Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Traces épistolaires et « matériaux vécus » dans Les Immémoriaux

Sophie Gondolle 

  • Résumé

Cet article se propose de lire Les Immémoriaux sous l’angle de la correspondance en suivant principalement les lettres de Victor Segalen datées du séjour polynésien, de janvier 1903 à février 1905, puis celles écrites jusqu’en 1907, date de parution de l’ouvrage.

Véritable pierre d’achoppement, le courrier témoigne de la genèse, de la germination, des modifications, de la lente maturation et parfois même de la difficile réception d’un récit atypique.

Les destinataires principaux sont peu nombreux, les lettres sont majoritairement adressées à ses parents et à son ami d’enfance Émile Mignard. Quelques-unes sont des réponses envoyées à ses maîtres et amis de plume que sont Saint-Pol Roux ou encore Claude Farrère dont la lecture compte énormément pour le jeune écrivain.

On pressent dans ce va-et-vient constant de la pensée couchée par écrit dans les lettres à la rédaction du roman tahitien, l’ampleur d’une entreprise sans précédent pour évoquer, loin de l’artefact littéraire du paradis perdu, la civilisation maorie à jamais disparue et immortalisée par le récit dans toute l’authenticité de son étrangeté.

  • Abstract

Epistolary traces and “real-life materials” in The Immemorials

This article proposes to read The Immemorials from the point of view of correspondence by mainly following Victor Segalen’s letters dated from his Polynesian stay, from January 1903 to February 1905, then those written until 1907, the year his novel was published.

A real stumbling block, the letters bear witness to the genesis, germination, modifications, slow maturation and sometimes even the difficult reception of an atypical story.

The main recipients are few, as the letters were mainly addressed to his parents and his childhood friend Émile Mignard. Some are replies sent to his mentors and pen friends such as Saint-Pol Roux or Claude Farrère whose opinion was very important for the young writer. In this constant back and forth movement, we can sense from the thoughts expressed in the letters to the writing of the Tahitian novel the extent of an unprecedented undertaking in order to evoke, far from the literary artifact of a lost paradise, the Maori civilization that has forever disappeared and been immortalized by the story in all the authenticity of its strangeness.

  • Pour citer l’article

Gondolle, Sophie, « Traces épistolaires et « matériaux vécus » dans Les Immémoriaux », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

Traces épistolaires et « matériaux vécus » dans Les Immémoriaux

Sophie Gondolle 

« Je t’ai dit avoir été heureux sous les tropiques. C’est violemment vrai. Pendant deux ans en Polynésie, j’ai mal dormi de joie. J’ai eu des réveils à pleurer d’ivresse du jour qui montait… » (C, I : 1244, à Henry Manceron, 23 septembre 1911). Si ces mots adressés à Henry Manceron en 1911 sont bien connus dès lors que l’on s’attache au séjour polynésien de Victor Segalen, une allusion, en revanche, l’est moins, étrangement oubliée et relative à l’enfant qu’il aurait eue là-bas, comme s’en étonne Mme Danièle Déniel, qui m’a confié être partie sur les traces du poète en Polynésie à la recherche de cette histoire et de cette enfant perdues, suite à son travail de thèse sous la direction de Jean Balcou, intitulée Victor Segalen, retour à l’origine (voir Tréguer-Déniel 1997). Mais cette recherche n’a pas abouti et c’est un autre mystère qui s’agrège ainsi à la vie du poète, faisant écho à l’enfant trouvé devant les portes de l’hospice de Brest qu’a été son propre père avant d’être repris et reconnu quelques semaines après sa naissance par sa mère, comme le raconte Gilles Manceron dans sa biographie (voir Manceron 1991).

Ainsi lit-on dans une lettre adressée à Hélène Hilpert depuis Alger en 1919, dont la date reste imprécise, le 14 ou le 15 mars :

Vous vous souvenez de mes « projets » ? Il y en eut qui retournaient au Pacifique, comme si l’eau de lagon et des ports tahitiens n’avait pas été souillée des obus d’un bombardement ridicule[1]… Comme si la fille que je prétends être née de moi aurait daigné me reconnaître pour son père… » (Segalen 2004b, p. 1222). Une note en bas de page précise : « Seule allusion à un enfant qu’il aurait eu en Océanie» (C, II : 1224).

Sans juger du comportement de Victor Segalen, l’histoire de cette enfant qui grandit sans père reste mystérieuse ; elle est à l’image de son île oublieuse de ses propres origines à laquelle Victor Segalen s’emploie à redonner forme avec l’écriture des Immémoriaux. Le destin de Térii rappelle celui d’Œdipe, qui par sa faute est condamné à vingt ans d’errance jusqu’au retour dans son île transfigurée par l’évangélisme, où la parole biblique s’est définitivement substituée aux récits païens et anciens.

Pour comprendre Les Immémoriaux, il nous faut situer ce récit à la croisée d’une production littéraire multiple, au moment du séjour polynésien. Auteur d’un journal qui deviendra Le Journal des îles, de notes qui fourniront la matière de l’œuvre, il tient aussi un cahier d’observations qui rend compte de son importante activité médicale en Océanie. Il évoque le cyclone qui a dévasté les îles Paumotou ou Tuamotou, peu de temps après son arrivée à Tahiti, le 23 janvier 1903, dans un article, Vers les sinistrés qu’il fera paraître dans la revue Armée et Marine, le 17 avril 1903 (voir OC, I :.513-9). L’abondante production épistolaire est une pièce maîtresse, jouant un rôle majeur dans l’œuvre à venir. Elle est une exploration de la pensée, le dépositaire d’une réflexion que prolonge l’œuvre littéraire, le lieu de maturation des idées. Aborder Les Immémoriaux sous l’éclairage de la correspondance nous permet de suivre l’élaboration du récit, de sa genèse à sa réception et de comprendre comment les lettres participent plus ou moins directement du processus de son écriture.

La genèse du récit à la lettre

Le projet est conçu dès le mois d’avril 1903 et la première allusion à ce qui deviendra Les Immémoriaux apparaît dans une lettre adressée à Émile Mignard, en date du 24 avril. Le projet est confirmé en juin de la même année : « J’ai mon sujet, de l’entrain, pas d’aveulissement (j’ai supprimé la sieste tropicale) et pourtant mon “Promeneur de nuit” pérégrine bien lentement. » (C, I : 512, à Émile Mignard).

C’est en janvier 1904 qu’il reconnaît en avoir terminé de sa période dite « d’incubation polynésienne » :

Parfois, je m’exerce à penser en Tahitien. Puis je vérifie le degré de probabilisme sur des indigènes. Je vais avoir deux mois de tranquillité et vais donner un sérieux coup de collier. À mon départ pour Nouméa, (prévu pour avril de la même année) j’aurai terminé le 1/3 de mon livre, la petite fêteuse, guerrière, vrai-Maorie de l’ancien Tahiti. Je t’en enverrai, comme primeur, quelques chapitres. (C, I : 561 à Émile Mignard, 2 janvier 1904).

Le 21 janvier 1904, il écrit à ses parents n’avoir pas une seconde de libre et il évoque la réalisation de l’ouvrage comme « un sempiternel accouchement qui n’en finit pas ! » (C, I : 563). Accaparé, semble-t-il, par son activité de médecin et les nombreux malades qui viennent jusque chez lui pour se faire opérer, puisqu’il a installé une petite clinique à son domicile, ses projets littéraires en pâtissent :

Dans tout cela forcément mes projets littéraires stoppent un peu. J’ai d’abord essayé de réserver ma matinée à « l’écriture », à l’acte ingrat de fixer l’Imaginaire, de réaliser ; j’abattais mes cinq, six pages mais cela devait être précédé d’une maturation nocturne qui se tournait vers des temps opératoires ; je compte sur douze jours de tournée aux Îles-sous-le-vent pour avancer. J’ai deux chapitres de terminé. (C, I : 564-5).

Arrivé à Nouméa en date du 25 avril 1904, et pour une période de plus d’un mois, il profite d’une vie au rythme régulier pour travailler. « Fixer l’Imaginaire » relève d’une discipline opiniâtre et constante :

Une chambre, une table, des papiers sur la table et des bouquins ; avec ça on ne moisit nulle part. J’avance à grands coups mon manuscrit, ponctuel comme un comptable : dix pages par jour. C’est encore une façon comme une autre de vivre à Tahiti l’ensoleillée, malgré les torrents d’eau de la Calédonie. (C, I : 575-576, à ses parents).

Nouméa lui paraît insipide et le séjour interminable dans cette ville l’incite à « rédiger à outrance les notes vécues intensément à Tahiti. Je me suis donné […] des heures de bureaux, d’autres d’escrime. Pas de femmes. Pas de café. Pas de cheval. Pas de bateau. Le pays m’indiffère. Je n’en vis pas, le traverse ; bonheur de revenir en France avec mon manuscrit avancé, et la satisfaction (enfin) d’un travail mené jusqu’au bout. Le premier. » (C, I : 578, à Émile Mignard, 10 mai 1904). Si certaines pièces de l’œuvre de Segalen touchent à la perfection dans leur composition, d’autres resteront inachevées et l’on appréhende déjà dans ces propos l’immense soulagement du devoir accompli.

Le 6 août 1904, de retour à Tahiti, il confie à Saint-Pol Roux vouloir donner avant le retour en France qu’il pense situer au 1er septembre, « un dernier coup de collier local à (son) livre. Je veux en avoir terminé le scénario complet avant de quitter Tahiti. Et une grosse partie, un tiers en est à la première “écriture”. Mais plus tard je ne me presserai nullement de le terminer. Je le laisserai mûrir. Oh ! Pas d’impressions de voyages jetées au public au lendemain du retour !… » (C, I : 588). Une note de l’édition de 2004 précise qu’« il est difficile d’établir avec certitude ce qui a été écrit à Tahiti ». Si le chapitre intitulé « Le Prodige » date du 7-8 août 1904, cette même note atteste, aux dires de la correspondance avec Émile Mignard, qu’il « rapportait les premières versions de plusieurs autres chapitres ».

Il est intéressant de noter que son projet s’écarte d’une démarche traditionnelle ; il élabore non pas le plan d’un roman mais bien “le scénario” d’un récit exempt de tout exotisme, folklorisme ou épisode édifiant.

De retour de Polynésie, fin janvier 1905, soit deux ans après son arrivée, il confie à ses parents depuis Port-Saïd être très heureux « d’avoir terminé (son) voyage sans aucun indice de fatigue, ou d’ennui […]. [Il] arrive même à travailler aisément en mer […]. [Il n’a] plus une minute à perdre dans la vie. Elle est trop bonne quand on la vit volontairement et énergiquement. » (C, I : 614, 25 janvier 1905).

À l’automne de la même année, il écrit au Dr Laurent qu’il est « toujours attelé à [s]on roman Maori » (C, I : 648, 21 septembre 1905), et espère le voir sur pieds six mois plus tard, et publié un an après.

Il continue à rassembler une abondante documentation, que l’on retrouve sous forme de notes marginales tout au long du manuscrit. En avril 1906, il exprime à George-Daniel de Monfreid son espoir de pouvoir lui adresser, « vers le 1er Novembre », un exemplaire des Immémoriaux. (C, I : 660, 12 avril 1906). L’ouvrage semble en bonne voie d’achèvement et le contact a été pris avec Alfred Vallette, directeur au Mercure de France. Le 29 avril 1906, il répond à une lettre de Saint-Pol Roux « heureux que [s]on “Prodige” [lui] ait plu » (C, I : 666), mentionnant l’envoi du quatrième chapitre de la première partie des Immémoriaux. Au moment où il travaille au quatrième acte de son drame Siddhârtha, il confie à Debussy, avoir pour projet de terminer son « roman de la lutte de deux races, en Polynésie » (C, I : 668, 30 avril 1906).

En réponse à une lettre de Claude Farrère, outre l’éclairage et la simplification lexicographiques qu’il apporte en partie à son texte, selon les corrections demandées par l’ami et l’écrivain, il revoit également la composition. Il n’est plus satisfait à cette date de sa première partie qu’il dit vouloir reprendre « en entier (40 pages) sous une forme légendaire, moins actuelle, moins mise en scène, forme analogue à l’histoire du vieux Téaé se changeant en arbre, dans la sorte de ballade du IVe chapitre, “le Prodige”. Ainsi me donnera-t-elle peut-être l’écart nécessaire (20 ans) entre mes première et troisième parties. Ou du moins “l’impression de cet écart”. Mais c’est un gros retard. » (C, I : 674, 21 juin 1906). L’été qui va suivre est encore consacré au travail du roman tahitien, comme il s’en confie le 14 juillet 1905, à Pierre Dufour[2], l’époux d’Isabelle Rimbaud, sœur du poète (voir C, I : 675, 14 juillet 1906).

S’il écrit à Claude Farrère, en date du 2 août 1906, avoir terminé la seconde partie et presque la troisième, le Tahiti christianisé, il semblerait que le projet soit toujours inachevé en date du 2 novembre 1906, « l’exemplaire est loin d’être définitif, comme rédaction. Mais les alinéas sont en place, et l’Allure générale ne changera plus », écrit-il à George-Daniel de Monfreid. Il en prévoit l’impression vers « Mars, et l’édition (privée d’abord) se fera vers juin, publique en Octobre. » (C, I : 683). George-Daniel de Monfreid s’est engagé à lui fournir l’illustration de début que Segalen se propose de réserver aux exemplaires de luxe et d’amis. Le 14 novembre 1906, il écrit à Pierre Dufour être absorbé « depuis deux mois, par la dernière version de (son) livre » (C, I : 684).

Le manuscrit des Immémoriaux est achevé le 13 février 1907 et expédié au Mercure de France dans les premiers jours de mars. Victor Segalen adresse un courrier à son éditeur Alfred Vallette le 11 mai 1907 pour lui accorder de supprimer « les faux-titres de chapitres » et lui recommander de conserver « les en-têtes PREMIÈRES PARTIES, DEUXIÈME P…, etc. Tout ce qui pourra donner de l’air à un texte un peu dense ! » (C, I : 700).

La fabrication du texte prévoit des normes qui restent relativement classiques et qui n’éclairent pas l’étrangeté du contenu. Segalen cherche même à en « égayer » la composition « par le choix des caractères […], d’une initiale empiétant sur le texte, au début de chaque chapitre. » (Ibid.). Mais Vallette le lui déconseille au risque de donner à son texte « un petit air “d’amateur” » qui le desservirait. (Lettre du 13 mai 1907, citée dans C, I : 701, note 2). Il serait alors question d’une publication entre les mois de septembre et octobre.

Il aura fallu plus de quatre années avant que son récit ne paraisse en date du 24 septembre 1907. Les échanges épistolaires nous montrent la lente gestation d’un ouvrage qui interroge à la fois son auteur et l’oblige à plusieurs reprises à en revoir non seulement la composition mais aussi l’écriture elle-même. Le sujet qu’il choisit de traiter n’est pas simple et le roman tahitien hérite d’une forme composite complexe et innovante, comme en atteste encore la correspondance.

Le lien vital de la correspondance

Le séjour polynésien s’échelonne du 10 janvier 1903, date du départ de San Francisco pour arriver en vue des terres océaniennes, à Tahiti, le 23 janvier de la même année, avant de s’achever au début du mois de février 1905, date du débarquement à Toulon. Ces deux années passées en Océanie donnent lieu à environ quatre-vingts de lettres de l’auteur. Les principaux destinataires sont ses parents avec une quarantaine de lettres, sa sœur recevra une lettre en particulier, une trentaine de lettres sont adressées à son ami d’enfance Émile Mignard. Victor Segalen écrit de façon plus épisodique, lors de son séjour, six lettres à Louise Ponty, amie rencontrée à Bordeaux, fille de Jules Merleau-Ponty, ancien médecin du bagne de Nouméa et oncle du philosophie Maurice Merleau-Ponty, cinq lettres à George-Daniel de Monfreid, peintre, ami et correspondant fidèle de Gauguin, deux lettres à Charles Guibier, ancien camarade de Brest, avec lequel il a beaucoup d’affinités intellectuelles, une lettre à Louis Joubin, qui aurait été professeur de physique à la faculté des sciences de Rennes, trois lettres enfin à Saint-Pol Roux, rencontré dès 1901.

Victor Segalen accorde une importance majeure au courrier. Aussi, lors de ce séjour, le temps est-il marqué par l’arrivée et le départ des paquebots à Tahiti. « Les Romains comptaient en Consuls, nous en courriers. » (C, I : 482, à Émile Mignard, 5 février 1903).

Les lettres adressées à ses parents et à Émile Mignard, au rythme de deux à trois lettres par mois, sont numérotées au cas où ils les recevraient en même temps, afin de leur permettre de les lire dans le bon ordre. Ces lettres sont parfois écrites sur plusieurs jours et le départ des navires provoque l’urgence de renvoyer vers la métropole ses écrits : « T’ai-je dit comment, au dernier courrier, j’ai expédié au Mercure un article sur Gauguin, article ponctué des vagissements d’une cliente que j’accouchais, et expédié au dernier moment au paquebot par le mari affolé », écrit-il à Émile Mignard (C, I : 565, 10-20 février 1904).

Méticuleux, voire anxieux, il prend soin de dédoubler les lettres adressées à ses parents et de les recommander. Déçu de ne pas avoir autant de nouvelles qu’il le souhaiterait, il leur intime tout un ensemble de recommandations pour recevoir une lettre hebdomadaire a minima. (voir C, I : 491, 29 février 1902). Cette inquiétude traduit-elle le souci de ne pas perdre pied avec la réalité complexe faite d’ici et d’ailleurs ? Circonscrire le réel avec précision est la tâche qu’il s’assigne dans sa correspondance, en indiquant par exemple les dates précises de ses navigations vers les îles Gambier, situées à cinq jours de Tahiti, vers Wallis, les Marquises, les Îles-sous-le-vent ou Nouméa. Les lettres adressées à Émile Mignard et à ses parents se font écho et se complètent, employant les mêmes termes pour traduire les impressions reçues. En revanche, le ton de la camaraderie autorise des confidences à l’adresse de l’ami que l’on ne retrouve pas ailleurs, sur son rapport aux femmes en particulier. Les lettres à ses parents relatent plus ses missions et ses activités médicales.

Les annotations sur le paysage sont récurrentes et s’il exprime à de nombreuses reprises son aversion de la pleine mer, « le large est mesquin et inodorant » (C, I : 486, à Émile Mignard), il ne manque pas de détails pour décrire avec précision le charme du pays qu’il explore avec beaucoup d’intérêt et de curiosité. Tahiti est bien « l’île du rêve, fantastique, lascive et charmeuse » (C, I : 474, à Émile Mignard, 23 janvier 1903).

On relève ainsi trois fois sa définition des îles, reprise dans son article Vers les sinistrés : « Car, en ce paradoxal archipel, les îles ne sont pas des terres entourées d’eau, mais au contraire, de l’eau avec, alentour, du corail. » (C, I : 481, à Émile Mignard, 5 février 1903). Eau entourée de terre ou de corail puis encore et toujours de l’eau : l’évanescence du paysage insulaire océanien fascine le poète. Une terre quasi liquide à l’instar d’une civilisation liquéfiée par la tragédie de l’histoire.

Un récit en germe dans la correspondance

Ces observations premières participent manifestement de ce qui préside au récit et c’est dans une lettre plus tardive, adressée à Yvonne depuis Pékin, datée du dimanche 8 août 1909, qu’il confie avoir « cette chance, un mois après [s]on arrivée dans un pays, de tenir [s]on livre : Tahiti : arrivée 23 Janvier-1er Mars : Immémoriaux. Chine 12 Juin-1er Août : Fils du Ciel — ou équivalent. » (C, I : 955).

Il tient son sujet dès le 25 février 1903, où il écrit à ses parents depuis l’île de Manga-Reva : « Ici comme partout ailleurs la race se meurt ; les Manga-Reviens, comme les Tahitiens encore, s’en vont peu à peu. » (C, I : 488). Le constat du médecin est implacable : la tuberculose, la rougeole qui déciment ces populations sont d’origine européenne. La malédiction semble s’acharner contre ces îles, les Pomotou sont en proie à un violent cyclone le 7 janvier 1903, qui est selon Marie Ollier, « le révélateur d’une dévastation plus ancienne, plus redoutable et la “jonchée funéraire” qui recouvre les choses mortes ne fait que signaler la mort de la race polynésienne. » (Ollier 1997 : 29-30).

Dans l’article consacré aux sinistrés de janvier 1903, le ton employé est mordant, Segalen s’insurge contre l’indifférence générale à l’égard de ces populations qui meurent dans le mépris général, il espère venger leur existence en apprenant à l’Europe « que les îles Paumotou existent » (OC, I : 513, « Vers les Sinistrés »). Mais ceux qui incarnent les valeurs de l’Occident ne lui inspirent aucune confiance, le pauvre portrait qu’il livre à ses parents de deux missionnaires européens corrobore celui du commandant de bord de la Durance et de son second qui est un « ours » dit-il. Victor Segalen a des annotations qui laissent entendre avant l’heure les accents d’un René Maran qui, dans sa préface à Batouala (prix Goncourt 1921) dénonce la « Civilisation, civilisation, orgueil des Européens et leur charnier d’innocents » (Maran 1921 : 6).

L’oubli du nom dans les Immémoriaux conduit Térii à la peur, il flaire un mauvais présage « comme un cochon sacré renifle, avant l’égorgement, la fadeur du charnier où on le traîne » (OC, I : 110). Ce charnier d’innocents est le tribut d’un affrontement entre deux mondes qui mène à la destruction du mythe et à la disparition de soi. Si le désir de puissance a précipité le destin tragique de certains peuples, comme le raconte J.M.G. Le Clézio à propos du Mexique (voir Le Clézio 1988), le mythe est entré en collision avec une réalité qui dès lors s’est désenchantée. Comme les peuples indiens du Mexique, qui pensaient voir se réaliser la prédiction de la venue sur terre d’hommes guidés par le Serpent à plumes Quetzalcóatl, en découvrant Cortés et ses hommes aux casques et aux armes flamboyants, les Maoris avaient eux aussi une croyance. Segalen rapporte d’après Ellis une prophétie du grand prêtre Mahui selon laquelle une pirogue sans balancier arriverait dans les îles en provenance d’un pays étranger. Cette pirogue sans balancier est à l’image du déséquilibre qui résulte du choc des cultures : un monde nouveau se substitue à un monde ancien, par le hasard de l’histoire enclenchant l’inéluctable processus d’acculturation et de destruction. Victor Segalen adresse une lettre à Carl Siger (pseudonyme de Charles Regismantet) datée du 27 mars 1907 ; ce dernier est alors fonctionnaire au ministère des Colonies et auteur d’un ouvrage intitulé Essai sur la colonisation. Il lui avoue combien son livre lui a été utile pour l’écriture des Immémoriaux afin de « préciser quelques points d’observation restés indécis. J’ai surtout senti la véracité du chapitre III, et l’inanité de vouloir assimiler les races. Les populations Maori, dans leur évanouissement presque consommé, sont un admirable exemple de cet antagonisme si essentiel qui fait que malgré tous les prétextes, les hypocrisies ou les trop-naïfs bon-vouloirs, une race forte sera toujours de par son contact, simplement néfaste pour les autres, qu’elle le veuille ou non. Et l’on peut vous savoir plein gré de l’avoir dit clairement et sans autres détours. » (C, I : 693-4).

Si Segalen est à la recherche d’une « face absolument nouvelle », tentant d’exprimer pour la race maorie « la réaction non plus du milieu sur le voyageur, mais du voyageur sur le milieu vivant » (OC, I : 746, Essai sur l’exotisme, 9 juin 1908), il recourt encore à un vocable qui entérine l’antagonisme des races dénoncé bien plus tard par Aimé Césaire, en 1950, dans son « Discours sur le colonialisme », en citant justement ce même Carl Siger, incapable à son sens de condamner le colonialisme autrement que par un point de vue très ethnocentré.

Victor Segalen a, quant à lui, le mérite de développer une pensée innovante qui tend à considérer l’autre, à lui restituer une certaine authenticité, à le restaurer dans son identité originelle, dans un contexte doublement difficile. Sur le plan historique et idéologique d’abord, l’époque est très complaisante au colonialisme, puis sur le plan personnel et familial, l’éducation qu’il a reçue et le discours maternel n’autorisent pas la remise en cause des valeurs judéo-chrétiennes. La lettre du 2 avril 1904, adressée à sa mère, en dit long sur la difficulté qu’il a eue à s’affranchir de son autorité. Après douze jours passés sur les Îles sous-le-vent, qui lui ont été propices pour avancer dans l’écriture de son récit, tant il en est empêché à Tahiti, monopolisé constamment par son activité médicale, il écrit : « Rassure-toi, ma bien chère Maman, les Religieux n’ont rien à voir avec mon livre, dont l’action se passe entre 1800 et 1820, à Tahiti. C’est le vieux passé maori que j’oppose à la “civilisation” représentée à ce moment-là par les missionnaires protestants. Titre : L’Émigrant Immémorial. » (C, I : 573). La critique du protestantisme n’est qu’un prétexte, le livre est plus largement un pamphlet antireligieux, il est l’expression du rejet de la langue de l’Évangile, de la langue maternelle. Selon Marie Dollé et Christian Doumet, « pamphlet antireligieux d’une rare virulence, le livre dénonce l’action des Missionnaires qui défigurent une culture en lui imposant une loi étrangère. » (Segalen 2001 : 23).

L’opposition du vieux passé maori à ladite « civilisation » se traduit par « l’acte ingrat de figer l’imaginaire, de réaliser », écrit-il à Émile Mignard, entre le 10 et le 20 février 1904 (C, I : 564). L’antagonisme des forces du réel et de l’imaginaire habitera l’œuvre entière de Segalen, à l’image des deux bêtes qui se confrontent, dans Équipée, traduisant aussi sa difficulté à dépasser un mode de pensée duelle très occidentale.

En Polynésie, est-ce le dragon qui a eu raison du tigre ? « En somme petit Eden, à condition de s’accommoder aux joies du pays et de ne pas exiger d’impossibles et défuntes beautés. La nature est restée sans doute intacte, mais la civilisation a été, pour cette belle race maorie, infiniment néfaste. » (C, I : 471, à ses parents, 23 janvier 1903).

Des matériaux vécus

La fin d’un monde lui procure donc le sujet du livre à venir. Son projet s’intitule d’abord « Le promeneur de nuit », qui devient le titre d’un chapitre figurant dans les premières versions des Immémoriaux.

Un « harepo », prête de Taaroa, initié à la société des Arioi sent vaguement le monde Polynésien s’en aller… Vers 1820-1830 ; au moment où la civilisation meurtrière s’infiltre dans ces terres-enfants… […] Je voudrais que ce soit le roman de la race elle-même ; et mon Harepo (ou Promeneur de nuit, car c’est à l’entour des temples, la nuit qu’on récitait les versets sacrés) sera fait de matériaux vécus. […] J’ai lu, ou lirai tout ce qui peut se lire pour reconstituer l’ancien Tahiti. Je le vis le plus possible. Reste la Réalisation. (C, I : 504-5, à Émile Mignard, 24 avril 1903).

L’acte de réalisation s’écarte de tout conformisme réaliste ou naturaliste. L’entreprise vise à reconstituer le passé à partir de lectures et plus encore de « matériaux vécus ». Les conseils qu’il reçoit alors d’un professeur au Collège de France, un certain M. Lejeal, rencontré à bord du paquebot La Touraine, qui le conduit du Havre à New York, nous montrent comment les outils de classification de l’ethnologie en vigueur au XIXe siècle pour sauver et garder trace d’un passé en voie de disparition, rattrapent aussi l’entreprise de Victor Segalen en Polynésie. On lui conseille de s’attacher « plus encore qu’aux déterminations physiques et physiologiques, aux caractères linguistiques, aux industries, à l’archéologie et aux variations de l’habitat. Le tabou, s’il existe, serait aussi un heureux sujet de recherches. » (Lettre de Lejeal cité dans C, I : 517, note 3). Une autre lettre reçue le 13 novembre 1903, du professeur Von den Steinen, corrobore le constat qu’il a déjà établi.

Quant à Tahiti, il y a une lacune déplorable […]. La chose déplorable manque — et c’est sur cela que je veux surtout appeler votre attention — il manque les textes originaux des mythes dans l’idiome aborigène. Il s’agit du matériel authentique, objectif. Il faut laisser raconter les gens, et, comme un sténographe, écrire exactement ce qu’ils disent, même si d’abord on ne les comprend pas du tout […]. Mais surtout des gens plus âgés (des femmes !) sont encore au courant de beaucoup de généalogies et de contes des temps anciens […]. Enfin, je vous recommande instamment de déterminer avec la plus grande exactitude à l’aide d’une carte céleste, l’astronomie des Tahitiens, de collectionner autant de noms d’astres que possible et d’identifier exactement leur valeur astronomique… (Ibid.).

Comme il est étonnant de lire les conseils qui lui sont prodigués, propres à la démarche des collecteurs du XIXe siècle ! Lui, le Breton en exil, dont un des projets non réalisés eût été d’écrire Les Immémoriaux Bretons. Ainsi parcourt-il l’île de Tahiti à bicyclette, comme il l’avait fait en Bretagne, durant l’été 1899, d’où était né son premier texte A Dreuz an Arvor, pour recueillir, noter ce qu’il voit et entend, sauver peut-être les dernières scories de la tradition orale.

La part du légendaire confère au texte une dimension ethnographique sans le réduire pour autant à cela. Dès le 23 janvier 1903, il retranscrit dans une lettre à Émile Mignard une litanie de l’île de Pâques sur laquelle il s’endort : « Dieu Peint-en-Jaune, Dieu Peint-en-Rouge, Dieu Fardé-aux-yeux-contournés… » (C, I : 474), litanie qui réapparaît dans un chapitre de la troisième partie des Immémoriaux « Les Hérétiques ». Paofaï veut encore croire à l’enseignement des signes anciens. De retour de la terre Vaïhu, il raconte les signes incrustés sur une palette de bois brun, où « chacune de ces figures […] désigne un être différent : […]. Voici la Baleine et toute la suite des dieux-fardés : le dieu peint-en-rouge, le dieu peint-en-jaune, le dieu à l’œil-contourné. » (OC, I : 212) Mais ces signes sont impuissants désormais à raconter leur propre histoire, ces tresses nouées sont faussement appelées « Origines de la parole » et « bonnes seulement à raconter ce que l’on sait déjà ! et impuissantes à vous enseigner davantage… » (ibid.).

Pour pallier la mémoire, Victor Segalen s’imprègne des bruits de l’île, de ses chants, des contes qui se mêlent aux longues soirées tropicales :

J’achève la soirée délicieusement en une vérandah fraîche, ivre de coco, de senteurs, de désirs forts et sains pour ce jeune corps qui se moule presque au mien, cependant que la vieille tante me commence un chapeau tissé en fibres de canne-à-sucre, et me narre les aventures merveilleuses de Taaroa, le Iaveh Maori. (C, I : 476, à Émile Mignard, 26 janvier 1903)

Mais Taaroa comme tous les « dieux Maori [, a] disparu à l’importation de nos croyances Méditerranéennes et Sémites. La Bible les a frappés. Christos a tué Taaroa » (C, I : 534, à Louis Ponty, août 1903).

À Raiatea, une des Îles sous-le-vent, « l’île sacrée de la Polynésie », il fait un pèlerinage au plus vieil autel païen de l’archipel, qui n’est plus qu’un amas de lave informe. « En mon honneur on a tué le cochon réservé aux nobles étrangers, et un vieux sorcier devait me préparer la célébration d’un Unu-Ti, le four enchanté, dont les pierres chauffées au rouge ne brûlent pas les pieds nus des fidèles dévots qui les foulent. » (C, I : 568, à ses parents, 20 mars 1904). Les rites qu’ils soient des offrandes faites aux Dieux ou des sacrifices sont largement rapportés dans le récit. La notion de don joue un rôle majeur ; on fait don d’étoffes, de femmes, de présents de toutes sortes aux personnalités importantes, aux visiteurs, comme aux chefs. Segalen en comprend toute l’importance, le don est la base des relations humaines, il est ici la forme première et ancienne du contrat social tel que Marcel Mauss le définira dès 1923-1924 dans son Essai sur le don, Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. Forme non altérée par la spéculation économique et marchande à venir qui en détruira tout le sens.

Le matériau vécu du récit est aussi la langue maorie qu’il dit travailler, en relevant toutes les spécificités verbales et gestuelles. « Je travaille ferme la langue maorie. Ils ont un joli mode d’affirmation ; alors que nous, pour dire “oui”, nous baissons la tête, eux la relèvent, en levant les sourcils, en levant les yeux et en souriant. » (C, I : 478, à ses parents, 4 février 1903). La mise en contact des langues ne conduit pas pour autant au métissage linguistique mais à l’avènement d’une autre langue relevant d’un acte créatif, inventif et poétique. Il semble en effet qu’il n’ait pas approfondi plus que cela la question linguistique et qu’il se soit contenté du bagage nécessaire pour se faire comprendre des patients locaux. Si le recours à la langue maorie dans Les Immémoriaux crypte la compréhension du texte, avec l’emploi de termes étrangers non traduits, le procédé employé relève plus du simulacre. La langue est avant tout œuvre poétique, elle peut faire système dans le livre, comme l’explique Marie Dollé (Ollier 1997 : 184), permettant au lecteur de s’ancrer dans le récit, tout en laissant entendre les accents disparus des Maoris, les voix originelles à jamais éteintes. L’authenticité du récit procède paradoxalement du simulacre de la langue.

L’influence des maîtres

Ainsi, évoquer un monde disparu relève de la reconstitution du passé. Les lectures des anciens permettent alors d’authentifier l’ancrage historique du récit. Victor Segalen à l’image de Paofaï cherche à reconstituer le passé maori en dépouillant « pieusement les manuscrits » (C, I : 527, à ses parents, 5 août 1903) d’un chef de file de l’école de Pont-Aven, Gauguin qui vient de mourir et avait inscrit sur le socle en bois d’une statue d’argile plantée devant sa case : « Les dieux sont morts, et Tahiti meurt de leur mort ». Dans une lettre adressée à George-Daniel de Monfreid, datée du 12 avril 1906, au moment où il vient de prendre contact avec Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, pour publier Les Immémoriaux, il rappelle comment Gauguin est aussi un modèle d’inspiration pour l’écriture de son roman tahitien : « J’ai essayé “d’écrire” les gens Tahitiens d’une façon adéquate à celle dont Gauguin les vit pour les peindre : en eux-mêmes, et du dedans en dehors. » (C, I : 660). Les sources sont nombreuses, entre les récits de voyage de Bougainville et de Cook, ce dernier apprécié pour ses précisions cartographiques, et les récits des premiers ethnologues dont Gauguin avait aussi fait la lecture : William Ellis pour Polynesian researches paru en 1831 et Moerenhout qui écrit en 1847 Les Voyages aux îles du grand océan.

Sa correspondance avec Claude Farrère atteste aussi de la teneur littéraire et maritime de son récit. Il reconnaît l’influence de Huysmans avec À Rebours et « pour l’influence Salammbô, elle est indéniable ! J’ai subi Flaubert avec trop de fatalité pour essayer de m’en défendre ou de me disculper. » (C, I : 674, 21 juin 1906).

L’échange avec le maître l’aide à vérifier l’authenticité de son récit. On retrouve dans le récit les précisions techniques annotées dans la correspondance. Évoquant le voyage de Paofaï et de Térii en pirogue double, il lui explique qu’il s’agit « d’excellentes embarcations, de haute mer sur la houle longue, mauvaises dans le clapotis qui les fatigue. Marchant très bien grand largue et vent de travers. Quant au nombre de passagers : Cook dit 140 — un vieil évêque m’a dit en avoir vu 50. J’en mets 20 — Provisions de route : noix de coco fraîche pouvant se conserver une quinzaine de jours, comme boisson : le maoiré fermenté de durée indéfinie comme “pâte alimentaire“ ». (C, I : 677, 2 août 1906).

Segalen lui confie aussi respecter la lecture que les Polynésiens faisaient des astres pour se déplacer d’un point à un autre, l’observation des vents de la houle sont autant de points de repère pour la navigation en mer. La transposition de ces éléments observés chez les anciens passe par le recours à l’aphorisme qu’il s’imagine « facile à retenir pour un tahitien » (ibid.). Le récit primitif des temps anciens conduit à une écriture qui se veut à la fois elliptique pour accompagner le simulacre de l’oralité et fortement ancrée dans l’observation quasi scientifique des phénomènes, comme il s’en confesse toujours à son maître.

… Voici le chemin vers Havaï, etc.

Ils partent donc de Raïatéa, le 15 mai 1798. De Mars à Septembre, l’alizé est Est et constant. Donc presque vent arrière. Un peu de largue puisqu’ils remontent légèrement. La distance à parcourir entre Raïatéa et Havaï-i (Savaï-i, des Samoa) est environ 1500 milles. Le courant équatorial sud pour eux. La houle Sud est également supposée constante (provient des fortes brises des régions tempérées du Pacifique). Je suppose la durée du voyage de 13 jours, soit 4 nœuds 5 à 5 nœuds. Rien d’excessif dans ces conditions-là.

Au moment où ils vont apercevoir Savaï, Cyclone. J’avoue qu’ils sont très rares au mois de Mai : 1 pour 29 en Janvier, dit Angot. Il suffit de ce un. J’ai peut-être exagéré la description du calme central, de l’« œil de la tempête » (page 19 : à leur divin contact…, etc.).

Puis la tempête reprend. Le « feu monstrueux » de la page 21 n’est qu’une éruption volcanique dont les Samoa ont donné, dans le cours du siècle, d’assez nombreux exemples.

Ils manquent donc Savaï-i. Ce qui était fréquent. Et échouent à Uvea (Wallis). Là, mes scrupules nautiques prennent fin. Les baleiniers sillonnaient le Pacifique en tous sens, suivant les périodes de l’année, et rien de plus facile que de gagner, même au moment du fort alizé, l’île de Pâques. Tâche que je n’eus point osé faire assumer par une simple pirogue, qui faisait de bien mauvais plus près.

Et maintenant, au triple point de vue : Littéraire, Légendaire, Polyn[ésien]-Marin. Cela se tient-il ?

Vous seul mon cher Ami, pouvez me le dire. (Ibid. : 677-8).

Ces lignes attestent de la teneur maritime du récit, les précisions relèvent presque de la démarche encyclopédique d’un Jules Verne et contribuent à ancrer le texte dans un Roman des origines (voir Robert 1972) doublé d’érudition méticuleuse, fouillée et documentée.

Les Immémoriaux prennent le contre-pied du mythe tahitien installé dans la littérature française depuis le XVIIIe siècle. Loin de la vision idyllique du paradis océanien, le roman rencontre à sa parution peu de succès.

Un récit déceptif

Après lecture, les réactions attestent souvent de l’incompréhension à l’égard d’un récit qui s’écarte des formes canoniques. La troisième partie de l’ouvrage déçoit Claude Farrère qui préfère « la belle vie antique et libre » au christianisme protestant. Mais l’intention est justifiée, c’est ce réel désappointement qu’a voulu exprimer l’auteur face à la « race maorie dans son apostasie. […] La belle vie antique et nue et libre de la première partie, je l’ai mise en scène avec l’intention précise de l’effacer, trait par trait, dans la troisième. […] J’ai tenté autre chose : évoquer pour détruire… Soyez dépité, déçu, agacé, énervé par mes derniers chapitres, tant mieux ainsi. Je suis satisfait. Avec, dans la bouche, un arrière-goût d’âpreté, et la sensation, aux mâchoires, d’avoir mordu. » (OC, I : 679, 2 septembre 1906).

Ainsi cette déception est une intention pleinement calculée et voulue ; il ne retouchera pas aux personnages. Il refuse de modifier l’apparence du personnage d’Aüté qui, selon les conseils du maître, avec « une silhouette vive, nette », un trait de caractère plus prononcé, une apparence plus marquante de son visage, frapperait l’attention des Maoris. Quant à vouloir faire disparaître le personnage de Paofaï par une mort violente, impossible là encore car il est à l’image du « Tahiti ancien [qui] n’est pas tombé dans un grand cataclysme. Il n’a pas sombré dans une apothéose de sang ou de gloire. Il a disparu… peu à peu… Voilà tout. Paofaï, on pressent qu’il va mourir, malgré quelques grands gestes… Ainsi de sa race. » (Ibid.) Les Immémoriaux ne racontent pas l’épopée d’un héros en quête de sens. Le récit est celui d’un peuple déchu, et cet effacement de l’histoire doit en accompagner l’écriture.

Claude Farrère s’en trouve perdu. Il manque de repères, et la troisième partie déçoit encore ses attentes. Il recherche au moins un dénouement marquant et il invite Segalen à tuer son personnage, à conférer au personnage de l’Anglais l’allure typique et svelte du colon, il aspire à retrouver encore cette atmosphère primitive d’une belle vie antique et libre, sans comprendre que tout l’enjeu du récit tient à la rencontre de deux mondes et à leur délitement.

Alfred Vallette exprime quant à lui sa crainte de ne pouvoir vendre ce roman, dans un contexte où, en 1906 « le roman va mal » (Lettre du 11 avril 1907, citée dans C, I : 701, note 1). La publication est envisagée comme « une affaire qui risque d’être désastreuse, évaluée à « une perte certaine de mille francs » (Lettre du 6 septembre 1906, citée dans C, I : 681, note 1). Il ne remet pas en cause la valeur de l’ouvrage, mais il demande à son auteur de le publier à son compte, à raison de 1500 francs pour 1000 à 1100 exemplaires. Le « succès de librairie » étant incertain, comme le croit encore Remy de Gourmont (C, I : 680, à Yvonne, 27 octobre 1906), Victor Segalen se voit contraint d’emprunter cette somme à ses parents. L’ouvrage sort en septembre 1907, tiré à 1100 exemplaires, sous le pseudonyme de Max-Anély. Il espère alors gagner le Goncourt, obtenu l’année précédente par Claude Farrère pour son roman Les Civilisés. Huysmans l’informe alors des conditions (voir la lettre du 26 décembre 1905, citée dans C, I : 681, note 2), mais cette année-là, le prix est attribué à Émile Mosely pour Terres lorraines.

L’ouvrage apprécié de Jules de Gautier est aussi loué par Pierre Loti : « Vous m’avez fait revivre des heures de Polynésie avec une intensité que je ne croyais plus possible. Votre livre, votre talent ne ressemblent à rien de déjà connu. […] Mais je ne crois votre livre compréhensible que pour ceux qui ont habité la Polynésie ; il y a trop de mots de là-bas que vous dédaignez d’expliquer aux non-initiés. » (Lettre citée dans C, I : 723, note 1).

L’ouvrage est aussi adressé à Jules Renard récemment élu à l’académie Goncourt, succédant ainsi à Huysmans. Rachilde accorde à Victor Segalen un article flatteur, paru dans le Mercure de France, le 16 novembre 1907. Segalen rapporte à sa femme Yvonne la conversation qu’il a eue avec cette dernière :

« Vous m’avez donné du mal, Monsieur !

  • Je vous en fais toutes les excuses.

  • Il ne faut pas s’excuser d‘avoir fait un beau livre. Vous avez fait un beau livre ? Je vous affirme l’avoir entièrement lu. Vous le verrez d’ailleurs. J’y ai appris du nouveau. J’aime toujours apprendre quelque chose. » (C, I : 724, à Yvonne, 12 novembre 1907).

Un roman « diversel »

En cherchant une écriture qui s’écarte des lieux communs de leur époque, Les Immémoriaux apportent une pierre précieuse à la littérature-monde ou à la littérature du tout-monde. À la croisée de l’ethnotexte, du roman initiatique et du récit de voyage, le récit est traversé et travaillé en filigrane par une réflexion scrupuleuse, documentée, nourrie d’observations et de matériaux vécus dont attestent les traces épistolaires. Si l’ouvrage déçoit et n’est pas toujours compris, la correspondance nous aide à éclairer l’intention de l’auteur et à suivre progressivement un projet qui évolue et donne lieu à de nombreux remaniements, à un aboutissement régulièrement différé et définitivement étranger aux canons de la littérature encore en vigueur.

On retiendra du roman tahitien de Victor Segalen les images et les affres d’une culture lointaine, en proie à sa disparition, les miasmes d’une tradition orale océanienne qui aujourd’hui encore lutte pour sa survivance voire sa résurgence contre les vents de la globalisation, de l’acculturation et de l’effacement identitaire.

Lire ou relire Les Immémoriaux engage le lecteur à ne plus tourner le dos aux cultures dites minoritaires et autochtones, et participe sans doute d’un regard décentré, insulaire et enrichi par le Divers.

 

 

  • Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Le Clézio 1988 : Jean Marie Gustave Le Clézio, Le Rêve Mexicain ou la pensée interrompue, Paris, Gallimard, « Essais », 1988.

Manceron 1991 : Gilles Manceron, Segalen, Paris, J.C. Lattès, 1991.

Maran 1921 : René Maran, Batouala, Paris, Albin Michel, 1921.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Ollier 1997 : Marie Ollier, L’Écrit des dits perdus. L’invention des origines dans Les Immémoriaux de Victor Segalen, Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 1997.

Robert 1972 : Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Bernard Grasset, 1972 [rééd. Gallimard, « Tel », 1977].

Segalen 2001 : Victor Segalen, Les Immémoriaux, Préface, notes et dossier par Marie Dollé et Christian Doumet, Paris, Le Livre de poche, « Classiques », 2001.

Tréguer-Déniel 1997 : Danièle Tréguer-Déniel, Segalen. Retour à l’origine, Thèse, Bibliothèque du C.R.B.C., Yves Le Gallo, cote M-10325-00, 3 vol.

  • Contributrice

Sophie Gondolle est docteur en Littérature et professeur certifiée en Lettres Modernes, en poste à la faculté Victor-Segalen de Brest, et membre du Centre des Correspondances et Journaux Intimes (EA 7289). Ses travaux de thèse ont porté sur le conte de tradition orale en Bretagne. Ses recherches s’orientent vers la littérature bretonne et maritime. Elle a participé à la création de l’association Segalen de Brest et à la mise en œuvre du programme élaboré à l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain.

  • Bibliographie de l’autrice

Bretagne et mer en écritures (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Plurial », 2008.

« Noa Noa jeu d’ombre et de lumière », dans  Moraud, Yves (dir.), L’Exotisme, ou la tentation d’une histoire immobile, Abbaye de Daoulas, Chemin du patrimoine en Finistère, 2011, p. 70-85.

[1] « Tahiti avait été bombardé en 1914 par les Allemands » (C, II : 1224, note 5).

[2] Pierre-Eugène Dufour est connu sous le pseudonyme Paterne Berrichon. Il est l’auteur d’une vie d’Arthur Rimbaud, très lissée pour y avoir effacé les épisodes sulfureux de la vie du poète. Victor Segalen lui adresse ses remerciements en échange d’un autographe du grand Disparu et lui confie que sa vision du désert n’est pas très éloignée de celle du poète non plus. (C, I : 675, 14 juillet 1906).