Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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De Batavia à Colombo par Roscanvel : une exégèse exotique

Odile Hamot

  • Résumé

Cet article entend mettre en lumière l’importance de la lettre que, le 1er novembre 1904, Segalen, de retour vers la France après un long séjour en Océanie, écrivit au poète Saint-Pol-Roux, afin de lui rendre compte de son exploration de la ville de Batavia, à Java. Cette lettre, très différente des deux autres relations de son séjour dans cette ville qu’offrait Segalen — la lettre du 24 octobre à ses parents et les notes du Journal des îles — met en œuvre une « exégèse exotique » qui requiert une réorientation du regard et constitue, en définitive, un dépassement de l’exotisme. Elle annonce en bien des points le futur Essai sur l’exotisme.

  • Abstract

From Batavia to Colombo via Roscanvel: an exotic exegesis

This article aims to demonstrate the very importance of the letter Segalen wrote to the earlier symbolist poet Saint-Pol-Roux, on November 1st of the year 1904, while, on his way back to France, after a long time spent in the Indian Ocean, he was enjoying a stopover in Batavia (Dutch East Indies). After exposing the nature of the relationships between those two authors, different in so many ways, it was interesting to compare this letter, relating his exploration of Batavia as a sort of “exotic exegesis”, to other documents Segalen wrote at the same time, in the same place, in order to enlight its close link to the Essai sur l’exotisme.

  • Pour citer l’article

Hamot, Odile, « De Batavia à Colombo par Roscanvel : une exégèse exotique », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

De Batavia à Colombo par Roscanvel : une exégèse exotique

Odile Hamot

Le 1er novembre 1904, par un de ces heureux hasards qui font se rejoindre dans une commune attention les esprits amis, se croisent les lettres de Saint-Pol-Roux et de Victor Segalen, l’une écrite depuis un petit village du Finistère, Roscanvel, « le jour de la Toussaint » ; l’autre, en mer, en d’exotiques antipodes, entre Batavia et Colombo. Hasard poétique encore qui fait entrer en consonance l’étape inaugurale d’un voyage intérieur, celui du poète breton d’adoption, publiant le deuxième tome des Reposoirs de la Procession, De la Colombe au Corbeau par le paon, avec celui, très concret, du médecin militaire brestois embarqué sur La Durance, comme si la colombe saintpolienne prenait son envol vers l’ami exilé, croisant ainsi dans le « Mystère » les pensées parties de Colombo, ou presque : « Suis en train de donner le bon à tirer de mon tome II — hélas retardé. Il débute par la Colombe à vous dédiée. Puissiez-vous lui porter bonheur ! », écrit Saint-Pol-Roux (SPR/VS[1] : 40, 1er novembre 1904). Hasard toujours de projets tendus entre traverses et traversée de deux hommes dont l’existence se trouve à cette date en proie à des vents contraires : Saint-Pol-Roux, enferré dans les difficultés cadastrales liées à la construction de son manoir — « Ah, mon bien cher, j’ai des occupations et des tracas par-dessus l’esprit. Ma vie se passe en allées-venues entre Roscanvel et Camaret. Au moment de terminer les alentours du Manoir, voilà que le Conseil municipal me créa des difficultés… » (ibid.) ; Segalen, tout juste sorti d’une déambulation « pénible », inaboutie, et relatant sa « peine perdue » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904). Mais au delà de ces collusions anecdotiques qui n’ont pour mérite que de nous révéler la communauté de sentiments de ces deux solitaires, ce sont deux lettres toutes différentes qui se croisent. Si la lettre de Saint-Pol-Roux, brève, ancrée dans le quotidien le plus contingent, ne livre guère que la chronique d’une existence fixée sur ce « roc camarétois » auquel il se disait « ressortir […] hiver comme été » (Saint-Pol-Roux 1978 : 45) — il est symptomatique que le poète y annonce son projet d’« étrenner sa nouvelle demeure », « un petit château […] sur les hauteurs du Toulinguet » (SPR/VS : 30-1, 15 octobre 1903), et fasse état de la nécessité, pour l’heure, de « rest[er] en la Chaumière » où Segalen l’avait visité quelques mois plus tôt —, c’est bien, à l’inverse, une lettre de voyage qu’adresse, en ce mois de novembre 1904, le jeune médecin à son lointain ami, une lettre marquée scripturairement par les impedimenta du parcours, comme en témoigne la mention en post-scriptum — « Mon écriture tremblée ? Les vibrations incessantes de l’hélice » — qui donne au lointain lecteur la sensation quasi physique de la traversée. Cette étude se propose précisément d’examiner la façon dont Segalen entreprend de rendre compte de son escale javanaise à son destinataire, afin « qu’il daigne emprunter un instant les yeux du voyageur[2] ».

Ainsi, après avoir brièvement précisé la nature des liens qui unirent les deux épistoliers, il pourrait être intéressant de comparer la lettre du 1er novembre à deux autres documents écrits à Batavia à la même époque afin de tenter de dégager les spécificités de la stratégie d’écriture mise en œuvre, en l’occurrence, une exégèse exotique qui annonce en bien des points l’Essai sur l’exotisme.

Saint-Pol-Roux et Segalen

Victor Segalen et Saint-Pol-Roux se rencontrèrent durant l’été 1901, par l’intermédiaire d’un ami commun, Max Prat, un garçon au « caractère doux et pleinement sympathique », (SPR/VS : 28, 25 avril 1902). Saint-Pol-Roux, alors âgé de 40 ans, avait depuis longtemps quitté Paris et ses déboires à la fois financiers et littéraires, et était venu s’établir en Bretagne, dans le village de Roscanvel où l’avaient séduit l’authenticité de la nature et la simplicité des habitants. Ce héraut du Magnificisme, qu’il avait lancé dans une lettre tonitruante en réponse à l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, en mai 1891, avait donc accueilli dans le « décor de rêve » de la « Chaumière de Divine », minuscule « maison rustique, meublée d’art » (VS/SPR : 21, 14 octobre 1901) qu’il habitait alors, le jeune Segalen, de dix-sept ans son cadet, de retour de Bordeaux où il terminait ses études de médecine à l’École de Santé Navale. « Venu en étranger », le jeune homme en était reparti en ami, heureux de la « discussion passionnante » avec ce maître qui avait « reconnu [s]a pleine sincérité » : « grâce à vous, Monsieur, remerciait-il dans sa lettre du 14 octobre 1901, ma thèse se précise, s’affirme en son allure de plaidoyer technique en faveur des artistes contemporains » (ibid.). C’est donc à Saint-Pol-Roux que Segalen dut d’avoir développé sa réflexion sur les synesthésies sensorielles et, plus précisément, sur l’audition colorée, thèmes sur lesquels il sollicita explicitement l’avis de son aîné qui lui répondit d’ailleurs longuement un mois plus tard (voir SPR/VS : 23-5, 12 novembre 1901). C’est également au Magnifique qu’il dut sa découverte, ô combien décisive, de Gauguin.

Saint-Pol-Roux, qui ne tarissait pas d’éloges sur l’« admirable et subtile thèse » (SPR/VS : 26, 13 janvier 1902) de ce jeune écrivain au « caractère hanté de solutions nouvelles» (SPR/VS : 23, 12 novembre 1901) ou encore sur son œuvre à venir, « forte et indépendante » (SPR/VS : 27, 13 janvier 1902), avait pressenti en lui le génie et lui prédisait une grande carrière littéraire : « J’ai une foi géante, absolue en votre destinée » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904). Les visites d’« intimité condensée » (C, I : 588, à Saint-Pol-Roux, 6 août 1904) de l’été 1901 allaient ainsi sceller une belle amitié, fondée sur une admiration réciproque, attestée par une correspondance dont on trouve trace d’octobre 1901 à novembre 1918, même si seules en sont conservées, à de rares exceptions près, les lettres de Saint-Pol-Roux à Victor Segalen. Entre la première lettre, datée du 14 octobre 1901 et encore empreinte de la déférence admirative de l’impétrant reconnaissant à l’égard du Maître du symbolisme, et la dernière, la nature des relations entre les deux hommes évolua nécessairement : les liens se distendirent progressivement et l’enthousiasme des débuts se ternit quelque peu à partir de 1909, à la suite sans doute de l’embarrassante affaire des bois de Gauguin — que Segalen avait offerts au Magnifique et que ce dernier avait été finalement contraint de vendre. Quoi qu’il en soit, en 1904, les relations étaient sans conteste au beau fixe et Saint-Pol-Roux jouissait aux yeux de son cadet d’un prestige intellectuel parfaitement inaltéré.

En janvier de la même année, le jeune médecin, alors « l’hôte envié d’îles fameuses », avait envoyé au Magnifique quelques « très précieuses […] notes des Marquises », issues de son « pieux pèlerinage à Hiva Oa » (SPR/VS : 33, 21 janvier 1904) sur les traces de Gauguin disparu quelques mois plus tôt, et l’avait tenu informé des avancées de son nouveau projet littéraire, ce qui deviendrait Les Immémoriaux. Le Magnifique faisait partie des quelques amis que Segalen avait hâte de revoir à son retour en France, comme il s’en ouvrait à son ami Émile Mignard : « Et surtout j’attends merveilles de la reprise de nos anciennes intimités intellectuelles. Toi, Max, S[ain]t-Pol, Morache… toutes bonnes choses dont j’ai été, ces deux ans, orphelin » (C, I : 594, 16 septembre 1904). Saint-Pol-Roux fut, du reste, l’un des seuls destinataires avec lesquels, durant toute cette période, Segalen s’exprima de façon un peu détaillée sur l’ouvrage en cours. En effet, l’auteur des Reposoirs l’avait alors non seulement maintes fois vivement encouragé à écrire — « Un faible peut hésiter ! Vous non pas ! Ne laissez point s’écouler un temps fertile. Ces heures ne reviennent plus. À l’œuvre donc ! Et courage ! » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904) ou encore : « revenez avec un très beau livre — ce dont je serai fier pour vous » (SPR/VS : 38, 7 juin 1904) —, mais il l’avait aussi engagé à partir à la découverte d’un nouvel exotisme, un exotisme profond, authentique et philosophique dont la littérature n’avait pas encore donné idée : « Loti a conté le charme évidemment superficiel, peut-être même faux de là-bas, à vous de nous en rapporter l’épopée, la légendaire et philosophique vérité, l’âme simple et monstrueuse, le bêlement rugi : les derniers jours du Jardin ! » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904). Au delà de la pléthore métaphorique, il y avait de la part du Magnifique, qui retrouvait de la sorte sa verve de 1891, une instigation puissante à repenser en ses fondements l’exotisme, une invitation à rapporter l’invisible présent au cœur de la beauté étrange des lointains : en dire l’âme, et non simplement l’apparence, le cri vrai, authentique, et non plus le bruit lénifiant, éculé des romans exotiques. Et c’est peut-être ce « bêlement rugi » de l’inconnu qu’entendait lui rapporter fidèlement Segalen dans cette lettre du 1er novembre, adressée à un poète qu’il savait partager ses exigences, même si, selon Jean-André Legall, « Victor Segalen l’en remercia et, bien évidemment, s’empressa de ne pas en tenir compte » (2011 : 82). Il n’est rien moins certain qu’à cette date, Victor Segalen se trouvait dans de pareilles dispositions d’esprit. Ainsi, lorsque l’idée d’un livre sur l’exotisme germa en son esprit, il n’est pas improbable que ses pensées le conduisirent tout naturellement vers son ami de Roscanvel et que lui revinrent en mémoire les exhortations enthousiastes qu’il lui prodiguait, heureux de trouver en cet aîné resté en Bretagne un vis-à-vis de qualité avec qui partager ses vues, lui qui avouait avoir « été très seul intellectuellement durant ces deux années » de voyage (VS/SPR : 43, 1er novembre 1904).

La lettre de Batavia et ses autres

En novembre 1904, Segalen, de retour vers l’Europe après un séjour de près de deux ans en Océanie, venait tout juste d’ébaucher son projet d’un Essai sur l’exotisme dont il avait eu l’idée quelques jours plus tôt seulement, alors que La Durance arrivait « en vue de Java », soit vraisemblablement le 22 octobre. L’arrivée à Java eut lieu le 23 octobre au soir, dans le port charbonnier de Tandjung-Priok, atteint avant la découverte, le lendemain, de Batavia, espérée comme « une des plus intéressantes escales du parcours » (C, I : 596, à ses parents, 7 octobre 1904), et y mouilla durant trois jours. Ce fut six jours après son départ en direction de Colombo que Segalen prit la plume pour rendre compte à Saint-Pol-Roux de son fructueux passage à Batavia. Selon le journal, en effet, le 21 octobre, La Durance est « en vue de Madoura » : « nous marchons sur Java, dans une mer immobile et un ciel lourd » (OC, I : 450, Journal des Îles). La missive adressée à Saint-Pol-Roux quelques jours après l’escale à Batavia est donc sans doute, hormis celles qu’il destinait à ses parents, l’une des premières à être écrites depuis la naissance du projet, même si à cette date il ne s’agit encore que de très rapides notations. Sa valeur inaugurale s’atteste sans mal et elle se révèle, à ce titre, particulièrement intéressante. Et que Saint-Pol-Roux en soit le destinataire n’est pas anodin, Saint-Pol-Roux dont Segalen confierait quelques années plus tard, que « chaque parole […] trouvait en lui un écho exact, et retentissait avec le timbre même, et la voix du pays qu[’il] évoquai[t] » (SPR/VS : 95, « Hommage à Saint-Pol-Roux »).

En réalité, trois documents rendent compte du passage de Segalen à Batavia : la lettre qu’il adressa le 24 octobre 1904 à ses parents alors qu’il « absorbait » Batavia depuis deux jours ; les notes de son Journal des îles, et sa lettre à Saint-Pol-Roux. Si d’inévitables similitudes s’y perçoivent nécessairement, ces trois textes répondent à des objectifs et à une rhétorique fort différents : la lettre aux parents, encombrée de diverses considérations pratiques, ne répond qu’en partie seulement au vœu d’offrir un aperçu de l’escale javanaise et n’accorde en définitive qu’assez peu de place à l’évocation de Batavia — sa visée étant essentiellement de donner des nouvelles à la fois régulières et surtout réconfortantes à la famille éloignée. Des « deux Batavia » mentionnés, « la ville indigène, près de la mer, grouillante et vivante » est, à dessein, rapidement éludée, au profit de « la ville hollandaise, spacieuse, d’un vrai confort exotique » (C, I : 598), décrite sous un jour tout à fait favorable, insistant sur sa grande salubrité et sur le luxe dont on pouvait y jouir à faible prix. Segalen y sacrifie volontiers aux stéréotypes de l’imagerie traditionnelle propres, sans doute, à satisfaire les attentes de ses destinataires : mer, soleil, vérandas, indigènes et esclaves se retrouvent sous sa plume pour décrire une lointaine contrée qui, n’ayant rien à envier à l’Europe, apparaît en même temps comme fort rassurante pour ses parents — négation de l’ailleurs : on y parle français, et on y mange — mal — hollandais.

Les notes de son journal, tenu tous les jours passés à Batavia, à l’exception du 26 octobre, sont bien plus précises et développent dans le détail, comme pour fixer immédiatement la mémoire, visites, anecdotes, notations historiques, pittoresque du lieu, dans le vœu, sans doute de ne pas « laiss[er] perdre […] beaucoup d’aperçus ou d’histoires ou de faits » (C, I : 1009, à Yvonne, 27 septembre 1909). Mention y est également faite des deux Batavia, mais Segalen se donne là tout loisir d’évoquer longuement le « vieux Batavia » et ses « canaux boueux, bordés d’énormes fougères, de cocotiers denses » (OC, I : 450, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]), « le “pestilentiel” d’antan » qui « vraiment fleure les pestes, les fléaux d’autrefois » (ibid. : 451, mardi 25 octobre [1904]) —, toutes notations qui eussent sans aucun doute effrayé ses parents. Le regard s’attarde sur le trait saillant, la couleur dominante — le blanc côté hollandais (« teintes dominantes : blanc, le blanc des pierres blanches, des marbres, des vérandas en atrium » (ibid. : 450, lundi 24 octobre [1904]), et le brun côté indigène — et le style se déploie, non sans une certaine complaisance, en des passages très travaillés :

Au milieu de chaque passage chemine « le » canal éternellement boueux, suintant de vases brunes, où passent les chalands enluminés de rouge ocreux. Sur la chaussée poussiéreuse, des Javanais au petit turban, aux kahènes bien drapées de couleurs fauves, sienneuses, terreuses, rehaussées de bleus foncés qui passent au brun. Donc le brun domine » (ibid. : 451, mardi 25 octobre [1904]).

Un style riche de nombreux adjectifs, que l’on retrouve dans les notes du jeudi 7 novembre, à propos de Colombo, « crian[t] d’exotisme » : « les larges avenues pilées de terre rouge, longées de grandes arcades en pierre rougeâtres, s’enfoncent à l’infini dans le pays, intriquées de grands étangs sinueux, alternés de parcs, de jardins vert anglais (!) » (ibid. : 456, jeudi 7 novembre [1904]). Segalen ici s’inscrit dans la mouvance de ces écrivains dont, plus tard, il entendrait prendre le contre-pied : « ils ont dit ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont senti en présence des choses et des gens inattendus dont ils allaient chercher le choc » (OC, I : 746, Essai sur l’exotisme, 9 juin 1908). Le journal qui, selon Henry Bouillier, « enregistre modestement les impressions, les sentiments, les émotions d’où naîtront les poèmes et les livres » (ibid. : 386, introduction au Journal des Îles), reste ce que Lamartine appelait « un voyage, c’est-à-dire une description complète et fidèle des pays qu’on a parcourus, des événements personnels qui sont arrivés au voyageur, de l’ensemble des impressions des lieux, des hommes et des mœurs, sur eux » (1849 : 4). Tout autre se veut la lettre à Saint-Pol-Roux.

Cette lettre, écrite près d’une semaine après le départ de Batavia, vient vraisemblablement puiser dans les notes du journal, « comme [à] un moyen de métier » dont elle serait la « retranscri[ption] dans un format “littéraire” » (C, I : 1009, à Yvonne, 27 septembre 1909), puisque s’y retrouvent quasi littéralement recopiés certains passages : « un grouillis trop ordonné de statues convulsées ; les Ganeça, innombrables, align[a]nt militairement leurs trompes » (OC, I : 451, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]). Mais elle affiche manifestement une ambition littéraire tout autre, bien au delà de la simple relation de voyage, compte tenu, sans doute, du statut de son estimé destinataire, des attentes que ce dernier avait explicitement formulées relativement à la vocation du jeune écrivain, mais également eu égard aux propos dont, dans sa dernière lettre, ce dernier s’était lui-même empressé d’assurer son aîné : « Oh ! pas d’“impressions de voyage” !… » (C, I : 588, à Saint-Pol-Roux, 6 août 1904), un refus qu’il réitérerait, d’ailleurs, dans son Essai sur l’exotisme en 1908 : « Mais quoi ! Des “impressions” de voyages, alors ? Non pas ! » (OC, I : 756, 9 juin 1908). Certes, il était alors question — en août 1904 — de l’œuvre en gestation, Les Immémoriaux, mais il ne pouvait être envisageable de déroger, fût-ce dans le cadre d’une modeste lettre, à un pareil engagement, dès lors que la qualité même du destinataire permettait l’expression d’une réflexion littéraire plus approfondie. La lettre de novembre 1904 assume donc une volonté de rupture — thématique et stylistique — par rapport à l’horizon d’attente d’un tel exercice.

Le style en est volontairement rapide, fragmentaire, elliptique : s’y multiplient phrases nominales, phrases courtes, parenthèses — « Batavia (deux Batavia) » —, tirets, interrogations rhétoriques qui anticipent les questions du destinataire : « Ce que j’en ai retiré ? » « les Malais ? », « les Musées ? » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904). On peut s’étonner du choix de cette syntaxe hachée et paratactique, proche de la restitution de notes à vocation personnelle, qui semble récuser toute élaboration ostensiblement littéraire et qui contraste avec les périodes étonnamment travaillées qui émaillent le Journal. Sans doute faut-il avancer qu’il ne s’agissait, pour Segalen, que de fournir une « Notion rapide » (OC, I : 450, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]) de Batavia, sans s’attarder aux faciles séductions et aux prestiges du lieu, pour un destinataire assez peu sensible à l’exotisme des lointains et qui se plaisait à le dire : « Je n’ai jamais éprouvé la curiosité de voyager. Sur le quai de Camaret, j’entends les vieux marins s’entrecausant : “Lorsque j’étais en Chine… Quand j’étais à Madagascar…” Et leurs gestes pétrissent des lointains fabuleux. » (Saint-Pol-Roux 1973 : 21). On notera, du reste, qu’une semaine plus tard, le 7 novembre, Segalen estimait devoir rendre le pittoresque éclatant et le charme violemment exotique de Colombo par « des tronçons de phrases hachées, des mots accouplés, des pages de Kim morcelées » (OC, I : 456, Journal des Îles, jeudi 7 novembre [1904]). Il donnait là, explicitement, la formule esthétique et rhétorique qui avait organisé sa lettre au poète Magnifique, comme si se faisait obscurément jour en lui la volonté d’inscrire sa démarche littéraire à l’inverse de l’esthétisation et de la rhétorique traditionnellement attachées à l’évocation des pays lointains.

De fait, dans la lettre du 1er novembre, on est frappé par l’absence quasi totale de notations exotiques contrairement à ce qui s’observe dans les deux autres documents : ainsi, la vision « vraiment exotique — avec cette pointe de faste — » de « javanaises au long des canaux [qui] se lavent dans l’eau terreuse » (ibid. : 451), consignée dans le journal du 24 octobre, n’est pas reprise dans la lettre ; on n’y trouve ni cocotiers, ni vérandahs, ni évocations de la mer… et la couleur, si présente dans le Journal, disparaît, ainsi que les nombreux adjectifs descriptifs, comme dans une tentative, déjà, de « jeter par-dessus bord ce que contient de mésusé et de rance ce mot d’exotisme. Le dépouiller de ses oripeaux : le palmier et le chameau ; casque de colonial ; peaux noires et soleil jaune ; et du même coup se débarrasser de tous ceux qui les employèrent avec une faconde niaise » (OC, I : 749, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908). Ainsi, la ville hollandaise jugée, dans la lettre aux parents, « d’un vrai confort exotique » (C, I : 598, 24 octobre 1904) « serait » simplement, dans la lettre à Saint-Pol-Roux, un « désirable séjour tropical » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904), le conditionnel venant, modaliser, atténuer la force de l’assertion et permettre la prise de distance de l’épistolier par rapport à un hypothétique amateur d’exotisme facile. Il semble donc bien que, dès sa lettre à Saint-Pol-Roux, Segalen ait tenté de mettre littérairement en œuvre ce rejet de la conception éculée de l’exotisme, à travers une restitution quasi schématique — le mot « schème » est employé dans son journal à cette même époque (OC, I : 450, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]) —, excluant tout pittoresque, comme pour exclure cette « faconde niaise » (OC, I : 749, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908) de littérateurs faciles. Il s’agissait, en effet, comme l’y avait engagé Saint-Pol-Roux, de ne pas rapporter le « charme évidemment superficiel, peut-être même faux de là-bas » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904), mais, déjà, de repenser la notion et, comme l’y inviterait l’Essai sur l’exotisme, d’« [é]carter vivement ce qu’elle contient de banal : le cocotier et le chameau. […] Ne pas essayer de décrire, mais l’indiquer à ceux qui sont aptes à la déguster avec ivresse » (OC, I : 747, Essai sur l’exotisme, 17 août 1908). Et certes, Saint-Pol-Roux, était un de ceux-là. Mais comment dès lors rendre compte au lointain destinataire de l’expérience javanaise ?

Une exégèse exotique

C’est, en lieu et place d’une description de Batavia, au rebours de trop banales « visions d’exotisme » (ibid. : 746, 9 juin 1908), l’idée d’une véritable exégèse exotique qu’entend proposer Segalen à son « cher Grand Ami » (C, I : 587, 6 août 1904) dans sa lettre de novembre 1904.

« Vous comprendrez ma joie, mon cher Saint-Pol, d’atterrir enfin sur de la “Terre à Passé”, sur Java, après mon jeûne en la matière » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904). C’est peut-être afin ne pas risquer de décevoir celui qui avait lui-même fait le choix de fuir Paris que Segalen omettait d’évoquer, comme à ses parents et comme il le faisait dans son journal, sa hâte de retrouver l’activité voire l’agitation d’une « grande ville » (C, I : 581, à ses parents, 2 juin 1904), préférant mentionner sa joie, plus noble, « d’atterrir sur de la Terre à Passé ». Et c’est, en effet, après un long « jeûne » en escales fécondes, après les « terres basses, quelconques, pas tropicales du tout » (ibid. : 596, à ses parents, 7 octobre 1904) du détroit de Torrès, l’espoir d’une rencontre exotique d’une autre teneur, éloignée des poncifs de la relation de voyage. Batavia promet la découverte, enfin, d’une terre riche d’un passé dont l’importance s’évalue à la majuscule que lui assigne Segalen, un passé qui transparaît au cœur du réel dont il donne à lire le mystère et la profondeur. Il n’est pas anodin que le jeune médecin ouvre sa lettre par de telles considérations, tout à fait originales, lorsque l’on attendrait assez naturellement l’évocation d’un exotisme géographique et « volontiers “tropical” » (OC, I : 746, Essai sur l’exotisme, octobre 1904). C’est qu’il entendait déjà, comme il le dirait plus tard, dans l’Essai, « dépouiller l’exotisme de ce qu’il a de “géographique” » (ibid. : 747, 17 août 1908, note), afin d’« exalter le prodigieux profond passé inconnu » (ibid. : 776, 21 avril 1917) et dégager la voie, novatrice, d’un exotisme dans le Temps, récusation de l’entente ordinairement admise de la notion : « L’une des manifestations les plus simples, les plus grossières du Divers, à l’homme est sa réalisation géographique dans les climats, les faunes et les flores. […] C’est le Divers vulgarisé, le Divers à la portée de tous » (ibid. : 777, 8 octobre 1917).

Or, ce que Segalen découvre à Batavia, si attendu, est une véritable imposture, un réel, « comique et triste » (VS/SPR : 42, 1er novembre 1904), qui se donne comme le dévoiement d’un original perdu, un « fac-similé », où la réalité équivoque s’estompe dans le flou trompeur du malentendu : des hôtels dans d’anciens palais, du neuf sous l’apparence de l’ancien ; des Chinois, des Japonais, en lieu et place des Malais ; des Javanais en Hollande :

Batavia (deux Batavia), l’ancien, l’indigène, le pestilentiel, — et le neuf, ville hollandaise, y compris les canaux, la persistante propreté, Batavia serait un désirable séjour tropical. Autant que possible j’ai fui l’Européen, les hôtels somptueux, les clubs établis en d’anciens palais, et j’ai recherché l’indigène. — Pénible ! — J’ai d’abord trouvé des Chinois, puis des Japonais ; les deux parasites inévitables de tout pays où il y a quelque argent à gagner. Les Malais ? Ils pullulent dans les rues, c’est vrai, mais je voulais les voir chez eux et non chez les Hollandais. Peine perdue. » (Ibid. : 41).

Batavia lui apparaît comme la multiplication du Même — « Des Dourga symétriques répétant un geste identique et nombreux, le rayonnement de leurs dix bras » (OC, I : 451, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]) —, la négation du Divers, et constitue un exemple patent de « la Dégradation de l’Exotisme, sur la surface de la Terre » (OC, I : 774, Essai sur l’exotisme, 21 avril 1917).

Mais à travers cette déconvenue, se dégage paradoxalement « un progrès en ethnographie » (OC, I : 452, Journal des Îles, mardi 25 octobre [1904]) et l’escale dans « l’immense Batavia » (C, I : 598, à ses parents, 24 octobre 1904) est alors éprouvée par le tout récent penseur de l’exotisme comme « vraiment neuve, vraiment fructueuse » : « Ce que j’en ai retiré ? plutôt des “limites d’ignorance” ; des certitudes d’incertitudes en ethnologie, en exégèse exotique, en tout » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904), un fruit paradoxal et négatif, né de la déception même et qui s’énonce dans le creux d’une double négation et d’une antithèse. L’ignorance devient alors méthode d’approche de ce qui du monde échappe toujours et de toutes socratiques « certitudes d’incertitudes » (ibid.), le lieu et le moyen de l’émergence du vrai. Segalen formulera cette découverte de diverses façons dans l’Essai sur l’exotisme : « Sans cultiver le paradoxe, je dois l’accepter, ou même le poser quand il est nécessaire. La partie positive de ce livre, la base, le tremplin, en doit être tout d’abord une pure négation » (OC, I : 769,4 janvier 1913). C’est bien ce que montre la lettre à Saint-Pol-Roux, où s’affirment, avec la force de la certitude, l’incompréhensibilité et l’impénétrabilité du lieu à découvrir, notions décisives de la réflexion sur l’exotisme :

L’exotisme n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle.

Partons donc de cet aveu d’impénétrabilité. Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races les nations, les autres, mais au contraire éjouissons-nous de ne le pouvoir jamais […] (ibid. : 751, 11 décembre 1908).

C’est bien cela que découvre Segalen à Batavia.

Derrière l’évidence que saisissent les « notes immédiates de touristes » (VS/SPR : 42, 1er novembre 1904), les pays, les peuples, dissimulent leur énigme aux « pseudo-Exotes » (OC, I : 755, Essai sur l’exotisme, décembre 1908). En saisir la vérité exige un exercice du regard appelé à déceler ce qui se cache derrière le visible, que ce dernier satisfasse ou qu’il déçoive les attentes du voyageur : c’est un tel regard, — comparable à celui du géologue qui, lui, « sait voir » (OC, I : 449, Journal des îles, 21 octobre [1904]) — qui fonde l’« exégèse exotique » de Segalen, formule qu’il faut entendre, d’une part, comme l’interprétation de l’exotisme en tant que notion à redéfinir et, d’autre part, comme l’exigence d’interprétation émanant de l’objet saisi. Batavia offre la preuve que l’exotisme n’est pas, paradoxalement, ce qui accroche le regard, mais précisément ce qui se dissimule et requiert une véritable quête herméneutique à travers laquelle il se redéfinit. La déception que suscite l’escale javanaise n’est pas sans rappeler, on s’en avise, celle qui, selon Segalen, serait au fondement de la réception de son Essai sur l’exotisme :

Je ne le cacherai point : ce livre décevra le plus grand nombre. Malgré son titre exotique, il ne peut y être question de tropiques et de cocotiers, ni de colonies ou d’âmes nègres, ni de chameaux, ni de vaisseaux, ni de grandes houles, ni d’odeurs, ni d’épices, ni d’îles enchantées, ni de néant et de mort, ni de larmes de couleur, ni de pensées jaunes, ni d’étrangetés, ni d’aucune des ‘saugrenuités que le mot « Exotisme » renferme dans son acception quotidienne (OC, I : 765, 18 octobre 1911).

Elle contraint à une réorientation du regard, à la redéfinition de l’horizon d’attente et au dépassement de l’exotisme. Dès lors, la stratégie d’écriture qu’elle met en œuvre réside dans la volonté non plus de restituer des descriptions pittoresques et superficielles plus ou moins convenues ou encore, selon les termes de l’Essai sur l’exotisme, de dire « tout crûment sa vision » (ibid. : 747, 9 juin 1908), ou de donner dans l’imagerie tropicale de « cocotiers et de ciels torrides » (ibid. : 746, octobre 1904), mais plutôt de livrer l’« expérience », au sens fort, de la quête de la vérité profonde de l’altérité qui s’offre dans l’ailleurs, une quête engageant un parcours complexe, non simplement spatial, temporel ou culturel de Batavia, — opposant l’ancien et le neuf, l’indigène et le hollandais, le pestilentiel et le propre —, mais un parcours dont les résonances apparaissent plus intimes : « j’ai fui », « j’ai recherché », « j’ai trouvé », « je voulais voir »…, autant d’expressions qui mettent en scène le « je » engagé dans cette quête, « pénible », d’un objet fuyant qui ne livre de prime abord que des succédanés de la vérité (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904. De fait, à Batavia, Segalen prend conscience que l’exotisme ne saurait être « cet état kaléidoscopique du touriste et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance » (OC, I : 750-7, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908), une distance qui, en l’occurrence, peut prendre la forme d’une déception. Cette dernière devient alors le point de départ herméneutique d’un exotisme non galvaudé et plus authentique : « C’est en voyant comment les valeurs diverses tendent à se confondre, à s’unifier, à se dégrader, que je connus comment tous les hommes étaient soumis à la Loi d’Exotisme » (ibid. : 774, 21 avril 1917), écrira plus tard Segalen.

Et si, le 9 juin 1908, l’exote peut envisager une « contre-épreuve » ou le « contre-pied » de ce que ses aînés, Loti, Saint-Pol-Roux et Claudel ont produit (ibid. : 746, 9 juin 1908), c’est peut-être aussi grâce à la contre-épreuve de l’exotisme qu’il formule dans la lettre du 1er novembre 1904. Il érige en méthode une docte ignorance qui impose de voir, au delà de la vision première, ce que révèle l’imagination. Ainsi, devant la prostitution de l’exotisme — qui en est en fait la négation —, la vérité même du voyage se voit niée et le voyageur se retrouve semblable à « l’exote [qui], du creux de sa motte de terre patriarcale, appelle, désire, subodore des au delà » (ibid. : 762, 1911). C’est un tel désir d’au delà que propose la suite de la lettre :

Mais ce que j’ai entr’aperçu dans les lointains de Java vaut mieux que mes notes immédiates de touriste.

Une île grouillante de vie ; 8 millions d’habitants et la végétation la plus formidable du globe. Des villes à beaux noms de fastes : Ddogdjakartha, Sourakartha, où bâillent indolemment les Sultans feudataires des gouvernements néerlandais. Des danseuses rituelles, des Ron[g]geng aux gestes onduleux… Plus loin que Java la petite île de Bâli, dernier refuge de l’Empire de Modjopahit, bouddhiste encore peut-être, et restée telle qu’aux temps des premières invasions hindoues.

Aux alentours de l’immense archipel se rattache aussi une étape de la marche de mes vieux amis les Polynésiens. L’une de leurs terres originelles fut l’île de Bouroe, dans les Moluques. Et les Malais sont quelque chose comme leurs grands-oncles. Cela seulement m’aurait intéressé à Java. (VS/SPR : 42, 1er novembre 1904).

Cette poétique de l’exotisme se trouvera également plus développée dans le Journal, dans un passage littéralement scandé par l’imagination :

Mais par-delà des expériences directes, j’entrevois avec précision des visions plus rares : j’imagine, avec un regret, des somptuosités lointaines, possibles encore dans les vieilles cités du centre, les cités à beaux noms de faste : Semarang, Djokjakarta, Sourakarta ; j’imagine des cours rutilantes, des sultans, leurs ruches de serviteurs, et, par des soirées lourdes, les flexibles ondulations des ronggeng aux doigts souples. J’en ai pu voir, au bord des canaux, les jolies lignes longues. J’imagine le concert grêle des gamelang, l’œil atone du sultan promené sur toutes ces choses, vieilles pour lui […] (OC, I : 452, mardi 25 octobre [1904]).

Au delà de l’exotisme facile et immédiat de la « chose vue » qui n’offre en réalité qu’une lecture superficielle du monde, se découvre comme l’écriture d’un palimpseste : sous la surface ou dans le lointain, affleure obscurément une réalité qu’il revient à l’œil intérieur, celui de l’imagination, de déceler et d’interpréter. C’est ce palimpseste qu’entrevoit le regard littéraire et qui fonde l’exotisme véritable comme exégèse du réel, un exotisme plus profond, riche non plus d’une beauté évidente mais d’une arrière-beauté, une poésie des lointains, plus métaphysique que géographique, où le réel, l’imaginaire, l’espace et le temps, loin de se contredire, retrouvent leur vérité.

« Or, il y a, parmi le monde des voyageurs-nés, des exotes. Ceux-là reconnaîtront, sous la trahison froide des phrases et des mots, ces inoubliables sursauts donnés par des moments tels que j’ai dit : le moment d’Exotisme » (OC, I : 750, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908). Cette trahison froide des phrases et des mots, Segalen, affronté au spectacle du monde, la formulera à diverses reprises : « les noms déçoivent autant que les dieux de bas ordre » (OC, I : 107), écrit-il dans Les Immémoriaux et, devant la mer de Corail, il éprouve le sentiment qu’« une fois de plus les mots sont plus évocateurs que les choses enfermées en eux » (OC, I : 446, Journal des Îles, 1er octobre 1904). La trahison de Batavia réside peut-être dans les attentes déçues que son beau nom avait pu faire naître chez un voyageur avide de découvertes. Mais derrière le réel « méprisable et mesquin » (OC, I : 753, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908) qu’offre la ville javanaise, où le Divers se dégrade dans la répétition du Même, se découvre une vérité paradoxale, l’idée que le véritable exotisme réside tout autant dans ce qui s’offre à la saisie que dans ce qui se refuse au regard du touriste. La ville décevante devient invitation à une quête des signes, vouée à saisir l’invisible derrière le visible, non seulement l’affleurement du passé au cœur du présent, mais plus fondamentalement celui du vrai au cœur du faux. Elle renvoie ainsi le voyageur à l’authenticité de sa propre quête et lui enseigne que l’éloignement géographique ne garantit aucunement la vérité de l’exotisme, qu’il existe, au cœur même du lointain, un exotisme plus vrai, plus profond, qui requiert une exégèse fondée sur l’accueil du paradoxe en tant que principe herméneutique : « apprendre à voir », comme dirait Rilke, en l’absence de toute certitude, dans l’absolue ouverture de l’inconnu. C’est une telle découverte que met en œuvre esthétiquement et stylistiquement la lettre du 1er novembre 1904 : négation de tout voyeurisme et refus du style traditionnel de l’exotisme s’y allient dans le refus des poncifs littéraires : ne pas faire voir, mais donner à vivre et à imaginer, dans une entreprise de régénération et de dépassement de l’exotisme.

 

 

  • Bibliographie

Bouillier 1996 : Henry Bouillier, Victor Segalen [1961], Paris, Mercure de France, 1996.

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Lamartine 1849 : Alphonse de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages, pendant un voyage en Orient, 1832-1833, ou Notes d’un voyageur, Paris, Firmin Didot,1849.

Legall 2011 : Jean-André Legall, « La Correspondance Saint-Pol-Roux-Victor Segalen », dans Marie-Josette Le Han (dir.), Saint-Pol-Roux, Passeur entre deux mondes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2011.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Saint-Pol-Roux 1973 : Saint-Pol-Roux, Vitesse, Mortemart, Rougerie, 1973.

Saint-Pol-Roux 1978 : Saint-Pol-Roux, De l’Art magnifique, Mortemart, Rougerie, 1978.

SPR/VS : Saint-Pol-Roux-Victor Segalen. Correspondance, Mortemart, Rougerie, 1975.

  • Contributrice

Odile Hamot est maîtresse de conférences en Littérature française moderne et contemporaine à l’Université des Antilles. Spécialiste de poésie française, et de Saint-Pol-Roux en particulier, elle consacre sa recherche aux rapports entre poésie, philosophie et théologie. Elle est l’auteur d’articles portant sur les XIXe et XXe siècles français, consacrés à des auteurs tels que Rimbaud, Claudel, Ernest Hello ou Camille Mauclair.

  • Bibliographie de l’autrice

Obscur symbole de Lumière. Le Mystère dans la poésie de Saint-Pol-Roux, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2013.

Terre(s) promise(s) : représentations et imaginaires, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2021.

[1] Comme l’indique la bibliographie à la fin de l’article, cette abréviation désigne la Correspondance entre les deux poètes, publiée en 1975 chez Rougerie ; SPR/VS renvoie à une lettre écrite par Saint-Pol-Roux à Segalen tandis que VS/SPR renvoie à une lettre écrite par Segalen à Saint-Pol-Roux.

[2] Extrait de la dédicace figurant sur un exemplaire de Peintures édité par Georges Crès en 1916, et offert par Segalen à Saint-Pol-Roux et reproduit dans SPR/VS.