrites par Maurice Roy, le pilotis de René Leys. Autant dire que l’épistolaire est aux origines de l’élaboration de ce roman — aux origines aussi de son mystère.

Et déjà un peu d’ordre est nécessaire, pour dégager trois massifs que nous explorerons l’un après l’autre. D’abord, celui de l’atelier : que nous apprend le dossier génétique ? C’est-à-dire : comment passe-t-on des lettres réelles de Maurice Roy au personnage René Leys : prestidigitation, alchimie, autofiction ? Ensuite, nous aborderons l’exposition de l’épistolaire : le roman se révèle un véritable magasin, à croire que les enjeux stylistiques, linguistiques et philosophiques de la communication par lettres ont offert à Segalen un terrain de jeu créatif et renouvelant le romanesque. Enfin, la « lettre » rejoint une opération profonde que René Leys semble particulièrement mettre en œuvre : celle du signe et de ses seuils[2]. Le finale du roman modifie son statut et induit un changement d’état du texte qui ne peut s’opérer que dans la dynamique d’une lecture rétroactive, et qui s’apparente à un effet de l’esprit de l’escalier qui reconfigure a posteriori l’histoire, comme le ferait un post-scriptum.

Dans l’atelier de René Leys : du matériau biographique et génétique à la fiction

À la naissance du projet de roman se situe la rencontre, en 1910, de Maurice Roy, français et non belge ; son père, loin d’être épicier, est Receveur principal de la Poste française des Légations : le jeune modèle est, pourrait-on dire, génétiquement lié à l’épistolaire.

Ce n’est qu’une anecdote, encore n’est-il peut-être pas inutile de rappeler l’importance des échanges par lettres. Segalen, grand épistolier, y a recours toute sa vie, comme un exercice sérieux d’écriture. Plus précisément, lorsqu’il part en Mandchourie au début de 1911, puis à Tianjin, il a un échange épistolaire avec Maurice Roy resté à Pékin, qui s’intensifie lorsque le jeune homme essaie de traiter affaires pendant la chute des Qing. L’activité épistolaire y est alors aussi problématique que nécessaire et expérimente plusieurs canaux : convoi par la Poste française ou chinoise, télégrammes, téléphone, messages laissés aux lieux fréquentés, tout cela forme un réseau qui est dû aux conditions historiques et rejaillit sur le terreau fictionnel de René Leys. Il faut donc d’abord replacer l’écriture du roman dans ce contexte d’« hyper-épistolarisation », pourrait-on dire, nonobstant une lacune essentielle. D’une part, aucune lettre ne demeure de Segalen vers Roy, alors que la plupart des destinataires ont conservé les missives de l’auteur. Maurice Roy, moins scrupuleux, moins conscient de leur valeur, peut-être aussi détenteur de lettres plus compromettantes, ne les a visiblement pas gardées[3]. D’autre part, le contexte historique révolutionnaire a en quelque sorte hystérisé la nécessité d’une communication fiable : dans un contexte où les fausses informations sont politiquement sciemment utilisées et où la rumeur ne cesse de circuler, avoir un contact direct et véridique est essentiel, d’autant plus que son engagement auprès des Impériaux donne à Segalen l’impression d’avoir un rôle politique à jouer, y compris dans le secret et le cryptage.

De cela témoignent les dossiers adossés au manuscrit : le dossier Révolution égrène les traces que Segalen peut rassembler sur la Révolution chinoise (parfois en confrontant la presse avec les témoignages, qu’ils proviennent des personnes autorisées des Légations françaises ou du « tam tam[4] » de Maurice Roy) ; les Annales secrètes d’après MR [Maurice Roy], tenues depuis le 14 juin 1910, ou les pages annexes des deux manuscrits ; et surtout les fameuses lettres de Maurice Roy lui-même.

Ces lettres méritent un peu d’attention. Elles ont alimenté en leur temps une sorte de légende noire ou rose, dans la mesure où leur exposition par Jean Loize en 1944 et le catalogue auquel elle a donné lieu, ont été illégalement copiés, ce qui a donné lieu à une publication apocryphe en 1975 à Pékin[5] (Roy 1975). Il y a douze lettres en tout dans le dossier manuscrit (reprises dans Segalen 1999), et huit enveloppes qui leur sont associées, peut-être quelquefois d’une manière erronée, les traces n’étant pas exhaustives : Segalen a pu détruire des lettres compromettantes, soit sur le trafic d’armes que Maurice Roy lui proposait en abusant de sa confiance et en le faisant passer pour un ravitaillement des forces impériales, soit sur la proposition de réfugiement [sic] de l’Impératrice et de sa suite chez Segalen à Tianjin (et dans ce dernier cas, Segalen pouvait se protéger ou bien se débarrasser d’une histoire décevante à laquelle il avait naïvement cru). Les lettres s’échelonnent de mars à décembre 1911, lorsque Segalen est à Tianjin. Le papier et les enveloppes peuvent être chinois (blanc ligné ou rouge, comme il est d’usage en Chine pour les lettres de félicitations) ou à l’enseigne du Grand Hôtel des Wagons-Lits de Pékin ; l’écriture de Maurice Roy est régulière, classique pourrait-on dire, en général à la plume mais peut-être aussi au pinceau.

Concernant leur contenu, certains épisodes sont repris dans René Leys, mais pour alimenter l’intrigue et les récits oraux du jeune homme, en s’affranchissant donc du support épistolaire d’origine. Maurice Roy, censé être chef d’escorte, dit être nommé chef de la Police, officielle et secrète, du Palais dans la cinquième lettre (Segalen 1999 : 1069 sq., 9 septembre 1911 : 17e jour de la 7e lune) ; avoir déjoué un attentat à la bombe dans la Cité interdite dans la sixième (ibid. : 1072 sq., 17 octobre, mais il s’agit peut-être de la date de réception et non de rédaction) ; il fait allusion à l’asile possible et à la protection des Dames du Palais par la France via Segalen dans la huitième (ibid. : 1081 sq., lettre non datée, peut-être 8 novembre). On y retrouve aussi le théâtre, l’École des Nobles, les amantes dûment numérotées, les allusions vulgaires et tout ce qui relève de la Police Secrète.

Ce qui est resté lettre morte, exclu du roman, est intéressant également : l’affaire des ventes d’armes (Maurice Roy s’enquérant de la quantité de Mauser et de Mannlicher que Segalen peut se procurer à Tianjin, ce dernier pensant que c’est pour armer les forces impériales et se rendant compte, à l’occasion d’une conversation téléphonique inopinément surprise, que Maurice Roy en fait vraisemblablement un trafic illégal à son compte) ; la mère omniprésente (René Leys sera orphelin, les brouillons des manuscrits dédicacent ironiquement le roman à sa mère, et montrent l’agacement de Segalen pour ces attachements qui lui semblent puérilement freudiens) ; mais aussi la cordialité virile, martiale, d’une privauté qui pèse à Segalen, notamment dans les adresses (« mon vieux », « vieux frère », « mon vieux Victor ») ou dans les formules de congé (« cordiale poignée de mains ») de Maurice Roy, là où une ambiguïté sera travaillée pour René Leys. Ajoutons enfin l’épisode de la blennorragie contractée par Maurice Roy, qui apparaît clairement dans les Annales secrètes et dans la correspondance avec Yvonne, et que Segalen a volontairement fait disparaître du roman, comme le dossier Notes et Plans en témoigne : il en reste une trace ténue, lorsque René demande un conseil et un rendez-vous matinal, mais qui n’aboutira pas aux soins médicaux (le narrateur n’étant pas médecin)[6].

On peut cependant repérer des transpositions directes de la correspondance réelle dans la fiction. René Leys s’autorise le tutoiement (voir Segalen 2000 : 187-189), mais écrit « Mon cher Victor », là où Maurice Roy disait « Mon vieux Victor ». Les enveloppes sont également un bon moyen de voir s’opérer l’autofiction : celles de Maurice Roy peuvent provenir du Grand Hôtel des Wagons-Lits (comme la sixième lettre), ou être chinoises (gaufrées, éventuellement décorées dans la trame, et dans le format rectangulaire allongé traditionnel en Chine) ; celles de René Leys seront toutes chinoises mais avec un mauvais goût fleur bleue, un côté adolescent, et Segalen reporte sur le papier à lettres ce qui concernait surtout les enveloppes : « ce mot, écrit au pinceau, mais en Belge, sur du papier chinois mince tramé de fleurettes roses et vertes » (ibid. : 87) est aussi authentique que falsifié. « Le papier en est, d’ailleurs, parfaitement ridicule : des fleurs simili-bleues sur un vert et rose sentimental. Une enveloppe moirée crème et beige alangui (ibid. : 187-8) » suggère déjà tout un monde imaginaire — on aimerait croire que de telles lettres aient existé, mais c’est une hyperbole comique à charge et une vengeance personnelle : Segalen fait mourir Maurice Roy, par le truchement du roman, dans son avatar belge, inculte, sentimental, ses lettres faisant, en quelque sorte, (mauvaise) foi.

Il y a surtout un passage étonnant qui reprend presque littéralement une lettre de Maurice Roy : au chapitre 20, « l’épître lyrique » est en fait une lettre enchâssée de Longyu adressée à René Leys/Maurice Roy (qu’il faut comprendre inventée de toutes pièces par l’un, littéralement, et prêtée à l’autre, fictionnellement). Tout y est, ou presque, dans l’amorce et dans le poème inséré (mais celle de Maurice Roy est écrite sur le papier des Wagons-Lits). Voici la version réelle, originale, de Maurice Roy (Segalen 1999 :1063-5) :

Pour continuer la phrase malencontreuse, je te disais que jeudi dernier, j’ai été voir ma 1ère……… et que, ayant trouvé qu’il faisait trop chaud, Elle eut l’idée de se promener sur le lac du Sud. C’était le soir, vers 8 h ; les derniers rayons du soleil doraient encore le sommet du [Paé t’a] et une légère brume s’élevait au-dessus du lac. Je me revois toujours, habillé en mandarin, assis en tailleur, près de Sa chaise derrière laquelle se tenaient deux eunuques et trois dames d’honneur abandonné dans mes pensers au doux balancement du bateau impérial. Tout à coup j’entendis derrière nous des coups de cymbales et de tambours, c’étaient des eunuques qui suivaient dans un autre bateau, chantant des airs antiques, sur un ton tout à fait différent et qui n’a aucun rapport avec ceux qu’on chante dans les théâtres, mais qui n’en charme pas moins.

Quand nous descendîmes de bateau et que nous nous retrouvâmes plus seuls dans la chambre orange, Elle me montra une poésie qu’Elle avait composée en m’attendant et qui disait :

« Pourquoi l’aimé ne peut-il pas rester éternellement auprès d’Elle

Le poisson et sa femelle nagent bien ensemble dans le lac aux eaux colorées par les feuilles des arbres qui s’y mirent sur ses bords

L’oiseau et sa femelle volent bien côte à côte dans les airs embaumés par la végétation du parc des trois Mers.

Mes pensées s’attachent à ces lieux tranquilles, quand je regarde l’eau calme, il me semble l’apercevoir ; cependant une douleur inconnue fait tressaillir le sein du Phénix ».

J’ai naturellement conservé cet « Écrit tombé de Son Pinceau » comme tu dirais et je L’ai quittée, car c’était le moment de partir. Je n’y retournerai pas avant de lui avoir répondu par une autre poésie quelque peu digne d’Elle.

Juge pourtant de la tristesse que j’éprouve à me retrouver le lendemain matin devant maman qui me jette un regard soupçonneux, alors que je lui dis avoir dîné avec un tel, et surtout de celle que je ressens en faisant mon cours, car ma classe étant au 1er étage, des fenêtres on aperçoit à 500 m les toits jaunes des pavillons impériaux. Et je ne puis m’empêcher de penser que c’est là qu’habite celle avec qui j’étais la veille, entourée de soldats, de gardes impériaux, dans la ville Interdite autour de laquelle rôdent les P. S., Interdite aux Européens, aux Chinois même, et dans laquelle cependant moi, petit professeur de 20 ans, je puis pénétrer, sous une sorte de travesti !

Qu’en dis-tu, hein ! cher Victor.

Et voici la version romanesque, dans René Leys, un peu plus doctement enchinoisée :

— Mon cher Victor… [déjà ?] Je m’autorise de nos conversations antérieures pour te tutoyer en prose à la chinoise comme font, en vers, les bons amis. Je t’écris pour te dire que tu avais parlé juste : puisque tu m’avais questionné : est-ce qu’une Mandchoue peut aimer un Européen, et en être aimée ? Permets-moi de te dire que c’est possible, et que je le ressens. Puisque tu t’intéresses à tout ce qui La touche, comme moi, [« la » est précédé de la majuscule impériale], je m’empresse de te communiquer ce qui suit : Hier, trouvant qu’il faisait trop chaud, Elle eut l’idée de se promener ensemble (sic) sur la « Mer du Sud ». C’était le soir. Les derniers rayons du Soleil doraient le sommet de la Tour Blanche, et une légère brume couvrait le lac. Je me revois encore, habillé en mandarin de quatrième classe, assis près de sa chaise, derrière laquelle se tenaient deux Eunuques et trois dames d’honneur, abandonné dans mes pensées au doux balancement du bateau impérial. Tout à coup, j’entendis derrière nous des coups de gongs et de tambours ; c’étaient des eunuques qui suivaient dans une autre barque, chantant des airs antiques, sans aucun rapport avec ceux que j’ai appris au théâtre de Ts’ien-men-waï, mais qui n’en charment pas moins…

Quand nous descendîmes de bateau, et que nous nous retrouvâmes plus seuls dans la chambre orange, Elle me montra une poésie qu’elle avait composée en m’attendant et qui disait :

« Pourquoi l’aimé ne peut-il pas rester éternellement auprès d’Elle ?

» Le poisson et sa femelle nagent bien ensemble dans le lac aux eaux colorées de cinq couleurs par les feuilles des dix mille arbres qui se mirent [sic] sur ses bords…

» Le paon et la paonne volent pourtant plume à plume dans les airs embaumés.

» Mais je crois l’apercevoir : une douleur bien connue fait tressaillir le sein du Phénix. »

[Le reste en prose, moins poétique, et, tel un commentaire :]

Juge, mon cher ami, de la tristesse que j’éprouve à me retrouver le lendemain matin, faisant mon cours d’économie politique ! Ma classe est au premier étage du bâtiment de l’Ouest, et de mes fenêtres on aperçoit les toits jaunes des Palais Impériaux. Je ne puis m’empêcher de penser que c’est là qu’habite Celle avec qui je causais la veille…

Qu’en dis-tu ? Ceci fait-il bonne figure dans les « documents » et souvenirs que tu cherches sur Lui ? (Segalen 2000 : 188-9).

Ainsi la confidence accordée par René Leys de sa liaison avec Longyu se fait dans le roman par la voie épistolaire (alors que les lettres de Maurice Roy qui en parlent en sont déjà à l’accouchement), mais l’épisode conté et l’emboîtement d’un poème sont le fait du jeune homme réel : la réalité peut quelquefois dépasser la parodie la plus burlesque.

Ce qu’on voit donc, dans ce premier arrêt, c’est l’effet massif de l’épistolaire, en tant que matériau de départ, dans l’élaboration du roman, non seulement parce qu’il y a eu un échange effectif de lettres qui a relayé la parole orale dont il nous reste une partie, mais aussi parce que Segalen en a fait quelque chose comme une partition volontaire, en supprimant certains motifs, en infléchissant d’autres traits, jusqu’à brouiller les cartes de l’invention. On dira que c’est le propre de l’autofiction, mais sans doute n’est-il pas anodin de la puiser dans un terrain épistolaire qui relève de l’échange intime, devenu « extime ». Dans le choix même de cette inspiration, la solitude de la parole diariste qui architecture pourtant toujours le roman se trouve mise en tension avec une polyphonie, un plurivocalisme qui joue des voix et des frontières entre la fiction et le réel vécu.

René Leys : un terrain d’investigation des potentialités romanesques de l’épistolaire

N’y a-t-il pas, en effet, quelque chose de profondément inventif, dans cette tension des paroles privées et précaires, transposées dans l’écrit de fiction ? On rappellera que, d’une part, René Leys participe du laboratoire du roman qu’a été la Belle Époque, de Huysmans à Proust en passant par Gide, par l’expérimentation d’une narration volontairement déprise de l’omniscience des grands romans du XIXe siècle, écrits à la troisième personne. J’ai ainsi, comme d’autres, pu insister sur l’enjeu essentiel de la forme diariste : provisoire, égotiste, témoin y compris malgré elle. Segalen, en cela homme de sa génération, dans sa production romanesque (Les Immémoriaux ou Le Fils du Ciel) et à travers des théorisations que l’on peut retrouver dans « Sur une forme nouvelle du roman ou un nouveau contenu de l’essai » (Segalen 2000 : 313 sq.), a constamment cherché le point de rupture de l’ethos narratif (pour lui construction invraisemblable), mais aussi de la continuité linéaire du récit, au profit d’une déconstruction toute moderne, d’une mise en inquiétude tant de la littérature que des représentations du monde[7]. D’autre part, la plupart des ouvrages généraux sur la place de l’épistolaire dans le roman, de Jean Rousset (voir 1963) à Laurent Versini (voir 1979) pour ne citer que les plus connus, constatent une évolution du roman épistolaire qui, de florissant qu’il est dans la polyphonie du classicisme et des Lumières, va s’amuïssant vers le XXe siècle. De fait, les grands romans iconoclastes et refondateurs du XXe siècle ont rarement repris une forme épistolaire classique : les lettres peuvent apparaître ponctuellement (dans Les Faux-Monnayeurs par exemple), mais plutôt insérées dans un dispositif plus global qui ressortit à d’autres vecteurs, notamment ceux d’une parole solitaire, partiale, relative, laborantine en quelque sorte, tant dans l’essai spéculatif (chez Proust) que dans la forme diariste (chez Gide, puis Butor par exemple dans L’Emploi du temps). Il n’y a pas là forcément d’opposition. Si l’épistolaire étoile une parole polyphonique de sources locutoires plurielles et extériorisées (privées voire secrètes, mais aussi exposées, explicites malgré elles, voire exhibées) tandis que le journal intime enferme dans le soliloque circulaire de la psyché, la prise sur le vif est essentielle : elle garantit d’une part l’assise attestée d’un réel prosaïque sans raffinage et d’autre part fige l’instantané tout aussi bien, et sert autant à une relecture accusatrice dans les deux cas, proposant un double régime écriture/lecture, et jouant tantôt de la double coïncidence des communications, tantôt de leur décalage dans un dialogue de sourds. Or, c’est bien la trame dramatique de René Leys. Formellement, la manière dont les dates s’égrènent et inscrivent l’énonciation dans la précarité du provisoire, tandis qu’a posteriori la lecture les transforme en archives est commune, et on pourrait dire initiale, tant à l’épistolaire qu’au journal intime[8]. Ainsi, René Leys semble pouvoir être un terrain de jeu et d’enquête central pour remettre en question l’apparente disparition de l’épistolaire dans les élaborations expérimentales des avant-gardes du XXe siècle : crépusculaire, sans doute, le roman épistolaire semble pourtant prendre une forme discrète, discontinue, de contrepoint et d’ombre du tableau romanesque. En tout cas un constat s’impose dès lors qu’on lit René Leys à cette lumière : ce roman qu’on croyait essentiellement écrit sous le régime de la monodie diariste se révèle un fourmillement de lettres diverses, sous toutes leurs formes, et donc non plus seulement une transposition d’un matériau génétique réécrit, mais aussi un parcours des formes potentiellement romanesques de la correspondance.

Les lettres, pour peu qu’on relise le roman de près, sont en effet omniprésentes, et Segalen semble se livrer à une sorte de répertoire, de nomenclature de toutes les formes possibles de missives. René Leys devient alors étonnamment un véritable inventaire de l’épistolaire.

D’abord les personnages arrivent sous couvert de lettres de recommandation, ce qui permet au trio Leys-Wang-Jarignoux de faire son entrée ; le prolongement métonymique et comique de la carte de visite, peut être vu comme un avatar de la lettre (si l’on veut bien supposer que le carton de la carte de visite, avec ses éventuels caractères chinois se tend finalement comme une enveloppe et a quelque chose à voir avec l’arc de communication épistolaire, qui part du destinateur pour aller au destinataire en passant par le geste de la main qui donne ou prend), de la même manière que les invitations entre le narrateur et le couple Wang se font par faire-part interposés, et que tout finit en lettres de congé ou lettres de créance : lettres de recommandations et cartes de visite des employeurs garants, puis lettres échangées d’invitation et de congé pour Maître Wang (voir ibid. : 45, 87 et 207), cartes de visite à double face pour Jarignoux (voir ibid. : 48 et 123). Il y a là une exploration des possibilités de sociabilité mondaines de la lettre[9].

On peut compter également d’autres lettres véritables (je veux dire adressées, et intentionnellement écrites à un destinataire) et reçues, en plus de la forme déjà repérée de l’épître sentimentale. Trois cas surtout retiennent notre attention. Le premier groupe est formé par la lettre du Père, reçue doublement par Jarignoux et René Leys (voir ibid. : 123 et 127), et donnant lieu à la syncope du jeune homme : dans cette expérience déceptive pour le narrateur qui regimbe devant la puérilité de René Leys et les leçons de morale triviale de Jarignoux, se nichent aussi les confidences sur le Palais, la Police secrète, et l’amitié du Régent, confessions qui remplacent avantageusement la conversation qui aurait dû avoir lieu — autant dire que derrière son aspect ordinaire se cache un déploiement du romanesque. On peut rapprocher cet épisode de la missive[10] que René Leys envoie au narrateur pour annuler son cours (voir ibid. : 87), et qui finalement aboutit à la grande promenade révélatrice le long des murailles de la Cité interdite. Dans ces deux cas, la lettre réelle est reléguée au dérisoire, et son annulation permet la venue du conte mythique proféré en touches d’or : la déception, le renvoi à son inanité vulgaire permet inconsciemment de légitimer le « creux » dans lequel la parole magique vient se déployer. Le deuxième noyau épistolaire est la lettre-anonyme-de-Jarignoux (voir ibid. : 208), avec son amusant trajet, de la main au fumier et inversement. Signée « un ami prévoyant », elle fait retour (voir ibid. :210), par le mafou, et le narrateur l’appelle « une vieille note de linge sale » : le papier rappelle qu’il fut un jour chiffon. Il s’agit ici d’une variation drolatique sur les potentialités de l’épistolaire : que se passe-t-il quand l’émetteur est inconnu, ou croit l’être ? Peut-on se débarrasser de la matérialité du support épistolaire si facilement qu’on le croit ? La lettre y fait retour à l’envoyeur dans un comique de situation digne de la farce ou de la bande dessinée. Il faut mentionner enfin les nouvelles que le narrateur reçoit des Légations sur la Révolution (deux télégrammes de Canton parviennent aux Légations par exemple, voir ibid. : 232), qui entament une sorte de match contre celles que René Leys dit recevoir, à la PS (Police Secrète), des forces impériales (les dépêches de Han-K’eou, voir ibid. : 248) : ici, elles sont au pluriel, et Segalen visiblement s’en donne à cœur joie avec la frénésie des missives en temps de trouble et de guerre, le cryptage, la caducité et l’impossible fiabilité et assignation, dans un travail de la désorientation par multipolarisation — le romanesque rejoue bien l’épistolaire.

Il me semble cependant pouvoir distinguer encore trois aspects singuliers, idiosyncrasiques et exotiques, que je voudrais aborder pour finir.

D’abord le mouchoir, qui fonctionne pour René Leys comme un signal, c’est-à-dire comme une missive. Un premier mouchoir « de soie blême » (ibid. : 85), puis « l’envoi d’un certain mouchoir de soie rose » (ibid. : 185), mais le « message d’Elle » censé être reçu lors de la Grande Nuit Tragique devra bien sûr être jaune, couleur impériale (ibid. : 260) : de la courtisane de Ts’ien-men-wai au signal de la Policière aux cinq couleurs jusqu’à l’Impératrice, le mouchoir prend du galon. Objet de transition et de message, code, c’est une sublimation de la lettre, mais d’un paradoxe total, puisqu’il a la souplesse du tissu (papier-chiffon-mouchoir de soie : le roman en trace une ligne mobile et de disparition), qu’il est vierge puisque sa surface reste unie, sans inscription… toutefois, si sa forme peut séduire comme lettre non scripturale mais codée et phatique, sa versatile attribution et sa plurivocité ambiguë en font le lieu de tous les leurres du langage.

À l’inverse, le Reçu de la Grande Première Nuit, est un papier recouvert d’inscriptions, signalées à deux reprises dans une description « objective » (c’est-à-dire où la myopie du regard étranger égrenant les pictogrammes est censée authentifier la nature scripturale, encrée, voire gravée, des caractères) ; si les mouchoirs restent désespérément lisses, le Reçu au contraire ne cesse d’exhiber ses signes, mais, comme le roman le montre et comme je l’ai étudié ailleurs (voir Labatut 2019), ces signes restent signes : illisibles. Le Reçu est tendu par René Leys, comme une lettre, et donne lieu à la première description de l’illisibilité des signes : « Et il me tend un papier couvert de caractères dont les abréviations cursives demeurent dans ma main peu efficaces à éclairer ce qu’il vient de me dire… Je regarde, sous les derniers éclats de ma lampe qui saute, les files de caractères aussi mystérieux pour moi qu’une sténographie Ægyptiaque enveloppée d’arabesques Hittites, cloutée de Cunéiformes et regrattée par vingt archéologues ! » (Segalen 2000 : 185). Tandis que René Leys s’est endormi, ce Reçu finit dans la poche du narrateur, comme la lettre anonyme de Jarignoux maculée, mais il sera exhibé à la fin comme une preuve éventuelle conservée, mais impertinente :

Rien non plus, chez moi, sauf deux lettres, déjà transcrites…

Et cet énigmatique Reçu « de la première nuit d’amour au palais » — qu’il croyait perdu… sans que je le détrompe. J’ai déjà tenté de le déchiffrer. Mais suis-je mauvais élève, ou le devoir trop dur ? Ces caractères représentent des objets redoutables : des couteaux, une lance à croc ; des yeux en long ou dressés en hauteur, des fleurs, des dents de rat, des femmes se cachant le ventre, des puits, des creux, des tombes, des trous lutés d’un couvercle… un fourneau magique… une bouche vide… un bateau… De tout cela, qu’est-ce qui exprime ce thème… Première Nuit d’Amour au Palais ?

Faut-il faire traduire ? Si c’est faux, et peut-être un compte de maison : quel ridicule sur moi. Si vraiment il s’agit de… cela : quelle trahison pour lui qui ne peut s’en défendre… et qui ne peut plus s’en expliquer…

Ou simplement : ce papier ne serait-il pas écrit de ses mains : car la calligraphie n’était qu’un jeu dans ses étonnantes aptitudes… (ibid. : 279-7).

Ainsi, Segalen semble démontrer a fortiori, en formant un diptyque avec les supports épistolaires vierges d’un côté, et les tablettes surchargées de l’autre, que le monde est rempli de fausses lettres, de fausse monnaie : il se rattache ainsi à une pensée moderne sur les énoncés dissociés de la vérité, et n’est pas étranger à la pensée inaugurale de la linguistique et de la philosophie du langage, non plus qu’à cette exploration que le roman épistolaire a notamment illustrée, puisque parmi les grandes œuvres, c’est souvent le jeu de cette fausse parole, d’abord efficiente, puis obérée par la multiplicité des autres sources, par les aveux contradictoires ou par les déductions des lecteurs qui en constituent le nœud dramatique — le piège — et la dynamique heuristique — la solution. Au fond, Laclos pose les mêmes questions sur le mensonge. Mais alors pourquoi parler d’attitude exotique ? Parce que tout en vectorisant des usages typiquement chinois, à quoi Segalen donne en passant une existence et une consistance littéraire dans le monde des représentations imaginaires romanesques occidentales, il ne le fait qu’en questionnant systématiquement la réciprocité et le renversement des ordres. Un message est censé dire quelque chose — et s’il disait autre chose, ou le contraire ? Une lettre est censée avoir été écrite par telle personne — et si son secret ne résidait pas plutôt dans qui l’a reçue ? Ces « retournements bout pour bout » constants sont le fait de la poétique du roman, qui s’exprime explicitement comme un principe taoïste, mais aussi rejoue indéfiniment la partition de L’Essai sur l’exotisme. On y retrouve, en miniature, tous les enjeux du Divers.

Enfin, le dernier élément de singularité que je voudrais souligner ici sera le jeu de l’épître chinoise : elle provient d’un original de Maurice Roy, on l’a vu, mais aussi elle rappelle fortement la structure du Fils du Ciel. On trouve en effet dans ce roman plurivocal les différents décrets officiels, accompagnés du commentaire de l’annaliste, qui lisse et oblitère, dans une langue de bois institutionnelle, toutes les tentatives réformistes de Kouang-siu (Guangxu), et qui colore en faits divers anodins l’internement forcé, l’empoisonnement du jeune empereur par sa tante Tseu-hi (Cixi), le meurtre de sa concubine préférée Ts’ai-yu (Cai Yu) ou la fuite devant les forces d’occupation lors de l’épisode des Boxers : ici déjà se côtoient deux sortes de voix mensongères, celle des édits impériaux (qui revisitent l’Histoire), et celle des écrivains au service du pouvoir, laudateurs, courtisans, compromis. Segalen fait jouer le contraste entre l’annaliste et les « écrits tombés de Son pinceau », qui sont les poèmes composés par l’empereur et que par tradition chinoise on archive dans les annales. Ces versets figurent en marge décalée à droite et en italiques, tandis que l’écrit en prose de l’annaliste est en romain. Pourtant, nul poème du Fils du Ciel (ni de Stèles, les deux livres se faisant écho dans maints poèmes) ne ressemble, pour le propos, à celui que comporte notre roman : il y a donc là un jeu d’inversion, René Leys proposant sur un mode dégradé, burlesque, grossier, ce que Le Fils du Ciel et Stèles écrivent au même moment sur un mode sérieux, grave, lyrique et authentiquement, exotiquement chinois. Ce jeu de réécriture en miroir préside à toute la poétique de Segalen, et passe donc par l’épistolaire, sous trois instances : celle de la forme chinoise, authentique d’abord, en montrant qu’une lettre peut être un poème (ce qui n’est pas rien) par effet d’expertise sinologique en quelque sorte (c’est l’étage de la bibliothèque de la poésie chinoise). La deuxième instance permet de renouveler le genre romanesque occidental par ce métissage qui se veut un nouveau baptême, et de faire entrer la lettre-poème dans le champ du romanesque possible, voire de la romanisation (Segalen s’y affirme créateur : c’est l’étage du Fils du Ciel). La troisième instance montre la même forme abîmée dans sa dégradation mensongère et vulgaire (c’est l’étage de René Leys), et Segalen s’y paie le luxe d’y écrire un mauvais poème[11]. Il n’est pas indifférent non plus que le recours à l’épître chinoise, et donc l’appartenance véritable au genre de la poésie vienne ici encore faire jouer les frontières de surface des genres : le roman glisse, même par parodie, vers le poétique et rappelle in fine, par la forme épistolaire et sa plasticité, qu’il serait souhaitable de faire éclater les digues qui enserrent et confinent les écritures et les genres.

Il semble ainsi nécessaire de se pencher, pour finir, sur les enjeux de cette omniprésence en variation, en expérimentation, de l’épistolaire : comment un genre peut-il en cacher un autre ?

Les enjeux de la scène épistolaire

Ainsi, derrière la virtuosité de l’utilisation du champ épistolaire par Segalen dans René Leys, se dessine encore une fois sa volonté de renouveler la scène de l’écriture : faire bouger les lignes du genre romanesque et de l’invraisemblable narration surplombante par un étoilement des paroles précaires dont l’adresse inscrite dans le hic et nunc disparaît derrière les prestidigitations du langage. Le tour de passe-passe achevé, ne restent que les signes, réduits à leur inscription et à leur illisibilité, aussi bien en termes de vérité (tout le monde ment, dans René Leys, finalement) qu’en termes de littéralité (rien n’est univoque, tout en même temps veut dire son contraire) : les lettres, parmi les autres vecteurs de parole, restent lettre morte, les epistulae ne sont qu’une variante des litterae. On sait que le sens se dérobe, malgré la prolifération de ses fausses sources, et qu’à la fin ne restent que les surfaces, comme autant de parchemins : le Reçu, le plan de Pékin, la surface éreintée de la Ville, la peau de René Leys. Il faudrait être épigraphe pour déchiffrer les signes qui y sont inscrits, y compris en profondeur (le papier serait regratté par vingt archéologues, la Ville cache souterrainement l’inscription du Nom caché, la peau mate de René Leys renvoie aux yeux caves, aux mots touches d’or dans la mosaïque du Ciel, à la cloche bôomante ou au potentiel poison instillé par l’encre des veines, autant d’images qui introduisent la profondeur là où tout semblait surface lisse), mais au fond, tout est lettre (ou caractère), c’est-à-dire tracé, gravure, signe sans référent, sans vérification, sans sens.

Mais pour aller plus loin encore, constatons d’abord que le dernier support, celui du manuscrit, relu in fine par le narrateur puis produit publiquement comme témoin et qui se retrouve par passation magique et métaleptique du monde de la diégèse vers le monde réel dans les mains du lecteur appelé à une seconde lecture au terme de la première, ce manuscrit peut lui aussi être rapproché du genre épistolaire, par celui de la lettre ouverte. Le roman, dédicacé « à sa mémoire » (celle de la mère de Maurice Roy ? celle de Maurice Roy qui survivra pourtant à Segalen ? celle du jeune conteur de naguère, en face du commis « insipide, gentil, fini » rencontré en 1917 ? [Lettres à Yvonne des 1er et 4 mars 1917, citées dans Segalen 1999 : 1114]. Ou encore celle de René Leys, personnage transitionnel sacrifié sur l’autel du mythe impérial tant désiré par l’ethnographe exote ?) s’apparente ainsi à la publication tous azimuts d’un texte qui excède son destinataire initial, comme le fait une lettre ouverte.

On remarquera aussi que, si l’ensemble peut fonctionner a posteriori comme un dossier à charge et une lettre ouverte d’auto-accusation, il existe bien une lettre manquante : ce serait celle qu’un suicidé est censé écrire avant de commettre son geste irréparable. Dans notre fiction, l’éviction de cette pièce maîtresse est essentielle : on ne saura jamais si René Leys s’est volontairement suicidé ou s’il est mort du poison ou de syncope. Il n’est pas anodin que Segalen ait décidé de ne pas conférer au narrateur le métier de médecin qui était pourtant le sien, et qui aurait rendu invraisemblable l’incertitude finale sur les causes du décès, y compris dans la répugnance exprimée devant l’autopsie. Il s’agit ici de construire l’intrigue autour d’une non-lettre. Et cette non-lettre est in fine remplacée par la publication d’un journal intime, dernier hommage, témoignage, testament et missive adressée à René Leys, donc par un ersatz de lettre. Les jeux de substitution vont jusque là[12].

Mais peut-on encore parler de lettre et de jeu générique avec l’épistolaire ? on voit à quel point Segalen brouille les frontières et franchit les prétendues imperméabilités : narration romanesque, narration provisoire, monodie, polyphonie, prose, poésie, récit, discours, rhétorique, lyrisme, privé, patent, ces porosités ont déjà été interrogées ici. Mais comment qualifier cette manière d’explorer spécifiquement les potentialités de l’épistolaire dans ce roman ? On ne peut que constater une tentative d’épuisement, en même temps qu’un essai de nomenclature, de répertoire, les Anglais diraient d’exhaustment. Qu’il nous soit permis une dernière hypothèse : si l’on considère que la lettre est un discours qui s’arrête à la signature, après la formule de congé, on peut dire que René Leys indique la première sur la page de garde, la seconde dans les dernières pages du roman. Seulement, il n’est pas rare que l’esprit d’escalier vienne perturber l’ordonnancement du propos et même le contenu de l’envoi : les post-scriptum sont des hyperbates qui souvent modifient la teneur de la lettre, et jouent de leur fausse appartenance à l’anodin pour tout renverser, pour modaliser, et s’agglomérer comme un discours final, crépusculaire mais inoubliable, secondaire mais central, décentré mais nodal. Il ne semble pas impertinent de redire ici que « P. S. » a été un titre sérieusement envisagé par Segalen[13] et qu’il s’agissait du sigle communément utilisé par Maurice Roy et lui tant dans leurs cachotteries que dans leurs cryptages sérieux au moment de la Révolution. On le retrouve tant dans les lettres de Maurice Roy que dans les Annales secrètes ou encore dans les manuscrits et addenda[14]. « P. S. » est donc le signe, la lettre (littera) qui reprend une réalité mensongère (l’appartenance de Maurice / René au personnel impérial), pourtant crue à force de familiarité (un acronyme crée un réseau de connivence entre ceux qui l’utilisent, contre ceux qui ne le connaissent pas, et se transforme vite en illusion de connaissance), et qui est à la fois l’abréviation de « Police secrète » (en deux mots l’intrigue du roman) et de « Post-scriptum » (en deux mots le statut du discours) : j’y vois donc un ajout à l’histoire vécue avec Maurice Roy et la Chine, dans une poétique qui va, au delà peut-être de l’épistolaire, se loger dans celle, toute particulière, du post-scriptum. Ainsi René Leys pourrait-il être la tentative de rectifier le réel et une correspondance avérée en lui ajoutant une fiction (qui compense le ridicule vécu), une sorte de figure d’épanorthose qui, en créant moins un memento qu’un memorandum, cherche à oblitérer un pan gênant du réel, à faire de la fiction une opération d’arrangement. On dit souvent que René Leys a la saveur du crépusculaire (crépuscule de la Chine immémoriale, nostalgie d’un Pékin perdu), on note également tout ce que le roman doit à la négation (« Je ne saurai donc rien de plus », les premiers mots du roman, s’achèvent sur le « oui ou non » final, et tout part de rien, est figuré par une ellipse et un blanc, pendant la grande promenade inaugurale), on pourrait donc ajouter ici que beaucoup de choses se jouent dans cet après-coup que ménage, paradoxalement, la marginalité du post-scriptum : une manière d’ajouter une phrase anodine, annexe et informelle mais qui réaménage tout le reste, dans la logique de l’hyperbate.

On peut ainsi lire René Leys à la lumière de l’épistolaire, par son lien ontologique avec la communication essentiellement différée, comme un post-scriptum géant, un post-roman, une post-histoire, une post-lettre et une post-écriture — un livre qui fait résonner l’après en nous, et qui travaille profondément ce qu’on pourrait appeler l’inactuel.

P.-S. : c’était une absence de conclusion possible.

 

 

  • Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Labatut 2019 : « Réversibilité ou réciprocité dans René Leys : tout se peut-il retourner bout pour bout ? », dans Colette Camelin et Muriel Détrie (dir.), Victor Segalen, « Attentif à ce qui n’a pas été dit », Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2019, p. 277-304.

Rousset 1963 : Jean Rousset, « Une forme littéraire : le roman par lettres », dans Forme et signification, Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, « Les Essais », 1963, p. 65-108.

Roy 1975 : Maurice Roy [René Leys], Lettres à Victor Segalen, Pei-King, Presses des Lazaristes, 1975, 58 p.

Segalen 1999 : Victor Segalen, René Leys, édition de Sophie Labatut, Paris, Chatelain-Julien, 1999, 2 vol.

Segalen 2000 : Victor Segalen, René Leys, édition de Sophie Labatut, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000.

Versini 1979 : Laurent Versini, Le Roman épistolaire, Paris, Presses universitaires de France, « Littératures modernes », 1979.

  • Contributrice

Sophie Labatut est professeure de chaire supérieure. Ses travaux ont porté sur René Leys, Équipée et Peintures de Victor Segalen. Elle a participé au colloque de Cerisy en juillet 2018 sur Segalen (Victor Segalen 1919-2019 « Attentif à ce qui n’a pas été dit »), publié chez Hermann en 2019, et contribue en 2021 à une journée d’étude des littératures francophones à l’Université de Lille sur l’audible et l’inaudible (« “Je l’ai vu regarder sans rien dire une peau de tambour” : entendre l’inaudible dans René Leys de Victor Segalen ») et au prochain numéro de Littérature consacré à Segalen (« René Leys, ou l’art du faux »).

  • Bibliographie de l’autrice

Édition critique de René Leys, Paris, Chatelain-Julien, 1999.

Édition de René Leys, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000

« Réversibilité ou réciprocité dans René Leys : tout se peut-il retourner bout pour bout ? » dans Colette Camelin et Muriel Détrie (dir.), Victor Segalen, « Attentif à ce qui n’a pas été dit », Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2019, p. 277-304.

[1] On trouvera ce dossier en fac-similé dans l’édition critique complète que j’ai publiée en 1999 chez Chatelain-Julien, (Segalen 1999), et en transcription dans l’édition de poche qui s’en est suivie dans la collection « Folio classique », 2000 (Segalen 2000). Je voudrais remercier Anne-Élisabeth Halpern pour sa précieuse collaboration à cette communication.

[2] Je prolonge ici en partie une réflexion entamée à l’occasion du colloque tenu à Cerisy en 2018, sous la direction de Colette Camelin et Muriel Détrie (Labatut 2019).

[3] Il existe quelques allusions à Maurice Roy dans le reste de la correspondance générale, notamment dans les lettres à Yvonne, début 1911 (j’en ai proposé un choix dans Segalen 1999, elles figurent intégralement dans Segalen 2004). Encore les allusions sont-elles très mesurées et souvent pragmatiques (projet d’une compagnie d’hydroplanes, accouchement de l’Impératrice, mais rien sur les affaires tentées pendant la Révolution ou sur la proposition d’accueillir l’Impératrice en cas de fuite fin 1911) et restreintes au moment où Segalen était séparé d’Yvonne par sa mission médicale en Mandchourie ; ainsi nous n’avons pas trace de ce que Segalen pensait de Maurice Roy pendant la Révolution en dehors des notes qu’il prenait pour lui-même et déjà en vue d’un passage à l’écriture. Rappelons également que l’auteur a brûlé son journal en 1918. Personne ne sait comment Segalen s’adressait à Maurice Roy réellement et quel degré de crédulité il lui laissait transparaître.

[4] L’expression est de Maurice Roy, elle figure plusieurs fois dans ses lettres.

[5] La préface est signée d’un pseudonyme (Song-Tche-Hien) et datée de Noël 1974 ; le format est un format allongé qui reprend les proportions des livres chinois, de Stèles mais peut-être aussi des enveloppes chinoises que Maurice Roy a pu utiliser, avec un papier plié en accordéon ; la justification de tirage stipule : « L’ÉDITION ORIGINALE DE CES LETTRES INÉDITES DE MAURICE ROY À VICTOR SEGALEN PUBLIÉE AUX DÉPENS D’UN COLLÈGE DE MANDARINS D’EXTRÊME-OCCIDENT A ÉTÉ ACHEVÉE D’IMPRIMER SUR LES PRESSES DES LAZARISTES À PEI-KING LE 25 OCTOBRE 1975 ET COMPREND 26 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR CHIFFON À LA FORME LETTRES DE A A Z ET 55 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DE RIVES NUMÉROTÉS DE 1 A 55 L’ENSEMBLE TOTALISANT 81 NOMBRE SACRÉ DE LA TROISIÈME TERRASSE DU TEMPLE DU CIEL À PEI-KING ».

[6] Dans Notes et plans (Segalen 1999 : 763 sq.), on peut lire : « Péripétie : qui est cette femme de qui dépend… je la découvre par un enchaînement autre que la gonorr [cryptage grec pour gonorrhée] ». Les lettres de Segalen à Yvonne de début 1911 font allusion aux soins apportés au jeune homme et à la nécessité de « soigner son amante » (lettre du 10 février, citée dans Segalen 1999 : 1108) ; l’épisode de la consultation demandée par Maurice Roy est daté dans les Annales secrètes d’après MR du 12 août 1910 (voir Segalen 1999 : 908). Le roman final évoque un envoi banal qui cache une demande de rendez-vous et va donner lieu à la grande promenade dans les champs de sorgho (voir Segalen 2000 : 190 sq., chapitre 21, juste après avoir reçu l’épître insérée de Longyu) : or, la demande de Maurice Roy avait débuté ainsi. Mais l’imitation de la graphie du narrateur, notamment à travers les majuscules M, V et S est difficile à vérifier : Segalen en parle sur ses brouillons comme une décision et les lettres de Maurice Roy semblent peu probantes, sa graphie étant plutôt constante, moins imitative que celle de René Leys, mais c’est difficile à dire. Il y a sans doute priorité aux logiques du vraisemblable romanesque sur les biographèmes ici, dans une transposition amusante de prélèvement ironique.

[7] Choix de formules sur la linéarité du récit : « M’affranchir enfin de cette fatalité [du roman] […] Ce roman possède une justification de tirage, une dédicace, un récit. Un récit surtout ! Soit à la troisième, soit à la première personne ; ou encore, adressé à la seconde. Et je n’en sors pas ! Il faut que je raconte ! Il faut que j’étale proprement une anecdote, comme un peintre en bâtiment une couche de ripolin. […] Je ne puis croire au nécessaire triomphe du Roman. Sa formule est grossière par excellence et sa transsubstantiation médiocre. Il réclame de se développer. Il a besoin du temps. Il lui faut aligner toute une série de causes et d’effets, et il n’est même pas réversible. Comme un long fil d’acier, il doit surtout faire preuve d’une ductilité grande (300 pages) et, pour ne pas se rompre, d’une considérable ténacité. ». Et sur le narrateur : « Le Personnage haïssable de tout roman : l’Auteur. Celui-là qui sait invraisemblablement tant de choses, et les étale avec impudeur. Celui-là qu’on sent partout sans qu’il ait souvent le courage de paraître. Celui-là qui apostrophe ses lecteurs, et de quel droit ? qui prévoit que “le” chapitre va finir ; celui-là qui, ayant cru changer de sujet, aura donné son effort pour être neuf, et reste obstinément lui-même… L’auteur impersonnel est un être à tuer. »

[8] Le fait que René Leys ne comporte pas de date ne doit pas nous tromper : cela est dû à l’inachèvement du manuscrit. Segalen avait prévu de transposer en 1911 avec René (pour concentrer l’intrigue sur l’année de la Révolution) ce qui avait eu lieu à partir de 1910 avec Maurice, et n’a précisé sur son deuxième manuscrit que la première date du journal, utilisant des croix (X) pour signaler les autres entrées, parce qu’il voulait unifier plus tard sa chronologie.

[9] On peut ajouter à ces scènes épistolaires de la bienséance et du respect de l’étiquette, les lettres de créance qui gravitent autour de la visite de l’ambassade au Régent (voir Segalen 2000 : 135 sq.), qui ressortissent aux protocoles diplomatiques. Plusieurs cartons sont échangés (d’invitation ou d’excuses, de congés ou de cadeaux emballés : l’envoi peut prendre ainsi trois dimensions — jusqu’à la petite concubine, « petit cadeau du Régent […] pas encore ouvert » (ibid. : 174) mais « kai-paolée », c’est-à-dire déballée, démaillotée (ibid. : 227).

[10] Lettre écrite sur du papier chinois, ce qui reprend en partie les lettres réelles de Maurice Roy mais aussi les modifie, en les plaçant sous le jour ironique d’un sentimentalisme de bas étage (« ce mot, écrit au pinceau, mais en Belge, sur du papier chinois mince tramé de fleurettes roses et vertes »).

[11] Les bons auteurs capables de forger des mauvais textes ne sont-ils pas le nec plus ultra des bons auteurs ? On rappellera en clin d’œil que le véritable auteur de l’épître sentimentale du Phénix sur la Mer du Sud (voir Segalen 2000 : 188-9) est surtout Maurice Roy, bon auteur malgré lui… mais aussi que la réponse de Segalen, du berger à la bergère, passe par l’avatar du narrateur (voir ibid. : 199), et reconfigure tout ultérieurement.

[12] Les manuscrits témoignent de ce tâtonnement. Le premier manuscrit faisait état (feuillet 412, cité dans Segalen 1999 : 836-7 : « Il a laissé peut-être quelque chose d’écrit ») de la recherche habituelle de la lettre explicative du suicide, ce qui est complètement gommé dans le deuxième manuscrit, laissant place à l’enchaînement que j’ai essayé de gloser. En effet, on peut lire dans le roman : « Rien non plus, chez moi, sauf deux lettres, déjà transcrites… Et cet énigmatique Reçu “de la première nuit d’amour au palais” […] Et je reviens, et je me retrouve face à face avec mon seul témoin valable : ce manuscrit » (Segalen 2000 : 276-7) : on voit la non-lettre d’explication s’effacer devant les glissements et remplacements successifs de l’épître sentimentale vers le reçu puis vers le journal intime.

[13] Voir le verso du feuillet 429 du premier manuscrit, daté du 3 janvier 191[4], qui est un essai de page de garde, où « P.S. » se trouve bien à la place du titre : « Victor Segalen / P. S. / Roman vécu / Divers Épigraphes : — Savoir… — “Je ne saurai jamais[”] ». (Segalen 1999 : 850).

[14] « PS » est l’abréviation que Segalen utilise couramment pour Police Secrète à partir du 26 juin 1910, moment où Maurice Roy lui dit, comme René Leys, en faire partie (Segalen 1999 : 907). On la retrouve utilisée dans la correspondance, de Segalen à son épouse et de Maurice Roy à Segalen. Elle devient donc un sigle presque mécanique. C’est pourquoi lorsque Segalen envisage en 1913, lorsqu’il a rompu avec Maurice Roy, de donner au roman le possible titre de P.S., il doit au moins autant entendre Police Secrète que Post Scriptum dans le choix de cette abréviation. Il envisage alors une bibliographie avec des cycles (cycle maori, cycle des héros, cycle de la Chine, cycle des laissés-pour-compte, cycle des imaginaires, cycle vécu), et place notre roman dans la dernière catégorie : cycle vécu (voir ibid. : 854, verso du feuillet 432), avec le titre de P.S. Le double sens de Police secrète et de Post Scriptum est alors intéressant : il a été vécu de croire à ce roman policier, tout comme cette fiction fonctionne comme un post-scriptum, un addendum à l’histoire réelle.

Dans le roman, l’expression « police secrète » provient d’abord de Maître Wang (voir Segalen 2000 : 47), son existence est confirmée par René Leys (voir ibid. : 80), qui se dit en être le chef (voir ibid. : 167), et l’abréviation est introduite (voir ibid. : 175), puis intronisée, précisément avec sa double lecture police secrète / post-scriptum : « P. S. [j’allais lire : “Police Secrète”… !] / Post-Scriptum : n’oublie pas surtout de déchirer cette lettre » (ibid. : 189). Il s’agit de la fin de l’épître bouffonne du sein tressaillant du Phénix, et la lecture du narrateur se superpose à l’écriture de René Leys : il s’agit déjà d’une ambiguïté vocale.