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Ian Fookes, La Chine sous le signe de l’amitié dans la Correspondance de Victor Segalen

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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La Chine sous le signe de l’amitié dans la Correspondance de Victor Segalen

Ian Fookes

  • Résumé

L’objectif de cet article est d’apporter une nuance à l’image de l’exote — comme figure solitaire et autonome —, que le poète Victor Segalen valorise dans ses notes pour l’Essai sur l’exotisme, dans ses lettres, et dans la création de son œuvre littéraire et poétique. Nous exposerons d’abord les traces d’un réseau de connaissances visibles dans la correspondance, dans ses journaux, et dans son œuvre littéraire et poétique. Ensuite, nous montrerons la dépendance de Segalen par rapport à ce réseau dont il faisait partie, avant de concentrer notre analyse sur le récit La Tête. Nous mettrons en lumière le rôle que sa femme, Yvonne, jouait au centre de ce réseau. Cette lecture nous permettra de suggérer que pendant ses séjours en Chine, le poète s’appuyait véritablement sur un réseau de connaissances, sur un cercle d’amis et sur sa femme. Finalement, étant donné que le poète tentait de faire de son « esthétique du Divers » son credo, nous proposerons que, tout en se voulant indépendant, il dépendait du réseau dont il faisait partie, et, de surcroît, faisait de l’amitié un grand thème de son œuvre littéraire et poétique. Nous pouvons donc placer la « rencontre de Chine » de Segalen sous le signe de l’amitié, et signaler l’importance de ce thème dans son œuvre littéraire et poétique.

  • Abstract

Victor Segalen: China placed under the sign of friendship in his correspondence

The aim of the present article is to nuance the image of the exote—as a solitary and autonomous figure—, that the poet Victor Segalen valorises in his notes for Essay on Exoticism, in his correspondence, and in the creation of his literary and poetic oeuvre. We begin by tracing a network of acquaintances visible in his letters, his journals and his literary and poetic works. We then demonstrate Segalen’s dependence on this network, before concentrating our analysis on the story, La Tête. We will bring to light the role that his wife, Yvonne, played at the centre of this network. This reading will allow us to suggest that during his sojourns in China, the poet truly relied upon this network of acquaintances, his circle of friends, and his wife. Finally, given that the poet attempted to make his “aesthetics of Diversity” his credo, we will propose that Segalen, while willing himself to be independent, depended upon this network of which he was part, and, more importantly, that he made friendship a major theme in his literary and poetic oeuvre. Therefore, we may place Segalen’s “Chinese encounter” under the sign of friendship and signal the importance of this theme in his literary and poetic oeuvre.

  • Pour citer l’article

Fookes, Ian, « La Chine sous le signe de l’amitié dans la Correspondance de Victor Segalen », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

La Chine sous le signe de l’amitié dans la Correspondance de Victor Segalen

Ian Fookes

Or, il y a, parmi le monde, des voyageurs-nés ; des exotes. Ceux-là qui reconnaîtront, sous la trahison froide et sèche des phrases et des mots, ces inoubliables sursauts donnés par des moments tels que j’ai dit : le moment d’Exotisme.

Victor Segalen, 11 décembre 1908

Le poète Victor Segalen décrivit sa conception des exotes pour la première fois dans ses notes pour l’Essai sur l’exotisme le 11 décembre 1908. L’idée se transforma ensuite au fur et à mesure que sa conception de l’exotisme se concrétisait. Au début, l’exote était conçu comme un type naturel — reconnaissable parmi les voyageurs-nés dans le monde. Et puis, trois ans plus tard, quand Segalen note dans l’Essai que l’exotisme est l’affaire des « grandes artistes », l’exote se transforme aussi : en figure du poète capable de sentir le « Divers ». Dans cette note (datée par sa référence à la stèle Conseils au bon voyageur), le poète développe sa conception des exotes comme ceux qui s’enrichissent par leurs rencontres avec la différence. Ainsi, à l’encontre de ceux qui cherchent à s’enraciner dans une seule patrie, Segalen les attache à l’appartenance aux terres multiples, au voyage. Cette appartenance permet aux exotes de tourner leur regard à rebours, et d’apercevoir leur souche natale comme un monde renouvelé, aperçu dans sa diversité :

L’exote, du creux de sa motte de terre patriarcale, appelle, désire, subodore des au delà. Mais, habitant ces au delà, — tout en les enfermant, les embrassant, les savourant, voici la Motte, le Terroir qui devient tout à coup et puissamment Divers (OC, I : 763, Essai sur l’exotisme).

Dans la même note, Segalen souligne l’importance de Gauguin comme modèle de l’exote, celui qui, peu avant sa mort aux Marquises, « peignait ce rose pâle clocher breton sous la neige » (ibid.). Par la suite, le poète développait sa conception de l’exote, la transformant en figure du poète idéal. L’exote est donc le corrélat de l’idéal du « Divers », la valeur centrale de l’« esthétique du Divers ».

Inspiré par la « sensation du divers » que le jeune poète ressentit en Polynésie, le divers s’écrit en majuscule à partir du 11 décembre 1908. Pour Segalen, la rencontre du « Divers » n’est pas simplement une rencontre avec la différence ou la diversité du monde, mais une confrontation avec l’altérité irréductible de l’Autre, celui qui est reconnu en tant que sujet. Selon Segalen, une telle rencontre provoque un retournement sur soi à travers lequel on se reconnaît dans sa différence par rapport à l’Autre. L’effet de cette reconnaissance de soi et de l’altérité de l’Autre, est, pour ceux qui apprécient ce sentiment de décentrement et de la distance, la revitalisation de tous les sens et de l’expérience du vivant. Pour Segalen, la poursuite du « Divers » devint sa raison d’être et le « Divers » son idéal.

Et pourtant, l’esthétique de Segalen ne se limite pas à la recherche du « Divers ». En 1917, Segalen écrit dans ses notes pour l’Essai :

Le Divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, — mourir peut-être avec beauté » (ibid. : 775).

Pour le poète, le Divers était en recul dans le monde entier et, faute de mieux, il était nécessaire de le protéger où il existait, et de le recréer où il n’existait plus. Cette situation rend nécessaire la poièsis, c’est-à-dire, la création des œuvres d’art et de la poésie qui laissent apparaître diverses visions du monde, ainsi que le monde perçu dans sa diversité. Dans cette perspective, la rencontre de l’œuvre d’art devient fondamentale au projet du renouvellement du Divers, et donc, ce sont les poètes et, selon Segalen, les « grands artistes » (ibid. : 763) qui doivent s’engager dans un exotisme redéfini comme lutte esthétique contre la déchéance du Divers. Seulement ceux qui sont capables de voir le monde et de transformer leurs visions en œuvre d’art sont capables de résister à la décroissance de la diversité du monde. Une fois encore, nous revenons à la figure idéalisée de Gauguin.

Engagé, désormais, dans cette lutte, Segalen se concevait comme un héros dont l’objectif était de transformer sa vision du monde en œuvre littéraire et poétique : la trace matérielle de son esthétique du Divers qu’il tâchait de vivre. Cette lutte l’emmena vers une carrière d’archéologue. En Chine, en voyage, et en mission archéologique, il se voulait un héros, un exote. Cependant, l’image de l’exote rêvé comme voyageur solitaire et autonome, que l’on trouve dans Équipée par exemple, est trompeuse car ses voyages furent réalisés en compagnie d’Augusto Gilbert de Voisins, puis de Jean Lartigue, sans parler de la main d’œuvre chinoise qui les accompagnaient à chaque étape. L’objectif de cet article est, donc, d’apporter une nuance à l’image de l’exote comme figure solitaire et autonome que Segalen valorise dans ses notes pour l’Essai, dans ses lettres et dans la création de son œuvre littéraire et poétique.

Nous suivrons d’abord les traces d’un réseau de connaissances visibles dans ses lettres, dans ses journaux, et dans son œuvre littéraire. Notre analyse montrera la dépendance de l’exote par rapport à ce réseau dont il faisait partie. Nous nous concentrerons sur le récit La Tête, afin de mettre en lumière le rôle que sa femme, Yvonne, jouait dans ce réseau, avant de suggérer que l’exote, bien que rêvé par Segalen comme figure solitaire et autonome, s’appuyait, en fait, sur un réseau de connaissances et un cercle d’amis. Étant donné que Segalen tentait de vivre selon son esthétique, nous proposerons enfin que Segalen, tout en se voulant indépendant, dépendait de l’amitié de son cercle, et de l’appui de sa femme, Yvonne. Cette analyse nous permettra de placer la « rencontre de Chine » de Segalen sous le signe de l’amitié.

Un réseau de connaissances

Dans sa biographie du poète, Henry Bouillier souligne la valeur symbolique de la découverte par Segalen des outils d’un lettré chinois lors de sa visite dans le quartier chinois de San Francisco en 1902 (voir Bouillier 1986 : 73). Dans « Le Détour de la Chine » — une communication donnée en réponse à la question de ce qui motive Segalen de séjourner en Extrême-Orient — il commence par le fait que Segalen fut breton, c’est-à-dire, qu’il est né en « Chine de l’Occident » (Bouillier 1978 : 95). Le biographe suggère que la Bretagne était un milieu où circulaient habituellement des objets et des histoires de l’Extrême-Orient rapportées par des officiers de la Marine et par d’autres voyageurs, et qu’elle a dû jouer un rôle dans sa décision de partir pour la Chine.

Gilles Manceron, dans sa biographie du poète, reprend ce thème, précisant quelles étaient les figures qui auraient pu influencer ce choix de Segalen de partir vivre en Extrême-Orient. Son chapitre intitulé « La suggestion de la Chine » place le premier voyage en Chine de Segalen sous le signe de l’amitié, car, symboliquement et sur le plan financier, son séjour en Chine a été encouragé et appuyé par ses amis. Manceron souligne surtout l’influence d’autres écrivains et d’officiers de la Marine qui l’avaient devancé dans une telle aventure. Il affirme, ainsi, l’influence centrale de Charles Bargone (Claude Farrère) pour l’Indochine et le médecin Louis Laurent pour la Chine. Il décrit aussi l’importance de Pierre Richard, un autre médecin qui passa deux années en Extrême-Orient pendant que Segalen vivait en Polynésie. Enfin, le biographe signale l’influence de son propre grand-père, Henry Manceron qui, ayant retrouvé Segalen à Brest en février 1908, l’informa sur ses nombreux voyages en Extrême-Orient, dont le plus notable fut sa participation à l’occupation de la Cité interdite à Pékin lors des événements des Boxers pendant l’été 1900 (voir Manceron 1991 : 257-61).

Manceron signale l’existence d’un véritable réseau de connaissances qui s’étendait de la Bretagne jusqu’à l’Extrême-Orient (le Japon, la Chine, l’Indochine). Ce réseau d’Européens qui voyagèrent et séjournèrent en Asie se compose d’officiers de la Marine, de médecins, de missionnaires, ainsi que de diplomates et de leurs épouses. Parfois, des anciens officiers de la Marine réussirent à quitter la Marine pour créer des entreprises en Asie. Toutes ces figures forment le réseau social à travers lequel Segalen allait vivre sa « rencontre de la Chine ». Dans cette perspective, Manceron signale le fait qu’avant sa formation en langue chinoise et dans le domaine archéologique à Paris, de mai 1908 à avril 1909, Segalen avait nourri son imaginaire par son environnement sous l’influence de l’Extrême-Orient, par ses lectures du Livre de la Voie et de la Vertu (Dao de jing), et par son contact avec les membres de ce réseau de connaissances qui lui fournirent des histoires de première main. L’image de l’Extrême-Orient, chez Segalen, se concrétisait ainsi dans son imaginaire et lui inspira l’idée de se faire affecter en Chine.

Après avoir fêté la naissance de son fils Yvon, en avril 1906, Segalen publie Les Immémoriaux. L’accueil du roman est décevant, et il ne remporte pas le prix Goncourt un moment convoité. En dépit de son insuccès, l’année suivante le poète publie « Dans un monde sonore » dans le Mercure musical, un récit qui lui permet d’entamer sa collaboration avec Debussy sur Orphée-Roi. En novembre 1908, sous prétexte de suivre un cours médical sur « diverses maladies mentales » (Segalen 2004a, p.783) à l’asile Sainte-Anne à Paris — en réalité avec l’intention explicite de préparer l’examen afin de devenir élève-interprète en Chine —, Segalen déménage, laissant sa famille à Brest comme prévu, et commence une formation en langue chinoise à l’École des langues orientales, en suivant les cours d’Arnold Vissière. En même temps, il suit au Collège de France les cours donnés par Édouard Chavannes, le maître de l’archéologie française moderne. Cette double formation orienta Segalen vers une connaissance de la langue chinoise classique, et vers la pratique, alors récente, des fouilles archéologiques. Segalen voyait dans sa formation l’occasion d’échapper à Brest et à Paris, c’est-à-dire, à la vie bourgeoise en métropole, y compris à ses cercles littéraires. Dans une lettre du 20 mai 1909 à Jules de Gaultier, il déclare ses intentions :

Je me suis donc mis à l’étude du chinois. Tout compte fait, j’attends beaucoup de cette étude, en apparence ingrate ; car elle me sauve d’un danger : en France, et mes projets actuels, menés à bout, quoi faire ensuite, sinon « de la littérature » ! J’ai peur de la recherche du « sujet ». Alors que jusqu’ici c’est toujours le sujet qui s’est imposé et m’a tenaillé jusqu’à son avènement, ou son enkystement provisoire. En Chine, aux prises avec la plus antipodique des matières, j’attends beaucoup de cet exotisme exaspéré (C, I : 774).

Ses nouvelles connaissances érudites dans le domaine de la langue chinoise et de l’archéologie rendaient insupportables les impressions typiques du discours populaire sur l’Extrême-Orient. Segalen pensait donc renouveler ces regards convenus de sorte que la Chine allait faire partie de son exotisme. Tout comme il l’avait fait en Polynésie, il imaginait réinventer l’exotisme par le renversement de la perspective habituelle, cette fois celle du « roman chinois », un sous-genre du roman exotique. Dans ses notes datées du 9 juin 1908, Segalen se demande :

Pourquoi ne pas le faire, plus tard pour ce que je verrai : un temple, une foule chinoise, un fumeur d’opium, un cérémonial d’ancêtre, une grande ville aux millions d’habitants… pour tout ce qui serait par ailleurs d’un exotisme usé, mais qui, de ce fait, prendrait une face absolument nouvelle. » (OC, I : 746, Essai sur l’exotisme).

Nous voyons ainsi que le poète considérait la Chine comme une ressource d’images supplémentaires pour son exotisme à venir. L’étude de la langue chinoise faisait donc partie de sa réflexion sur l’exotisme qui, pendant cette période précédant son départ pour la Chine, s’est orientée vers la « sensation du Divers » et sa conception de l’exote.

Dans cet optique, on constate que Segalen ne renonçait pas à ses anciens projets sur l’Océanie, mais au contraire, lors de son étude du chinois et de l’archéologie, il reprend ses notes pour l’Essai et par ailleurs travaille sur un nouveau projet, Le Maître-du-Jouir, un texte qui se base sur la figure de Gauguin et sur son « rendez-vous manqué » avec le peintre. La Polynésie jouait donc un rôle fondamental dans son approche de la Chine. Dans une lettre du 23 décembre 1908 à Max Prat, il remarque :

Car la Chine, pour absorbante qu’elle soit, ne me spécialisera pas, je l’espère. Ou même alors, et surtout, l’Océanie me donnera-t-elle toujours le fort plaisir immédiat et palpable qui rafraîchit la desséchante intellectualité. » (C, I : 807).

Pendant cette période charnière à Paris, nourri par sa formation, par ses souvenirs de la Polynésie et par ses nouveaux projets, Segalen développait sa conception de l’exotisme, en l’envisageant pour la première fois comme « une esthétique du Divers ».

Dans la même lettre à Max Prat du 23 décembre 1908, il décrit son ami, Louis Laloy, cofondateur du Mercure musical, polyglotte, écrivain et sinologue, selon des termes de cette nouvelle conception de l’exotisme :

Un ricochet heureux de l’amitié Debussy, c’est l’amitié Laloy (du Mercure musical). Laloy est, avec toi, la sensibilité la plus harmonique à la mienne que j’aie pu (sans changer de sexe). Nos conversations ne peuvent être discussions, mais l’énoncé alternant de similitudes. J’aimerais infiniment vous réunir. Il se trouve que nous avons de commun à peu près tout, y compris le chinois, la myopie (qu’il exagère), le respect de l’opium, d’autres choses encore. Et ceci surtout que je le mets au rang des « Exotes », dirais-je, d’un mot que je voudrais imposer dans mon Essai rêvé et déjà défini. Exote, celui-là, qui, Voyageur-né, dans les mondes aux diversités merveilleuses, sent toute la saveur du divers. » (C, I : 806-7).

Segalen était ravi de se trouver en compagnie de figures qu’il estimait nobles et érudites, d’hommes sensibles à la sensation du Divers. Il souligne l’importance de ces relations amicales qu’il ressent comme des rapports harmoniques.

Il fait la connaissance de Laloy à travers son amitié avec Debussy. Grâce à son amitié avec l’officier de la Marine Charles Bargone qui publia, sous le pseudonyme Claude Farrère, Les Civilisés (1906) — un roman qui exposait la décadence parmi les Européens vivant à Saïgon — il fait celle d’Augusto Gilbert de Voisins, un écrivain et voyageur qui disposait d’une fortune dont il avait hérité. Dans une lettre à Max Prat du 10 décembre 1908, il remarque à propos de Bargone :

Il possède, en son ami Gilbert de Voisins — qui devient lentement le mien — un être noble, dont certaines proses t’enthousiasmeraient, et chez qui je passe des nuits délicates, à dire, à entendre, ou à composer des mots assemblés et rythmés selon l’heur et le caprice. Bargone « fume », et l’Odeur sert de soutien aux pensées les plus évaporées. Je ne sais ce qu’il adviendra de cette liaison. Je te la dis, pour qu’elle devienne plus tard, tienne, ainsi que tout ce que j’aime. (Ibid. : 804-5).

Cette lettre nous permet d’imaginer le mode de vie de Segalen qui fréquente ses amis et avec qui il tisse des relations intimes à travers des vers échangés et des bribes de collaborations poétiques. Dans l’ambiance de liberté, où s’échangent idées et créations poétiques, Segalen jouissait du genre d’amitié qu’il avait découverte pendant sa vie à Bordeaux et à Toulon en compagnie de Max Prat. Dans cette lettre, Segalen exprime à son vieil ami son désir de partager sa nouvelle amitié. Nous voyons donc que Segalen cherchait à s’entourer d’un cercle d’amis grandissant, mais qui se fondait sur des relations particulières et intimes, où le sens esthétique joue un rôle capital. En somme, Segalen cherchait des relations avec d’autres poètes et écrivains, avec d’autres voyageurs et artistes. L’exote cherchait à construire un cercle composé d’autres exotes.

Grâce à la générosité de Gilbert de Voisins, Segalen allait être capable de faire un premier voyage à l’intérieur de la Chine, de juin 1909 à mars 1910, qu’il réalise en sa compagnie. Leur voyage se fondait sur leurs besoins mutuels : Segalen allait utiliser ses connaissances en langue chinoise, alors que Voisins allait financer leur itinéraire.

Comme prévu, Segalen a été reçu à l’examen qui lui a permis d’être affecté en Chine en tant qu’élève-interprète. Il quitte la France le 25 avril et passe par Ceylan, Hongkong et Shanghaï, avant d’arriver à Pékin le 12 juin. Voisins, de son côté, a pris le Transsibérien, et retrouve Segalen le 5 juillet 1909.

En passant par Aden, Segalen reprend sa réflexion sur Rimbaud, puis le bateau fait une escale à Ceylan où il se retrouve sur les traces de Claudel dont il se rappelle la prose de Connaissance de l’Est. Tout comme il l’avait fait lors de son retour d’Océanie, il aborde des endroits doublement, par le réel et par leur description poétique dans l’imaginaire occidental. Dans une lettre à Yvonne du 29 avril 1909, il remarque :

Il est évident que Claudel pèse actuellement beaucoup sur moi. Je ne m’en effraie pas. Il me faut des sortes de tremplins dont je m’évade ensuite : tel Maeterlinck et Orphée. J’ai esquissé, hier, devant la Crète, ma première prose Exotique. » (Ibid. : 840).

Segalen considère ainsi Claudel comme un stimulant pour la création de son œuvre propre, admirant le grand poète de son temps dont le statut allait l’obliger à lui rendre visite dès qu’il arrivera à Tianjin (Tien-tsin), une ville située à trois heures de Pékin par le chemin de fer, où Claudel occupait un poste diplomatique.

De cette première rencontre, Segalen retient dans sa correspondance le fait qu’ils ont parlé longuement à propos « du milieu littéraire parisien » et de Rimbaud, et qu’ils avaient épuisé, d’une certaine manière, les lieux communs. Segalen découvre aussi que Claudel, dont la prose semble avoir subi l’influence de la langue chinoise, ignorait tout du chinois. Nous soulignons ce détail parce qu’il aurait dû mettre en garde Segalen à l’égard de tout renseignement entendu en métropole à propos de la Chine. Et, en effet, peu après son arrivée en Chine, Segalen se rend bien compte que les informations qu’il avait sur ce pays, ainsi que celles qui lui sont fournies sur le terrain étaient peu fiables et avaient toujours besoin d’être vérifiées. Dans une lettre du 30 juin 1909, il donne à Yvonne le conseil suivant :

Une fois de plus, prendre pour maxime de ne rien accepter sur la Chine que l’on n’ait vérifié soi-même. Si on ne le peut faire, eh bien, ni croire, ni ne pas croire, et se réserver une attitude mixte. » (Ibid. : 907).

On remarque à cet égard que, sur le terrain, la Chine constituait un lieu réel dont les informations peu fiables et souvent lacunaires, loin de nourrir le mythe de l’altérité et du mystère entretenu dans l’imaginaire occidental, posaient un problème pratique à résoudre. Dans son œuvre poétique et dans ses textes romanesques, Segalen recourt parfois au trope de la Chine comme un pays mystérieux, mais dans ses textes archéologiques, il distingue explicitement les connaissances établies ou vérifiées et celles qui restent à vérifier ou qui demeurent inconnaissables.

Ce genre de distinction — par rapport aux textes archéologiques du cycle chinois — fait écho à celle que Segalen cherchait à faire en ce qui concerne son œuvre et ses relations amicales. Dans une lettre à Yvonne du 16 juin 1909, il décrit ainsi les O’Neill, connaissance qu’il retrouve pendant deux jours à Tianjin :

O’Neill n’a pas bougé d’un cran : déhanché, sans façons, très bon camarade. Sa femme : petite, pas jolie mais pas laide, fort intelligente. Son installation trop étroite, pas d’esthétisme. Ses convives foisonnent au hasard des invitations impromptues : Bourboulon, doux et aimable, le commandant de Fougère, maritime brestois ou lorientais, terne, et Béra, le très curieux Béra, face rasée, de beaux yeux, queue à la chinoise arrangée à la Louis XV, extrêmement sympathique à première vue. (Ibid. : 888).

Cette description brève nous permet d’entrevoir le regard critique que Segalen portait sur autrui, en particulier sur les personnes qu’il rencontrait en Chine, à l’intérieur de son réseau de connaissances lié à la Marine, réparties entre les milieux littéraires et le monde des affaires. Les O’Neill (Jean et Andrée) sont des figures importantes dans la vie de Segalen et ce sont des amis. Mais leur désaccord sur la question de l’art saute aux yeux, et Segalen souligne l’écart qui existe entre O’Neill, l’ex-officier de la Marine devenu homme d’affaires en Chine, et le médecin devenu poète, alors élève-interprète à Pékin. Lors d’un dîner chez eux, dans la même lettre à Yvonne où il avait rapporté sa rencontre avec Claudel, Segalen raconte ceci : alors qu’O’Neill, qui le connaissait aussi, se montre « vif sur ses jugements » à propos du diplomate, Segalen prend « un ton froid et coupant » pour déclarer qu’il « ignorait le consul et l’homme d’affaires, en Claudel » mais qu’il « admirait profondément l’artiste », ce qu’« O’Neill a prétendu “ne rien comprendre” » (ibid. : 890). Et Segalen de poursuivre :

Je me suis refusé à rien lui expliquer, n’étant pas apôtre, et n’ayant nul besoin de faire partager mes compréhensions. Ça a fait mouche, un moment, pendant lequel j’ai mesuré le bon marché éternel que je ferai toujours du côté affaires, quand par hasard, par malheur ou par bonheur, le côté esthétique se trouvera en balance. (Ibid.).

L’anecdote racontée par Segalen nous montre que le poète se situait dans ses relations avec autrui comme un poète qui savait apprécier les qualités poétiques chez les autres, ce qui implique aussi qu’il méprisait parfois d’autres qualités, comme celles d’un homme d’affaires. Cette distinction, que semble démentir toutefois sa propre tentative de commercialiser le sérum marin de Quinton, marque l’attitude hautaine et esthétique de Segalen. Dans sa correspondance, nous entendons avec clarté sa voix critique qui évaluait ses contemporains littéraires et les diverses personnes qu’il rencontrait lors de son séjour. À cet égard, ce récit est important à titre d’exemple parce qu’il montre que le poète croit entrevoir la personnalité des autres et qu’il pense pouvoir les juger de façon très pratique. En même temps, cette façon d’évaluer les gens n’excluait pas la possibilité d’apprécier l’artiste chez quelqu’un, même s’il était diplomate. Dans cette perspective, nous voyons que la Chine dans laquelle Segalen séjournait était peuplée de gens dont le poète appréciait la complexité, tout en les jugeant selon ses critères esthétiques. Il cherchait des exotes et des poètes, tout en évitant les fonctionnaires et les gens qui étaient trop liés à la vie des Légations. Le fait qu’il conserve des relations amicales avec les O’Neill, par exemple, tend à prouver que, sur le plan social, il jouissait en Chine d’une vie riche et variée, même avec des personnes qui ne partageaient pas ses valeurs esthétiques.

Une figure de l’exote : Augusto Gilbert de Voisins

Dans sa correspondance, Segalen parle de la qualité de ses relations amicales, ainsi que de la qualité de ses amis : ces jugements marquent certes sa préférence pour les exotes, mais l’écrivain n’insiste pas sur une vision commune du monde qu’il devrait nécessairement partager avec ses amis. Il remarque la diversité des goûts littéraires parmi ses amis, de même que dans la qualité de leurs visions poétiques propres. Dans une lettre à Jules de Gaultier du 23 septembre 1909, il note ainsi, à propos de son compagnon de voyage Augusto Gilbert de Voisins : « L’isolement serait extrême — et je le crois, insupportable — si je n’avais, en mon ami Gilbert de Voisins, le plus rare et le plus cher des compagnons. (C, I : 1005).

Voisins est, à ses yeux, un compagnon de voyage parfait. Il note, à plusieurs reprises, le contentement qu’il éprouve à être en sa compagnie, décrivant leur relation sur le mode du divers — l’entente sur le fond s’accompagne d’une discordance dans leurs goûts :

Ce côte à côte perpétuel, plus précis, plus obligé, plus cerné que n’importe quelle coexistence antérieure, aurait pu avoir des ombres, et je n’y ai trouvé qu’affection profonde et entrain plein de constante gaieté. Ceci tient à une entente parfaite, et aussi à une autre part de discordance non moins profonde. L’entente de fait sur toute la littérature, hormis le classicisme, qui m’épouvante ; et le discord sur toute la musique. Puis la réconciliation s’opère sur le terrain catholique, et de cette façon : mon ami a été protestant assez nominal jusqu’à l’âge de quinze ans, et de lui-même il s’est tourné vers la forme Romaine. Ceci l’a, tout d’abord, sauvé à jamais du danger rationaliste. Ensuite, il s’est créé par là un Bovarysme tout à fait adapté à sa condition de parfait gentilhomme et d’excellent Français. (Ibid.).

Après l’arrivée de Voisins et avant le grand départ pour l’Ouest de la Chine, Segalen écrit à Yvonne, le 7 juillet 1909 :

Hier a été fort doux. La matinée s’est passée à causer. Je ne sais jusqu’à quel point l’« histoire » que m’a froidement racontée Augusto est exacte, mais elle est délicieusement imaginée, et fort bien dite pour me faire accepter tout ce voyage : ayant questionné son gérant sur l’état de sa fortune pour cette année, et ayant exprimé le désir de réduire sa maison de Paris, Augusto se serait vu répondre que les trente mille francs que nous avons ici en banque à Pékin, et qui sont la mise de fonds du voyage, n’entament pas ses rentes habituelles, et ne sont qu’un gain sur des opérations de banque ; et que, dans deux ou trois ans, il pourra consacrer ce superflu à acheter un terrain de chasse en Camargue. (Ibid. : 911).

Segalen rapporte leur dialogue, soulignant la « merveilleuse délicatesse » de son ami et son art de la « mise en scène » dans sa façon d’emprunter le « ton bourru d’un conseiller de famille » pour qu’il soit modéré dans ses dépenses de voyage, afin de pouvoir fournir à Yvonne et au « petit » [Yvon] un certain train de vie quand ils seront en Chine (ibid. : 911-2). Il apprécie la qualité de leur dialogue, la noblesse et le tact de son ami, et prend plaisir ensuite à raconter à son tour (dans la lettre adressée à sa femme) la naissance de leur amitié qui se fonde sur cette capacité de communiquer avec délicatesse :

Ceci, et bien, bien d’autres choses, me convainquirent de ce qui me paraissait probable, qu’Augusto est une des rares personnes desquelles je saurais consentir à accepter un service et qui saurait me le rendre — parce qu’il en a l’habitude, auprès de ses plus hauts amis et qu’il le fait méthodiquement, sans folies, mais sans restrictions (Ibid. : 912).

Bien entendu, ce qui joue dans cette relation est la question pécuniaire et, plus précisément, le fait que le voyage n’aurait pas été possible sans le financement de Gilbert de Voisins. Mais ce que Segalen appréciait, et que nous soulignons, c’est aussi l’attitude pleine de tact et de délicatesse de Voisins, comme il le répète dans une lettre à Yvonne, datée 21 juillet 1909, au début de leur voyage :

Nous causons beaucoup littérature, Augusto et moi. Nous alternons la lecture de nos notes. Il s’est confirmé ce que nous avions tous trois prévu, que nous ne marchons jamais sous les mêmes avenues verbales, et que nous pouvons beaucoup nous compléter sans nous gêner et sans nous nuire (Ibid. : 927).

Ce détail est important parce que Segalen souhaitait vivre dans un milieu social composé de poètes, d’écrivains et de voyageurs qui possèdent une érudition accomplie et une certaine noblesse d’âme, à l’image de certains personnages qu’il met en scène dans son roman René Leys, à l’abri d’un monde extérieur dominé par les hommes d’affaires et les événements politiques.

Ce que Segalen apprécie chez ses amis et surtout chez Voisins est leur regard d’esthète, c’est-à-dire, leur capacité de voir. Avant de quitter Pékin, Segalen et Voisins font un peu de tourisme. Ils se promènent à cheval et visitent ensemble le Temple de la Terre, le Temple du Ciel, le mur de la Cité interdite. Segalen écrit à Yvonne, le 9 juillet 1909 :

Il aurait pu se faire qu’Augusto fût irrémissiblement réfractaire à l’art chinois. Il n’en est rien. Sans emballement précipité, il sait voir ce qui demande à être vu sous un jour extrême-oriental. Il sait voir et admirer (Ibid. : 914).

Cette capacité de « voir » appartient au regard de l’esthète que Segalen associe à l’exote. Pendant sa formation à Paris, au moment où il reprend ses notes pour l’Essai sur l’exotisme dans l’anticipation de son séjour futur, il précise sa conception de l’exote qui s’affirme dans sa capacité de sentir le Divers et de voir. Après quelques mois de voyage, à Nankou (Nan-k’eou), le 22 janvier 1910, il formule une prise de position esthétique, en évoquant ce qu’il attend de sa rencontre avec la Chine (la lettre à sa femme mérite d’être citée intégralement) :

« LE LIVRE SUR LA CHINE »

De quelle tarentule sont-ils donc piqués ! « L’âme chinoise » ! « La Chine en main » ; « Toute la Chine en trois cents pages » … Reportons ces titres en Europe, à la France, et savourons leur ridicule précis ! Esprit de Reclus et traité d’instituteurs ! Puis, cette obstination, après avoir (non pas sans profit ni finesse toujours) regardé le Chinois, cet entêtement à vouloir fixer à jamais, et ce qu’il est, et ce qu’il n’est pas ! Stupidité audacieuse et boiteuse ! Définir, cataloguer, limiter, classer ! Tout d’abord, toute affirmation chinoise (ou autre, n’est-ce pas) appelle sa négation même… Et dans quel but ? Que ce jeu m’indiffère ! Ceux qui l’ont joué furent des gens qui croyaient avoir tout dit en prononçant leurs arrêts comiques. Je crois n’être pas de ceux-là.

Mais non ! Il s’agit de faire voir. Il s’agit, non point de dire ce que je pense des Chinois — (je n’en pense à vrai dire rien du tout) — mais ce que j’imagine d’eux-mêmes ; et non point sous le simili falot d’un livre « documentaire » mais sous la forme vive et réelle, au delà de toute réalité, de l’œuvre d’art. (C, I : 941-2). 

Segalen précise la nature de sa vision de la Chine, la situant à l’encontre de celle des journalistes, des écrivains-voyageurs, et des sinologues. Il définit sa tâche, en tant que poète, comme celle de faire voir à son lecteur sa vision de la Chine. Le vrai poète est donc celui qui sait voir le pays avant de se montrer capable de faire voir aux autres sa vision. Le poète est « clairvoyant » au sens où, à travers ses paroles, il sait créer une vision qui sera accessible à autrui.

Dans son roman René Leys, le protagoniste remarque avec ironie que, parmi ceux qui avaient réussi à obtenir une audience au Palais — pénétrant ainsi les murs de la Cité interdite —, la plupart n’en ont rien vu parce qu’il leur manquait la capacité de voir avec un regard d’esthète :

Mon grand regret reste d’être arrivé trop tard en Chine. Je côtoie tous les jours des gens qui, le temps d’une audience, sont entrés là, et ont pu l’apercevoir. Je doute, d’ailleurs, qu’ils aient su bien voir (OC, II : 468, René Leys). 

Segalen réserve ce pouvoir de voir et faire voir aux poètes et aux exotes, ceux-là qui savent voir, comme Rimbaud, Claudel, Laloy ou Voisins. Pour le poète, c’est un don naturel, une qualité propre au voyageur-né. Or, cette qualité est précisément celle qu’il reconnaît aussi chez ses amis, qui sont le plus souvent des poètes.

Lettres de Chine et le premier voyage en Chine (1909-1910)

Entre juillet 1909 et avril 1910, avant de commencer son stage d’élève-interprète à Pékin, Segalen entreprend un voyage à l’intérieur de la Chine avec Voisins. Ils quittent Pékin le 9 août. Leurs étapes sont marquées par des nuits passées chez des missionnaires et dans les auberges chinoises. Ils portent leurs provisions avec eux et voyagent tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt naviguent sur le Grand Fleuve, le Yangzi, dont ils affrontent les rapides. Ils sont partis de Pékin et arrivent le 24 octobre à Lanzhou (Lan-tcheou), dans l’ouest de la Chine. Leur périple est fait de rencontres avec des Européens, dont la plupart étaient des missionnaires qui leur offrent l’hospitalité. Le 17 août, à Wutai shan (Wou-T’ai-Chan), Segalen remarque : « Les auberges chinoises seraient assez immondes si nous n’avions pas avec nous cuisine et ustensiles. Mais ainsi elles sont bien » (C, I : 965, à Yvonne).

Segalen écrit trois lettres par semaine pendant son voyage, et dans sa correspondance, il inclut des passages pour son « roman chinois », Le Fils du Ciel, et des commentaires sur ses projets, comme La Tête et Stèles. Dans ces lettres qui sont toutes adressées à Yvonne, il indique rigoureusement les passages de celles qu’il veut qu’elle transcrive et qu’elle fasse circuler auprès de la famille et de leurs amis. Il circonscrit ainsi ce qui allait devenir le butin poétique de son voyage, dont il entend informer ses connaissances en France. Reliée de la sorte au monde littéraire français, sa correspondance superpose au monde chinois qu’il découvre un monde parallèle, constitué par un réseau d’amitiés personnelles et littéraires, auquel il appartenait. En somme, Segalen et Voisins habitaient leur imaginaire européen en pleine Chine réelle.

Dans une lettre du 8 septembre, Segalen rapporte qu’il a lu son récit La Tête à Voisins, mais que ce qu’il souhaiterait bien davantage, c’est l’écoute et le retour de sa femme : « Que tu me manques pour deviner à demi-ligne, à demi-mot, tout ce que je sens autour de quelque chose en puissance de devenir ! » (Ibid. : 987). Ainsi, le rôle que joue Yvonne s’affirme : elle se trouve au centre de ce réseau, en tant que lectrice et correspondante qui participait activement au dialogue concernant les manuscrits de son époux.

Continuant au sud jusqu’à Chengdu (Tcheng-dou-fou, le 5 décembre), ils descendent le fleuve Yangzi jusqu’à Chongqing (Tchong-king, le 31 décembre) où ils retrouvent par hasard le Doudart de Lagrée qui les accueille à bord. Segalen y retrouve Jean Lartigue, officier de Marine qu’il avait rencontré lors de sa jeunesse à Bordeaux, et l’ami de ce dernier, François Fay. Il note : « Nous sommes tombés sur les réceptions du premier janvier, essuyées avec courage, et tempérées d’ailleurs par la présence de la jeune Marine » (C, I : 1071, à Yvonne, 2 janvier 1910). La rencontre fortuite leur permet de descendre le Grand Fleuve jusqu’à Shanghaï, puis, profitant du temps qu’ils avaient gagné en descendant en bateau, ils décident de faire une équipée au Japon. Segalen ne s’intéressera guère au Japon et leur voyage ne suscite aucun projet littéraire nouveau. Ainsi, Segalen ne voyage pas seul, mais toujours en compagnie de Voisins, en contact avec sa femme, et, de surcroît, au sein d’un réseau de connaissances qui suscitait des retrouvailles et des rencontres parmi des Occidentaux.

Pendant que Voisins et Segalen voyagent en Chine, Yvonne reste à Brest où elle s’occupe de leur fils Yvon, gère la correspondance de son mari, et prépare son propre départ pour la Chine. Les Lettres de Chine publiées en 1967 chez Plon rassemblent les lettres écrites par Segalen à sa femme lors de son voyage de 1909-1910. Elles s’apparentent à des feuilles de route, et pourtant elles ne constituent pas seulement un journal de voyage. Si, selon Bouillier, les Lettres de Chine forment une longue lettre d’amour, pour Marie Dollé, auteure de la biographie littéraire Victor Segalen, le Voyageur incertain (2008), ce texte dévoile plutôt le fait que le poète passait la plupart de son temps non seulement loin de sa femme « aimée », mais en compagnie de son ami, Augusto. Ces deux perspectives peuvent être justifiées par un passage comme le suivant :

Augusto persiste à demeurer le meilleur des compagnons de route. Je suis mille fois heureux que vous vous soyez ainsi connus avant son départ, car je suis ainsi — quelquefois même précédé par lui — arrivé à te mélanger à toutes nos routes, à toutes nos étapes. Tu ne me quittes pas, ma toute aimée. Ces journées-ci, précisément, seront de celles que nous revivrons ensemble. Elles n’ont eu que ce défaut, c’est de se placer à l’arrivée du courrier du jeudi, que je ne trouverai donc, à Pékin, que demain dimanche. Comme la nuit va me paraître longue ! » (Ibid. : 944-5, à sa femme, 31 juillet 1909).

Malgré le fait que ce genre de passage suscite une certaine ambivalence, la relation avec Yvonne est triangulaire dans le sens où Segalen travaille avec Voisins à son côté, tandis que sa femme n’est présente que dans ses lettres et dans son imaginaire. Selon Marie Dollé, même si Segalen affirme éprouver la présence d’Yvonne dans ses lettres, celle-ci reste néanmoins absente physiquement, et bien que sa collaboration ne soit pas sans importance, la relation réelle se situerait entre les deux voyageurs. Selon nous, au contraire, les Lettres de Chine montrent que Segalen croit au pouvoir de ses lettres — et à la force de sa parole même — au point de « convoquer » Yvonne avec lui sur les routes de la Chine. Ses lettres constituent ainsi une tentative pour combler une distance qu’il avait créée lui-même par la poursuite de son aventure en Chine. Elles doivent être capables de faire voir à sa femme les paysages qu’il traverse, qu’Yvonne, de son côté, doit être capable de voir à son tour. Du point de vue de Segalen, Yvonne doit être à même d’imaginer les étapes du voyage à la lecture des lettres qu’il lui adresse, car celles-ci doivent servir de tremplin à son imagination. Cela faisant, elle devient son Eurydice : elle sait écouter le chant d’Orphée. Dans cette perspective, Yvonne se révèle elle-même un poète doué de clairvoyance, sachant entendre la voix lointaine de son époux. L’absence peut être comblée, du point de vue de Segalen, par la correspondance fidèle et par le pouvoir des mots.

La Tête ou le rôle d’Yvonne dans son cercle d’amitié

Outre ses lettres régulières, Segalen a dédié un récit à Yvonne qui se base sur une aventure vécue lors de son premier voyage en Chine. Dans La Tête, Segalen met en scène une soirée qui ressemble à celle que fréquentaient les membres de ce réseau de connaissances dont il est question dans cet article. La nouvelle donne ainsi l’impression de participer à une de ces soirées où l’on raconte des récits sur « l’Extrême-Orient » entre amis. Mais elle expose aussi la relation intime que la figure du poète, qui assume la fonction de narrateur, peut établir avec son auditeur. La Tête constitue une sorte d’initiation à l’univers du poète qui, selon l’analyse de Noël Cordonier, instaure une relation qui situe le poète comme « un autre à la fois étrange, familier, proche et distant. » (Cordonier 1996 : 230) La Tête expose ainsi la relation idéale qui peut exister entre le poète et son auditeur, une relation qui repose d’une part sur le pouvoir du poète de faire voir à son lecteur ou son auditeur sa vision des choses, et d’autre part sur la capacité du lecteur ou de l’auditeur de la voir à son tour. Segalen reprend ainsi cette relation symbolisée par Orphée et Eurydice, celle qui se fonde sur le désir mutuel d’entendre et d’être entendus.

Dans le récit, Robert et Régis, deux voyageurs récemment revenus de Chine racontent les anecdotes qui leur sont arrivées pendant leur voyage. Madame Jeanne Ravais, l’hôtesse du salon, et son invitée, Annie, écoutent Robert et Régis, qui offrent deux versions différentes de leur voyage. Régis accepte « avec bonne volonté » de raconter « une longue disette et quelques illusions, [au sujet de ce dont] deux mâles perdus là-bas, pouvaient s’accommoder ». Mais dans le texte, Segalen élude la parole de Régis parce qu’elle aurait été l’exemple du récit convenu qui se raconte habituellement au retour d’un voyage en Chine. En racontant ce genre d’anecdotes, le narrateur aurait cherché à ravir ses interlocuteurs par des descriptions exotiques des « petites princesses aux petites bouches rondes, aux très petits yeux, aux plus petits pieds… » (OC, I : 796). Le dialogue entre ces deux hommes expose la complicité des voyageurs qui jouissent de plaisirs exotiques que leurs auditeurs ne peuvent qu’imaginer, de même que la banalité, selon Segalen, des conversations de ce genre. Mais, de façon inattendue, Annie semble transgresser les conventions lorsqu’elle dit qu’elle aimerait bien voir ces filles chinoises, ce qui suscite l’embarras chez Madame Ravais. Quand Robert annonce qu’il va raconter une autre histoire, Régis quitte le cercle avec « une impolitesse qui parut à la fois volontaire et douloureuse » (ibid.), en disant qu’il ne voulait pas écouter l’histoire de Robert qu’il connaissait déjà. 

Le conflit entre Robert et Régis est plus profond qu’il ne le semble d’abord. Régis est un homme qui « numérote » « compare » et « décide », celui qui refuse l’expérience mystique que Robert souhaite raconter. Ainsi, Segalen établit une opposition entre Régis, un homme de raison qui refuse la révélation religieuse, et Robert, un romantique qui souhaite la raconter.

Segalen prépare ainsi les étapes de l’initiation dans le récit que Robert allait raconter en regardant un « manuscrit touffu ». Au milieu du salon, son héros attire l’attention des autres invitées qui l’entourent en leur posant des questions tout en offrant leurs commentaires sur des possibilités du récit. Robert prépare son aventure qui raconte comment il a volé la tête d’une statue bouddhique dans un temple sur le mont sacré de Wutai shan (Wou-T’ai-Chan). Madame Ravais, quand elle apprend que le récit porte sur une statue bouddhique, s’exclame : « Très bien très bien ! Je comprends tout, j’ai assisté à la… voyons… à la Messe bouddhiste » chez Guimet » (ibid. : 798). 

Mais la discussion se transforme peu à peu en controverse, car Robert, en racontant le vol de la tête de Bouddha, sentant qu’il suscite consternation autour de lui, condamne ses auditeurs pour leur « piété un peu baroque… une piété… exotique » (ibid. : 799). Il les accuse d’être ridicules à raison du regard moralisant qu’ils portent sur son histoire, ce qui s’explique par leur méconnaissance de la religion bouddhique.

Lorsque Robert évoque sa visite au temple, Madame Ravais lui conseille de lire « un excellent guide des Religions, Orphée, de M. Salomon Reinach. » Elle continue ainsi : « Il a paru durant votre absence. Il coûte six francs dans une reliure souple. Vous y verrez qu’on y parle simplement et d’une façon rationnelle de toutes les superstitions connues » (ibid.). 

L’orientalisme ethnocentrique de Salomon Reinach (1858-1932) classifie et oppose des « religions », parmi lesquelles figure le bouddhisme. Ses écrits constituent un exemple de vulgarisation des connaissances d’un orientaliste, au sens d’un expert sur l’orient, à destination d’une Madame Ravais. Cette dernière incarne la femme bourgeoise qui s’intéresse aux pays exotiques : sans avoir acquis une véritable connaissance de l’Extrême-Orient, elle ne fait que répéter les idées qu’elle a lues dans ce genre d’ouvrages. Au contraire, Robert, qui, au fond de la Chine avait directement vécu l’expérience mystique dont il veut parler, incarne l’exote — une figure poétique qui s’appuie sur des connaissances de première main, ayant acquis une expertise véritable.

Comme Segalen, Robert définit le bouddhisme comme la philosophie de Siddhârtha Gautama. Le bouddhisme est donc la pensée d’un homme et non pas une doctrine relative à un dieu. À cet égard, Robert représente l’expérience religieuse et mystique face à l’exotisme pseudo-scientifique qui se confond avec l’orientalisme érudit chez Madame Ravais. Segalen souligne l’opposition entre ces deux attitudes en faisant précisément d’Orphée de Reinach le guide de référence de Madame Ravais : l’ironie tient à ce que la figure d’Orphée est à la fois le titre du texte érudit de Reinarch et la figure mythique qui symbolise la poièsis, figure que Robert incarne peu à peu. La nature de ce débat est donc révélatrice de la prise de position segalénienne qui se manifestait aussi dans son drame Siddhârtha, dans lequel il a voulu mettre en scène la vie de Gautama en rejetant toutes les histoires de ses vies antérieures comme de la fiction. Tout comme Segalen, Robert s’indigne devant la piété fausse des invités à la soirée. Et pourtant, la seule personne qui ne le juge pas reste Annie.

La controverse incite les autres à partir, ce qui permet à Robert de parler en exclusivité avec Annie. Le récit se concentre, désormais, sur cette relation intime entre Robert et Annie, une relation qui prend la forme de l’initiation d’Annie par Robert à travers sa parole qui évoque une vision de son expérience mystique. Cette relation intime entre Robert et Annie rappelle celle entre Orphée et Eurydice.

Cette analyse qui interprète les deux personnages comme des figures mythiques fait écho à celle de Philippe Postel (1993 : 7-24), laquelle propose que Robert et Annie représentent Narcisse et Écho. Postel constate que La Tête n’est pas simplement une version moderne du mythe, mais son renversement. Si Narcisse ignore Écho parce qu’il est amoureux de sa propre image, Robert trouve l’issue du solipsisme grâce à l’attention que lui prête Annie, son interlocutrice. À travers Annie, Robert fait l’expérience de l’altérité. On peut remarquer aussi que les personnages vivent cette rencontre à travers l’histoire racontée, de sorte qu’ils confirment leur désir d’entendre et d’être étendus, ce qui souligne l’importance du poièsis pour échapper au solipsisme. Ainsi, bien que Postel souligne cette dimension de La Tête, nous proposons que Segalen utilise ce moment clé dans l’histoire pour souligner le pouvoir de l’exote, dont Robert est l’exemple. Or, c’est la capacité de « faire voir » aux autres sa vision du monde qui rend l’histoire de l’exote supérieure aux récits de voyage « loti-formes » et aux « livres sur la Chine » écrits par des experts et des journalistes. 

Robert raconte comment il a volé la tête dans un temple bouddhiste et comment elle est tombée dans une faille au bord de la route alors que, par jeu, il s’en servait comme d’un ballon dans un match de polo. Quand Robert tente de la récupérer, la tête vient vers lui en flottant dans l’air. L’expérience s’est révélée d’autant plus mystérieuse que la tête s’est ensuite transformée en matière virtuelle, puis s’est superposée à celle de Robert :

La face approche, dans l’accalmie parfaite de sa lumière plate ; elle approche, elle approche, elle grandit jusqu’à l’extrême où un œil humain peut voir, et doucement elle devient virtuelle, retournée sur mon visage, front sur front, et bouche sur bouche… Je dois fermer les yeux, alors, puisque ses yeux ont franchi les miens. Comme ceci… 

Robert poursuit son histoire :

Il y a cette lumière sans éclat… Approchez-vous, Annie, et comprenez comme j’ai fait moi-même, après avoir tant cherché… Non pas ce Nirvana dont nos poètes ont si naïvement abusé… (Ma chère petite inquiète, ne tremblez pas comme cela.) Ils ont fait un paradis béat, un nuage de la douleur, le chemin de la Délivrance… Et le voici retrouvé, grâce à vous ; ce que je ressens, vous le savez même sans paroles. Vivons ceci pour nous. Ne fuyez plus mon regard : j’ai franchi vos yeux. Restez longtemps. Je la vois toujours ! Elle est belle :

Je la vois aussi.

Enfin, Annie ! vous seule entre tant d’autres ! Alors, vous êtes mienne, Annie. Alors, tu es tout mon amour. (Ibid. : 809). 

Le récit se clôt sur cette fusion de leurs regards qui réalise le rêve d’une vision partagée instantanément, ce qui représente la visée ultime de tout récit, comme Segalen l’avait souligné dans ses notes pour l’Essai, lorsqu’il préparait son voyage en juin 1908 :

Et dans l’échelle, par degrés d’artifices, des arts, n’est-ce pas à un cran plus haut, de dire, non pas tout crûment sa vision, mais par un transfert instantané, constant, l’écho de sa présence ? (OC, I : 747). 

L’initiation d’Annie s’achève au moment où elle voit ce que Robert lui raconte. Ils réalisent ensemble une relation idéale, ce qui est possible grâce aux qualités d’Annie. Dans le contexte du récit, cette relation n’est pas simplement une relation entre un voyageur et son auditeur, mais la mise en scène du moment où une relation d’amitié se tisse entre les deux figures, ce qui les sépare en même temps d’autrui. La relation d’amitié qui se révèle lors du récit figure la relation idéale entre le poète et son auditeur. Il n’est pas surprenant, dans cette optique, que Segalen dédia La Tête à Yvonne.

La Tête nous livre donc un portrait de Robert en exote : au retour de son voyage, il raconte ses expériences du réel mais en y introduisant un élément mystérieux, voire magique. Il incarne la figure du poète comme héros qui se distingue parmi d’autres voyageurs et sinologues qui ne savent pas voir comme lui. Régis est révélé comme le pseudo-exote, car son récit à lui se révèle cliché, et se raconte sans enthousiasme, un récit sans authenticité et sans poésie.

Robert insiste sur la possibilité d’une expérience mystique, et, comme Segalen, il adopte un regard de poète qui se situe à l’encontre du regard du sinologue ou de l’écrivain-voyageur. Dans une lettre du 13 juin 1909 à Yvonne, portant sur ses valeurs religieuses par rapport à celles de Voisins, Segalen affirme le même parti pris :

Il y a le mystique orgueilleux qui sommeille en moi. Et ce sera même une haute joie que d’approfondir — ô, si lentement ! — le sillon qui me sépare d’Augusto : lui, catholique et non mystique (s’est-il défendu) — moi si anticatholique pur, mais resté, d’essence, amoureux des châteaux dans les âmes et des secrets corridors obscurs menant vers la lumière… (C, I : 885-6).

La Tête est un récit court mais riche dans le sens que nous pouvons y discerner la prise de position de l’exote, une figure du poète qui fait contraste avec celle du pseudo-exote, et qui, au milieu du salon, se trouve entourée par un cercle qui jouit de l’exotisme populaire nourri par la sinologie vulgarisée. Au centre du salon, Robert trouve en Annie un auditeur capable de voir sa vision, d’accepter son histoire, de l’accepter tout court.

Pour conclure

Dans cet article, nous avons commencé par tracer le réseau de connaissances de Segalen, avant de souligner la qualité « poétique » de ces relations amicales. Nous avons montré ensuite que Segalen, établissant ses relations en fonction de ses intérêts littéraires, a noué des amitiés avec ceux qu’il estimait répondre à sa définition de l’exote.

Au cœur de ce réseau, nous retrouvons sa femme, Yvonne. Toutefois, son rôle n’est pas sans ambiguïté. D’un côté — c’est le point de vue de Marie Dollé —, la relation intime entre Segalen et sa femme est minée par le fait que, même s’il parle souvent de son amour pour Yvonne dans ses lettres, il aime aussi ses aventures en compagnie d’Augusto Gilbert de Voisins. De l’autre — c’est notre position —, les lettres du poète sont témoins de sa foi dans sa parole, c’est-à-dire, dans sa capacité de faire voir à son épouse tout ce qu’il avait sous les yeux en Chine. Segalen tissait ainsi des relations affectives et spirituelles qui nourrissaient son épanouissement personnel. L’image de l’exote comme voyageur solitaire et autonome a certes son importance dans l’esthétique segalénienne, mais elle ne doit pas réduire le rôle essentiel qu’a joué le réseau qui l’entourait pendant son séjour en Chine. La rencontre de Segalen avec la Chine doit ainsi être replacée sous le signe de l’amitié.

  • Bibliographie

Bouillier 1978 : Henry Bouillier, « Le Détour de la Chine », dans Eliane Formentelli (dir.), Regards, espaces, signes, Paris, L’Asiathèque, 1978, p. 95-114.

Bouillier 1986 : Henry Bouillier, Victor Segalen [1961], Paris, Mercure de France, 1986.

C : Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Cordonier 1996 : Noël Cordonier, L’Expérience de l’œuvre, Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 1996.

Dollé 2008 : Marie Dollé, Victor Segalen, le Voyageur incertain, Paris, Aden, « Le cercle des poètes disparus », 2008.

Manceron 1987 : Gilles Manceron, « Aux origines de René Leys », Europe, n° 696, Victor Segalen, 1987, p. 79-88.

Manceron 1991 : Gilles Manceron, Segalen, Paris, J.-C. Lattès, 1991.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Postel 1993 : Philippe Postel, « Le Merveilleux dans La Tête et Le Siège de l’âme de Victor Segalen », dans Cahiers Victor Segalen, n° 2, Paris, Association Victor-Segalen, 1993, p. 7-24.

Segalen 1967 : Victor Segalen, Lettres de la Chine, Paris, Librairie Plon, 1967.

  • Contributeur

Ian Fookes est « Professional Teaching Fellow » à l’Université d’Auckland en Nouvelle-Zélande, où il a écrit sa thèse de doctorat au sujet de Victor Segalen ( « Victor Segalen : exotisme, altérité, transcendance »). Son domaine de recherche est la littérature générale et comparée ; il est spécialiste de l’exotisme des XIXe et du XXe siècles.

  • Bibliographie de l’auteur

« Exoticism and Familiarity in Victor Segalen’s Travel Poetry », dans Meenakshi Bharat et Madhu Grover (dir.), Representing the Exotic and the Familiar: Politics and Perception in Literature, Amsterdam, John Benjamins Publishing Co., 2019, p. 51-66.

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article dans Cahiers Segalen

Mireille Privat, Empreinte des sciences et des techniques dans la Correspondance de Victor Segalen

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Empreinte des sciences et des techniques dans la Correspondance de Victor Segalen

Mireille Privat

  • Résumé

Victor Segalen (1878-1919) est l’auteur de publications scientifiques faisant toujours autorité, pour le sérieux de leur documentation et de la mise en œuvre des recherches de terrain. Par ailleurs, il montre par ses ouvrages, ce qu’il explicite lui-même dans ses lettres, que ses activités très diverses et nombreuses relevées dans sa biographie — exploration de terrain, histoire, archéologie, pratique de la médecine, écriture romanesque et théâtrale, poésie, etc. — ont une capacité étonnante à se nourrir les unes les autres. Ainsi, les aptitudes et les goûts scientifiques de Segalen seraient non pas un arrière-plan de son œuvre littéraire, mais un des aliments de celle-ci. Une relecture de la Correspondance ainsi qu’un effort pour resituer l’œuvre de Victor dans l’histoire des sciences aux environs de l’année 1900 permettent d’étayer cette argumentation.

  • Abstract

Impressions of Science and Technology in Victor Segalen’s Correspondance

Victor Segalen published still authoritative scientific papers known for being well documented and richly sustained by direct observations. As he told himself in his correspondence and as he showed by his works, his numerous activities surprisingly filled up each other. So, the ability and the taste for science could be not only of secondary importance for his literary work but a source for it. A careful reading of his Correspondance and an attempt to replacing his works within the history of science in the 1900s allow us to support this argument.

  • Pour citer l’article

Privat, Mireille, « Empreinte des sciences et des techniques dans la Correspondance de Victor Segalen », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

Empreinte des sciences et des techniques dans la Correspondance de Victor Segalen

Mireille Privat

L’expression des goûts, et quelques fois de la passion de Victor pour telle et telle science se manifeste surtout dans les lettres correspondant aux années de formation. Notre présentation commencera par conséquent par une mise en perspective de ces années

Un apprentissage scientifique

Victor Segalen (1878-1919) a effectué ses études secondaires essentiellement au Collège du Bon Secours tenu à Brest par les Jésuites. Il retrouvera ces derniers sur son chemin chinois, les Jésuites ayant été les principaux diffuseurs de la culture chinoise ancienne par leurs traductions des grands classiques chinois, des Annales et autres documents, et par leurs lettres à l’occasion de leurs missions d’évangélisation à différentes époques : Segalen y puisera abondamment à son heure. Le programme du baccalauréat contient à l’époque une solide formation littéraire, avec des épreuves de latin et de grec, de langue vivante (l’anglais en l’occurrence), de mathématiques, de physique et de sciences naturelles, ainsi que de musique. Segalen est un élève plutôt brillant dans la plupart des matières, d’après les notes citées dans sa correspondance : il a un premier prix de physique et chimie en terminale de philosophie et obtient une mention au baccalauréat. Inscrit en 1895 à la Faculté des Sciences de Rennes en PCN, certificat préparatoire à des études médicales, il s’intéresse beaucoup au programme et particulièrement à la chimie, comme le montrent les lettres de janvier et mars 1896 (voir en particulier C, I : 65-6, à son père, 13 mars 1896), mais ce qui l’emporte dans ces lettres est son attachement à la physique moderne, celle des rayonnements et ce qu’elle révèle de la structure de la matière. Ceci est remarquable car la découverte par Wilhelm Röntgen (1845-1923) des rayons X ne date que de l’année 1895 (voir Röntgen 1895). Röntgen se voit attribuer le premier Prix Nobel de physique en 1901. La même année 1895, un autre physicien, Jean Perrin (1870-1942), commence à élucider les mécanismes de production des rayons X, et en 1896, il élucide leur nature[1]. En 1913, il publie un ouvrage de synthèse sur ces questions et quelques autres, intitulé Les Atomes (voir Perrin 1913), qui eut un retentissement mondial. Ce livre fut « dévoré » par Victor Segalen, selon sa propre expression dans la lettre de Tianjin (Tien-tsin) du 25 mai 1913 (C, I : 142, à ses parents). Aussi peut-on s’étonner que le développement foudroyant des applications des rayons X à la médecine, qui a explosé pendant la Grande Guerre, ne soit jamais mentionné dans les lettres de guerre de Segalen, sauf peut-être dans la remarque de la lettre du 11 mai 1915 concernant « la cave » de l’ambulance du bataillon : « un personnel très suffisant, un bon matériel, deux bons chevaux. » (C, II : 587, à Yvonne, c’est nous qui soulignons).

Victor Segalen (casquette) opérant à l’hôpital de Bordeaux (1901-1902)

Sorti premier du PCN à la fin de l’année (voir C, I : 68, note 1, à son père, mai 1896), et après deux ans de préparation au concours d’entrée à l’École de Santé Navale de Bordeaux, voici le jeune Victor se livrant avec enthousiasme (sauf épisodes dépressifs) à l’étude des multiples disciplines nécessaires à la formation d’un médecin, et qui plus est, d’un médecin de la marine, appelé à intervenir pendant de longs voyages sans escales, sans compter diverses missions de secours dans les colonies en cas d’épidémies ou de cataclysmes naturels et bien sûr d’épisodes d’actions armées. Dans la correspondance, on repère des allusions à l’anatomie, la physiologie, la pathologie (c’est bien le moins), ainsi qu’à la chirurgie qu’il a pratiquée en Polynésie, puis pendant la guerre — une célèbre photographie le montre en train d’opérer un patient à l’hôpital de Bordeaux — et, soupçonne-t-on, à l’obstétrique, qu’il a également pratiquée sur les chemins de ses explorations, en Polynésie par exemple (voir ibid. : 539, à Émile Mignard, 2 octobre 1903 ), et en Chine (voir ibid. : 994, à Yvonne, 17 septembre 1909).

En anatomie, il manifeste un intérêt particulier pour les organes des sens (voir ibid. : 88, à sa mère, 17 octobre 1898), ce qui annonce le sujet de sa future thèse, « L’observation médicale chez les écrivains naturalistes », soutenue en 1902 (voir OC, I : 11-60, Les Cliniciens ès Lettres). Il fait des heures de travail supplémentaires sur un des sujets qui le passionne, « dans le laboratoire de Mr. Sabrazès à faire du microscope ou de la photographie aux rayons X » (C, I : 90, à sa mère, 19 octobre 1898 ), ce qui est l’amorce de la radiologie. Il s’inscrit aussi à la Faculté des Sciences dans une licence de Sciences Naturelles, où il prévoit, dans la lettre du 2 novembre 1898, de prendre « probablement la Zoologie, la Chimie biologique et Médicale, et la Physique appliquée » (ibid. : 112, à ses parents), cours qu’il semble « savourer » comme le suggère ce passage : « j’ai pris un excellent apéritif ; un délicieux petit cours de chimie aux Sciences » (ibid. : 137, à sa mère, 16 janvier 1899). Il dépensera également une somme considérable pour acheter un livre de géologie, dont on voit la trace dans le relevé financier de la lettre du 29 janvier 1900 (voir ibid. : 248, à sa mère). Il prévoit en effet que « la géologie des colonies étant incomparablement moins avancée que leur zoologie, il est bien plus aisé, plus tard, d’y être original » (ibid. : 229, à sa mère, 16 novembre 1899). Cela lui servira en Polynésie et surtout en Chine.

L’élaboration de sa thèse, dont un chapitre conçu à l’origine et portant sur l’audition colorée a été publié au Mercure de France sous le titre Les Synesthésies et l’école symboliste (voir OC, I : 61-81), travaux qu’il commente peu dans ses lettres, lui fournit l’occasion, à propos des névroses des auteurs qu’il étudie ou celles qu’ils décrivent dans leurs écrits, de se familiariser avec les notions d’inconscient et de subconscient. Un des membres du jury est en effet Emmanuel Régis (1855-1918), précurseur en France des conceptions psychanalytiques proches de celles de Freud (voir C, I : 361, à ses parents, 10 janvier 1902, note 2). Gilles Manceron insiste sur l’influence que ces connaissances ont eue sur l’écriture de Segalen « [Segalen] adopte […] une forme d’écriture qui s‘adresse davantage à l’inconscient qu’à la conscience du lecteur et lui donne le sentiment d’accéder, au delà d’énigmes qu’il ne comprend pas, à un sens caché et diffus qu’il sent confusément » (1991 : 101). Mais on peut s’étonner de l’absence, parmi ses lectures « savantes », du livre de Claude Bernard (1803-1878), Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (voir Bernard 1865), peut-être trop positiviste pour un lecteur assidu de Jules de Gaultier (1858-1942), dont l’idée fondamentale était la notion de « bovarysme », qui lui permet d’examiner les limites de la connaissance et les manières par lesquelles l’homme crée une image faussée et embellie, voire mensongère, de la réalité (voir Gaultier 1902).

La maîtrise technique

Incidemment, le goût de l’analyse approfondie, qui est la marque du philosophe et du savant, transparaît dans les rapports financiers exigés par sa mère pendant ses études. Par exemple, dans la lettre de Bordeaux du 24 avril 1899 (voir ibid. : 175, à sa mère), il fait mention de l’achat d’un ouvrage intitulé Sigurd, qui doit être le livret de l’opéra d’Ernest Reyer (1823-1909), mettant en scène des héros du panthéon germanique, achat couplé à celui d’un ouvrage de critique musicale portant sur l’opéra wagnérien, Le Drame musical d’Édouard Schuré (1841-1929), récemment réédité (voir Schuré 1875). Cette méthode de confrontation des connaissances imprègnera toutes ses activités.

Dans un autre registre, tout aussi révélateur d’un esprit scientifique, Segalen garde toute sa vie l’habitude, contractée dès sa jeunesse sous la contrainte de sa mère, de tenir le compte de ses dépenses. C’est avec cette exigence qu’il précisera le financement de ses expéditions, comme l’attestent, à propos de l’organisation de sa seconde expédition en Chine, les lettres de septembre-octobre 1913 (voir C, II : 206-270), où sont impliqués l’Institut, le Ministère de l’éducation, la bibliothèque Doucet. La lettre à Jacques Doucet (1853-1929) du 15 septembre 1913 commence ainsi : « Je me permets de vous exposer ainsi les bases sur lesquelles je pourrais contribuer à l’enrichissement de votre belle bibliothèque, durant la mission archéologique dont vient de me charger l’Institut. » (ibid. : 230) ; la lettre prend ensuite toutes les caractéristiques d’une lettre d’affaires, chiffres à l’appui. Mais Segalen sait aussi valoriser ses connaissances techniques, qui sont nombreuses, variées et en constante amélioration. Nous allons en évoquer quelques-unes, très présentes dans l’expression épistolaire.

Nous mentionnons d’abord le paquetage, le choix et l’emballage des objets à transporter ou à conserver. Cela relève de l’art des marins : le médecin de Marine doit savoir de quels médicaments et de quels outils de chirurgien il aura potentiellement besoin quand il embarque pour des voyages au long cours, et il doit aussi prévoir leur protection pendant le transport. Ce talent a servi à Segalen pour embarquer, à destination de la France, les objets qu’il a achetées à titre privé, sur ses gains comme médecin libéral à Papeete, lors de la vente des biens de Paul Gauguin en 1903 (C, I : 539, 2 octobre 1903, Émile Mignard, et 531, à ses parents, 27 août 1903). Ce qui est proprement admirable est le soin avec lequel il stocke ses livres et documents et par-dessus tout ses écrits : journaux de voyages, plan de projets d’écritures, versions différentes de ses textes. On lit par exemple dans la lettre à Yvonne de Xi’an (Si-ngan-fou) du 3 octobre 1909 : « N’oublie pas de m’apporter mes notes, dans la boîte carrée, en bois et les lettres d’amis. Y joindre mes deux cahiers de notes bruns (Tahiti et retour Durance)… » (ibid. : 1016, 27 août 1903). C’est grâce à ce soin quasi maniaque qui est néanmoins une règle pour tout scientifique qu’après sa mort ont pu être publiés, tels quels ou complétés, les livres, articles ou autres documents que sa maladie et son décès lui avaient fait abandonner.

Au soin porté aux futures œuvres à publier se rattachent les activités d’« éditeur » de Segalen. S’il s’est occupé personnellement et à ses frais de la première édition de Stèles, réservée à des amis et à des bibliophiles éclairés, pour l’édition Crès il utilise ses connaissances en matière d’ouvrages orientaux (papier, style de pliage, style de couverture) pour créer une collection dite « Coréenne » dont il est le directeur, comme l’attestent plusieurs lettres : celle du 16 novembre 1914, par exemple, mentionne, outre Stèles (deuxième édition), Connaissance de l’Est de Claudel et Aladdin (voir OC, II : 526, à Georges Crès). La collection sera interrompue à la suite de la mort de Segalen.

Dans la maitrise de ces « petites » techniques, parfois à visée financière, très présentes dans la correspondance, est l’aventure avec René Quinton (1866-1925). Ce naturaliste, physiologiste et biologiste français autodidacte, élabora une théorie sur l’origine et la nature marine des organismes vivants, mais il est surtout connu – et c’est ce qui explique sa présence dans la correspondance de Segalen — pour avoir breveté un « Sérum Marin », de l’eau de mer purifiée et traitée de façon à respecter ou accentuer ses propriétés. Ce sérum est censé avoir un effet revitalisant et même curatif pour certaines affections. Victor Segalen en prenait depuis sa plus tendre enfance au début pour lutter contre sa fragilité juvénile (voir OC, I : 83-90, Essai sur soi-même), puis à certaines occasions de faiblesse ou de maladie, mentionnées dans ses lettres. Dans sa lettre à Hélène Hilpert du 30 décembre 1918, quelques mois avant sa mort, il signale : « J’ai commencé il y a deux jours une cure énergique de plasma Quinton » (C, II : 1209). Celui-ci est toujours en usage et en vente sous différentes marques, à l’exception des ampoules injectables. Segalen avait eu l’idée d’introduire le sérum dans la bonne société chinoise. Le projet échoua mais on trouve dans la correspondance quarante-deux occurrences du nom de Quinton à propos du sérum, entre juin 1909 et mai 1913. À celles-ci s’ajoutent quinze lettres de guerre, Quinton ayant servi au front où il « commande l’artillerie lourde » (ibid. : 596, à Jules de Gaultier, 17 mai 1915) et où il a rencontré Segalen à plusieurs reprises.

Une autre technique que Segalen a intensément pratiquée est la photographie « civile ». Dans la lettre à son ami Mignard du 14 octobre 1895, il écrit : « Mon appareil d’agrandissement est terminé et fonctionne parfaitement. J’ai agrandi l’excellent cliché que tu avais si magistralement exécuté… Le résultat est superbe » (C, I : 56). À 17 ans, il avait manifestement déjà une bonne maîtrise de l’ensemble des techniques de la photographie, puisqu’il sait prendre les clichés (sur plaques de verre, à cette époque) les développer et les agrandir sur un agrandisseur, c’est-à-dire un instrument d’optique, construit de ses mains. Il s’appuiera par la suite sur cette maîtrise pour constituer les documents photographiques de ses expéditions, comme complément aux dessins. Il est, à cet égard, un des premiers utilisateurs des films souples inventés par John Carbutt (1832-1905) en 1888 et commercialisés aux États-Unis en 1889 par George Eatsman dans sa société nommée (Eastman)-Kodak, avec les « appareils photographiques » (camera en anglais) correspondants (Nadar fut leur diffuseur en France) . Segalen a utilisé une telle camera, « qui est un merveilleux appareil », appartenant à Jean Lartigue lors de sa deuxième expédition en Chine (voir C, II : 385, à Yvonne, 9 avril 1914). Mais il est aussi fidèle aux appareils et plaques qui permettent des clichés très larges (24 x 30 cm), que l’on utilisait avant l’invention des objectifs grand angle et la technique du Vérascope des clichés en trois dimensions (voir ibid.).

La méthode scientifique

Toutes ces techniques sont mises aux services d’objectifs médicaux, archéologiques ou littéraires, domaines qui, chacun, requiert une méthode. Dans le domaine médical, Segalen se montre soucieux de mettre au point une méthode lorsqu’il évoque par exemple l’organisation du cordon sanitaire contre l’épidémie de peste qu’il est censé juguler à la frontière de la Chine et de la Mandchourie essentiellement dans les lettres de février 1911 (voir C, I : 1156-1204, 1er-26 février 1911).

Dans le domaine de l’archéologie en Chine, Segalen hérite de la méthode d’Édouard Chavannes (1865-1918), sinologue éminent ayant porté en France la sinologie au niveau reconnu des sciences humaines, dont il avait suivi les cours au Collège de France en 1908 et 1909, et dont il est le disciple : il reste toujours en contact avec lui. Il obtient son soutien pour sa mission archéologique de 1914 et la Correspondance compte vingt-trois lettres qui lui sont adressées, entre octobre 1913 et octobre 1917, dont une dizaine de « lettres-rapports ». C’est dans l’une d’entre elles qu’est relatée la découverte du cheval du tombeau de Huo Qubing (Houo K’iu-ping, voir C, II : 339-343,6 mars 1914). Victor Segalen explicite très clairement dans sa correspondance sa propre méthode archéologique, proche de celle de son maître. Dans une lettre à Henri Cordier, contenant une demande auprès du secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles, il écrit :

 [La] méthode consiste à dépouiller par avance tous les textes des chroniques provinciales afférant aux itinéraires probables ; à les contrôler par les Annales ou les recueils d’archéologie indigène ; à interpréter ensuite les renseignements ainsi fournis ; à conduire enfin l’enquête sur le terrain avec l’aide — toujours bienveillante — des autorités locales. Bénéficiant de l’expérience acquise, [j’essaie] quelques fouilles discrètes. Enfin j’espère, au moyen de main-d’œuvre locale … » (Ibid. : 766, 16 décembre 1916).

Philippe Postel a longuement analysé l’influence de Chavannes sur la méthode archéologique de Segalen dans le domaine de la statuaire et ses conséquences sur l’écriture poétique qui a suivi (voir Postel 2001 : 33-6).

La science au service de la création littéraire

Ce souci de « méthode », si fructueuse dans la recherche archéologique, a-t-il donc quelque chose à voir avec l’approche conduisant à l’écriture littéraire ou la composition de poèmes ?

De fait, souci de méthode et approche littéraire s’interpénètrent intimement dans l’élaboration de l’œuvre, ainsi que l’émotion éprouvée lors du contact sensible. L’avidité de Victor à retranscrire le drame de l’acculturation du peuple maori, qu’il observe quasiment « cliniquement », l’avait déjà conduit à écrire un roman dans lequel la restitution de la langue joue un rôle majeur. En réalité, le roman est aussi alimenté par des éléments de la religion locale, puisés dans des livres comme le précise par exemple la lettre à Mignard du 24 avril 1903 (voir C, I : 503), et enrichis par des observations de terrain dont toutes les lettres de cette époque témoignent.

. Quand une attitude scientifique imprègne la personnalité du poète, il n’est pas surprenant d’en trouver une marque dans ses œuvres, elle est présente dans ses souvenirs et elle influe sur l’expression de sa sensibilité. Il est certes moins habituel que l’on relève des données « scientifiques » du moins au sens large, dans des poèmes, mais c’est bien en référence à la science que s’explique le « cadre chinois » des Stèles, la composition et la présentation du livre, si exotiques dans la forme alors que le fond, sous la couverture « archéologique » de la stèle, est si imprégné de l’expression de soi qu’une préface explicative a paru nécessaire au poète. Il n’empêche que les éditions savantes plus ou moins récentes de ce recueil, comme celles d’Henry Bouillier (1982) ou de Christian Doumet (1999), ont dû rassembler une grande quantité d’éléments d’origines différentes pour préciser l’origine et la signification des différents poèmes. Nous allons nous contenter de commenter l’un d’entre eux, pour essayer de restituer l’empreinte savante, puis nous commenterons l’une des Peintures.

Cité violette interdite[2], « composée sur la muraille », d’après la lettre à Yvonne du 27 juillet 1911 (ibid. : 1235) peut se lire comme une agréable évocation touristique, mais le poème repose en fait sur des éléments savants de différentes origines et se termine sur un aveu caché. Depuis le mur de la Cité, Segalen fixe la vision « matérielle », sensible, qu’il en a en faisant appel à ce que l’on pourrait appeler une technique photographique de mise au point progressive ainsi qu’à ses connaissances littéraires et historiques : nom chinois de la ville, traduction de ce nom, évocation du climat, symbolique du centre et de l’Empereur (qui est aussi une figure du poète), caractérisé par la crainte de sa propre destruction (on trouve mention de cela dans beaucoup de chroniques). Vient ensuite une évocation de sa rencontre anonyme avec son amante, vite condamnée par mesure de précaution, au cas où elle le reconnaîtrait, ce qui menacerait la vie dudit Empereur ; ce thème, issu des Chroniques est repérable dans d’autres œuvres de Victor, par exemple dans Le Fils du Ciel. L’apparition de l’empereur dans le poème ainsi que sa tragique relation amoureuse peuvent aussi se comprendre comme l’irruption dans le texte de l’imagination et du rêve, après un début s’appuyant sur certains éléments concrets. Mais cette conclusion est de fait un aveu sur la psychologie profonde du poète, dont le poème est la métaphore : en réalité l’angoisse de Segalen devant la femme, comme l’analyse de façon plus large Laurence Cachot (voir 1999 : 45-74) et comme cela est mentionné par les auteurs de tous les ouvrages biographiques ou de synthèse sur Victor Segalen, à commencer par celui d’Henry Bouillier (voir 1986 : 102, 268, 294) ou celui de Gilles Manceron (voir 1991 : 101). Le poète en était tout à fait conscient comme le révèlent les lettres de mai 1905 au cours de ses fiançailles (voir ibid. : 639-44).

Notre second exemple, qui fonctionne différemment, est rattaché à la redécouverte (occidentale) du maintenant mondialement célèbre tombeau de l’empereur Qin Shihuangdi (T’sin Che-houang-ti). Titré simplement Tombeau de T’sin, le poème figure dans les Peintures dynastiques (voir OC, II : 222-4). Les trois premières lignes décrivent en termes précis le tumulus tel que l’a observé et photographié Segalen. Le reste du poème évoque l’intérieur du tombeau et la vie de l’empereur d’après les textes chinois qui, à deux endroits, sont cités littéralement. Il semble qu’ici le poète ait essayé de condenser en un texte sobre, avec quelques traces de mystère et d’épopée, la profonde émotion d’archéologue, d’historien et d’esthète qui l’a saisi lors de la découverte. La longue lettre à Yvonne du 16 février 1914, de Lintong (Lin-t’ong-hien) témoigne de cette émotion et constitue en outre une lumineuse illustration de la « méthode archéologique » pratiquée par Segalen. À la recherche du tombeau sur la base des textes et des cartes, il interroge des paysans, dont l’un « prononça le nom de Tsin Che Houang. […] Au bout de cinq li […], nous avons vu : la grande chaîne violette du Li-chan […] ; et, au pied de la montagne, une autre montagne, isolée […] et d’une forme si régulière, si voulue […], répondant merveilleusement aux textes connus. […] [Alors] les laboureurs ont d’eux-mêmes répondu “Tsin Che Houang” » (C, II : 310).

Nous terminerons en faisant quelques remarques sur la conception par Segalen de l’exotisme telle qu’elle apparaît dans la Correspondance. Cette conception est certes liée à un désir d’un approfondissement personnel à partir d’une connaissance intime des autres, qu’il entend « peindre en eux-mêmes, et du dedans en dehors » (C, I : 660), comme il le formule dans une lettre à George-Daniel de Monfreid du 10 avril 1906, en référence aux Tahitiens. Mais cette démarche s’appuie indubitablement sur des éléments du réel aussi sûrs que possible, on pourrait dire « aussi scientifiques » que possible. Ces éléments constituent alors une trame sur laquelle s’épanouissent la sensibilité, l’imagination et la poésie. Ainsi, Les Immémoriaux, témoins précoces de cette écriture, livrent le sentiment de Segalen par la bouche d’un des personnages, en s’appuyant sur des observations et des émotions éclairées par des lectures. Et c’est pourquoi, dans sa correspondance, Segalen n’a pas de mots assez durs pour l’exotisme de Loti, qui ne s’élabore par à partir de cette trame. Dans la lettre à Debussy du 30 janvier 1912, Segalen déclare, en parlant de « l’Empereur, Fils du Ciel » : « Loti en dira le roman rose ; j’essaie d’en écrire les Annales » (ibid. : 1259). Dans la lettre à Yturbide du 1er avril 1913, il parle férocement « du pittoresque confit, rôti, salé, sucré, dont les tranches toutes prêtes s’emportent et, indifféremment, dessalées, font la gélatine Loti […] » (C, II : 121). De même s’il admire la richesse poétique de Claudel, il regrette sa superficialité, qui s’arrête à la compréhension du paysage des côtes : si Claudel a mis sa marque sur la Chine, une certaine Chine, […] il ne semble pas que cette Chine ait mis sa griffe sur Claudel » (ibid.). Mais on constate par ailleurs que son exigence de la prise en compte du rêve et de la sensibilité personnelle sur fond de « réel », lui fait prévoir, après la publication rigoureusement scientifique de ses découvertes archéologiques, des publications portant sur ces mêmes découvertes mais destinées aux esthètes ou aux amoureux d’histoire et d’art, où la sensibilité personnelle, l’enthousiasme du beau et du « divers » se tailleraient une large place, comme on le voit par exemple dans la lettre du 6 avril 1917 : « Mon histoire de la sculpture chinoise se précise. […] J’entends en faire un Livre affranchi de tout ce qui pèsera sur nos publications sinologiques. […] Écrit avec ferveur […]. Écrit avec style. » (Ibid. : 832, à Yvonne).

Avec une certaine malice, étant donné la façon dont Segalen s’en prend dans ses lettres à certains aspects des religions établies, et en guise de conclusion, nous dirons que la correspondance de Segalen, de façon encore plus lisible que ses œuvres plus « rédigées », permet de percevoir l’homme qu’il est devenu, à partir d’une jeunesse très contrainte par sa famille, mais aussi nourrie par des études diversifiées dès le collège, et de nombreuses expériences vécues. C’est un homme de culture porté par la révolution scientifique en train de s’accomplir, prompt à s’appuyer sur une démarche proprement scientifique pour élaborer son œuvre littéraire et poétique. Son souci de l’exactitude dans le processus de création le situe bien dans les années à cheval sur les XIXe et XXe siècles. Original, Segalen l’a été considéré de son temps, étrangement moderne, à nos yeux, apparaît-il maintenant.

 

 

  • Bibliographie

Bernard 1865 : Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Charles Delagrave, 1965 [rééd. : Paris, Livre de Poche, 2008].

Bouillier 1986 : Henry Bouillier, Victor Segalen, Paris, Mercure de France, 1986.

C : Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Cachot 1999 : Laurence Cachot, La Femme et son image dans l’œuvre de Victor Segalen, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 1999.

Chavannes 1910 : Édouard Chavannes, Le T’ai chan : essai de monographie d’un culte chinois – Appendice : Le dieu du sol dans la chine antique, Paris, Ernest Leroux, 1910.

Gaultier 1902 : Jules de Gaultier, Le Bovarysme, Paris, Mercure de France, 1902.

Gontard 1990 : Marc Gontard, Victor Segalen. Une esthétique de la différence, Paris, L’Harmattan, 1990.

Manceron 1991 : Gilles Manceron, Segalen, Paris, J.C. Lattès, Paris, 1991.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Perrin 1913 : Jean Perrin, Les Atomes, Paris, Librairie Félix Alcan, Paris, 1913 [diverses rééditions dont Flammarion, « Champs », édition de Pierre-Gilles de Gennes 2014].

Postel 2001 : Philippe Postel, Victor Segalen et la statuaire chinoise. Archéologie et poétique, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2001.

Röntgen (1845-1923) : Wilhelm Conrad Röntgen, « Über eine neue Art von Strahlen », Sitzungs-berichten der Physikalisch-Medizinischen Gesellschaft zu Würzburg, 28. Dezember 1895 (« Sur une nouvelle sorte de rayons », Comptes rendus des réunions de la Société physico-médicale de Würzburg, 28 décembre 1895), p. 132-41.

Schuré 1875 : Édouard Schuré, Le Drame musical, Paris, 1875 [rééd. : Paris, Hachette-BNF, 2018].

Segalen 1982 : Stèles, édition d’Henri Bouillier, Paris, Mercure de France, 1982.

Segalen 1999 : Stèles, édition de Christian Doumet, Paris, Le Livre de Poche, 1999.

  • Contributeur

Après un début de carrière d’enseignante-chercheuse à Montpellier, Mireille Privat (née en 1943) a exercé comme professeure des universités à l’UFR des Sciences et Techniques de l’Université de Bretagne-Occidentale à Brest, en chimie-physique (1991-2010). Après une reprise d’études en Lettres Modernes, elle soutient en 2015 un master sur l’œuvre d’Yves Bonnefoy. Dans le domaine littéraire, elle a publié des poèmes ainsi que divers articles.

  • Bibliographie de l’auteur

« Victor Segalen en perspectives, introduction à l’œuvre poétique », Friches, p. 27-35, 2019.

[1] Issus du choc des rayons cathodiques sur une cible adaptée, ils se comportent comme de la lumière ultra-violette de très courte longueur d’onde, ce qui leur permet, en médecine, de traverser les tissus mous alors que des tissus denses, comme les os, les arrêtent. Leur création au laboratoire est simple, des équipements semblables ont figuré dans des baraques foraines où les curieux venaient « voir » les os de leurs mains. Il a fallu l’apparition de graves lésions et des décès chez les manipulateurs de ces équipements pour que les effets néfastes des rayons X sur les êtres vivants soient reconnus et minorés.

[2] Ce poème sert de référence à Marc Gontard dans son ouvrage Victor Segalen une esthétique de la différence comme révélateur du chercheur de formes nouvelles de la figure de « l’être absent » (voir Gontard 1990).

Catégories
article dans Cahiers Segalen

Guochuan Zhang, La Chine dans la Correspondance de Victor Segalen : une image pleine de contradictions

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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La Chine dans la Correspondance de Victor Segalen : une image pleine de contradictions

Guochuan Zhang

  • Résumé

De nombreuses œuvres de Victor Segalen sont inspirées par ses voyages en Chine. À partir des Lettres de Chine, qui retracent son premier voyage effectué de 1909 à 1910 au cœur du plus vieil empire, nous nous interrogeons sur les contradictions qui renouvellent chez cet épistolier sa représentation de la Chine. La « méconnaissance » segalénienne de la Chine engendre paradoxalement des créations originales ; apprenant méticuleux de la langue classique chinoise, Segalen ne tente jamais d’en faire sa langue de création ; il consacre sa vie aux recherches en sachant qu’il aboutira à une « incompréhensibilité éternelle du Divers ». Son image de ce pays, marquée par le confucianisme et le taoïsme, est une image pleine de contrastes.

  • Abstract

China in Victor Segalen’s Correspondence: An Image Full of Contradictions

Many of Victor Segalen’s works were inspired by his journeys in China. Basing our study on the Letters from China, which depict his first journey, from 1909 to 1910, in the heart of the old empire, we wonder about the contradictions which renew his image of China. His ‘ignorance’ of China paradoxically generates a lot of original creations; he is a meticulous learner of the classical Chinese language, but he never tried to use it as his creative language; he devoted his life to research and nevertheless condemned himself in advance to an impasse, due to his conception of the “eternal incomprehensibility” of the “Divers”. His image of China, marked by Confucianism and Taoism, is an image full of contrasts.

  • Pour citer l’article

Zhang, Guochuan, « La Chine dans la Correspondance de Victor Segalen : une image pleine de contradictions », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

 

La Chine dans la Correspondance de Victor Segalen : une image pleine de contradictions

Guochuan Zhang

La vie et l’œuvre de Victor Segalen (1878-1919) semblent présenter une continuelle contradiction. Quand il mourut en 1919, à l’âge de 41 ans, seules trois de ses œuvres, Les Immémoriaux, Stèles et Peintures, avaient été publiées. Elles n’ont d’ailleurs pas connu à l’époque une grande diffusion. Ceci contraste avec son indéniable succès en Chine aujourd’hui, dû non seulement à la valeur de ses productions littéraires, mais aussi à son image de « sinophile » savant. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en chinois, comme René Leys en 1991, Stèles en 1993, Récit de la mission archéologique dans la Chine occidentale en 2004, Lettres de Chine en 2010, mais aussi les Essais sur la poésie et la peinture en 2010, Peintures et l’Essai sur l’exotisme en 2010[1] . Enfin, de nombreux ouvrages d’inspiration segalénienne ont été écrits, notamment celui de Pang Pei (1966-) intitulé Lettres de Chine de Segalen[2] (2015), ainsi que celui de François Cheng (1929-), intitulé L’Un vers l’autre, en voyage avec Victor Segalen (2008).

Segalen a effectué son premier voyage en Chine entre avril 1909 et février 1910. La correspondance avec sa femme Yvonne durant cette période a été publiée en 1967 sous le titre de Lettres de Chine. À partir de ces lettres, nous nous interrogerons sur les contradictions que révèle chez cet épistolier sa vision de la Chine. Afin d’examiner la façon dont Segalen a composé une image de la Chine par ses écrits, nous analyserons en premier lieu la contradiction entre sa « méconnaissance » de la Chine et la valeur de ses créations originales. Ensuite, nous examinerons la divergence entre sa passion pour le chinois et la langue dans laquelle il a choisi d’écrire. Cela nous conduira à une réflexion sur la mission que Segalen confie à son écriture. Enfin, nous dégagerons sa vision de la Chine sous la double influence du confucianisme et du taoïsme.

 

Abordons en premier lieu la double « méconnaissance » segalénienne de la Chine qui marque sa première équipée au cœur du plus vieil empire : celle de la réalité sociale et celle des textes classiques. Dans les lettres portant sur le voyage à Shanghaï, nous remarquons que Segalen vouait une grande admiration à la peinture, la calligraphie, la sculpture et l’architecture chinoises. En revanche, il n’a presque jamais abordé d’autres aspects de la Chine, en particulier l’environnement social ou le peuple chinois.

Si l’on compare Segalen avec le missionnaire écossais Robert Morrison (1782-1834), dont le récit de voyage (Morrison 1819) est caractérisé par sa richesse en matière d’expérience humaine, on ne peut que constater que l’écrivain français était paradoxalement isolé des hommes. Ne fréquentant ni lettrés ni artistes, il n’a pas cherché à rencontrer des maîtres chinois qui eussent pu l’initier à leur culture. Les Chinois dans ses écrits sont souvent représentés d’après son imaginaire, notamment l’Empereur au destin dramatique Guangxu [Kouang-Siu], qui n’est qu’une victime prédestinée entre le Ciel et le peuple chinois, mais aussi le représentant parfait du haut fonctionnaire, Yuan Shikai [Yuan Che-K’ai], qui incarne pour lui l’« invariable Milieu » confucéen, car il dispose de la sagesse chinoise lui permettant d’équilibrer le pouvoir et l’ambition. Ces récits reflètent la Chine de Segalen, un pays entre le réel et l’imaginaire[3]. Par ailleurs, nous sentons dans ses écrits un manque de contact, de communication avec le peuple chinois. Les rares Chinois ordinaires qui apparaissent sous sa plume et qui, d’ailleurs, s’expriment rarement, ne sont que des traducteurs ou de vieux maîtres enseignant le chinois. En revanche, il a rencontré durant ses séjours en Chine de nombreux Occidentaux : diplomates, médecins, missionnaires, hommes d’affaires et écrivains tels que son compagnon de voyage Augusto Gilbert de Voisins ou bien le consul Paul Claudel. « Ensemble ils ne cessaient de parler de la Chine et de porter des jugements sur elle ; ceux-ci les renvoyaient à l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes » (Cheng 2008 : 19). D’ailleurs, durant son séjour à Pékin, il a fréquenté un jeune Français qui lui servait de professeur de chinois et lui faisait des confidences : cette rencontre lui a inspiré son roman René Leys (1922). Le contenu des lettres adressées à Yvonne confirme son indifférence vis-à-vis de la réalité sociale : à cet égard, les descriptions de « [s]a Capitale » (LC : 60), Pékin, ne portent guère que sur l’architecture.

Cette indifférence est due à l’objectif d’écriture de Segalen, amoureux d’une Chine métaphorique, personnelle et livresque. Juste avant son premier voyage en Chine en 1909, Segalen a décrit sa conception de la « beauté de la passe de l’Est » à sa femme : « Comme un beau fruit mûr dont on palpe amoureusement les contours, notre marche lente mais certaine entoure d’un sillage distant la globuleuse Chine dont je vais si goulûment presser le jus ! » (LC : 42). Pour lui, la Chine n’est qu’un objet qui attend d’être observé.

Outre son indifférence vis-à-vis de la réalité sociale du peuple chinois, nous pouvons relever chez Segalen une trahison parfois audacieuse des classiques chinois. Dans sa préface de Stèles dans les Œuvres complètes chez Robert Laffont, Henry Bouillier a d’ailleurs constaté que Segalen « s’est inspiré des textes sans cesser de les trahir […]. Ils n’ont été pour lui que les négatifs du poème, des clichés sans image que la grâce poétique développait le temps d’un éclair » (OC, II : 29). Cette trahison a également été relevée par Qian Linsen et Liu Xiaorong. Ces deux chercheurs chinois signalent, dans les épigraphes du recueil intitulé Stèles, quelques imitations des classiques chinois qui pourraient laisser les lecteurs chinois perplexes. Ainsi, le poème intitulé « Pour lui complaire » est précédé d’une épigraphe : 撕绸倒血, littéralement « déchirer la soie, répandre le sang » ; ces quatre caractères inspirent directement ce poème qui retrace son amour pour celle qui aime à déchirer la soie :

Pour lui complaire, je lui donnerai cent pieds de tissu sonore. Mais ce cri n’est plus assez neuf.

[…] Pour lui complaire, je tendrai mon âme usée : déchirée, elle crissera sous ses doigts.

[…] Un sourire, sur moi, alors, se penchera. (OC[4], II : 74)

Concernant l’expression sī chóu (撕绸), « déchirer la soie », inconnue des livres chinois, il s’agit probablement d’une création de Segalen, forgée à partir d’une autre expression, lexicalisée : liè bó (裂帛), signifiant « [comme] une soie que l’on déchire », et qui est fréquemment utilisée, par extension métonymique, pour désigner les « livres anciens[5] » copiés sur de la soie. Segalen a probablement pensé que liè (裂) est ici un synonyme de (撕), et (帛), un synonyme de chóu (绸). Pourtant, un mot chinois relève souvent de plusieurs catégories grammaticales. Segalen prend pour un verbe ce qui, dans l’expression lexicalisée liè bó (裂帛), doit être considéré comme un nom : lié (裂) est en effet compris comme un nom qui signifie une « pièce de soie ». Ainsi, les deux chercheurs chinois considèrent cette épigraphe comme une erreur de Segalen. Pourtant, il est indéniable que de cette « erreur » est né un poème infiniment émouvant (voir Qian 1996 : 59).

Certes, Segalen est un grand lecteur des classiques chinois, mais il lui arrive de mal interpréter certaines formules. De cette « méconnaissance » sont nées des créations originales. En effet, à l’instar de Marco Polo, Segalen semble avoir « mal compris » Pékin, mais tous deux ont contribué à rendre Pékin plus intrigante et mystérieuse aux yeux des lecteurs occidentaux. De plus, la célèbre métaphore que Segalen a formulée dans sa lettre à Henry Manceron du 23 septembre 1911, lorsqu’il évoque « le transfert de l’empire de Chine à l’empire de soi-même » (C, I : 1244), explicite cet éloignement volontaire de la réalité. Dans la première stèle du recueil, intitulée « Sans marque de règne », Segalen répète que ses écrits sont placés dans une « ère unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que tout homme instaure en lui-même et salue, à l’aube où il devient Sage et Régent du trône de son cœur » (OC, II : 40).

 

En tant qu’écrivain, Segalen a lié intiment sa carrière littéraire à la Chine où il a passé un sixième de sa vie. Nombreuses sont ses œuvres qui ont été inspirées par ses séjours et ses voyages en Chine : Briques et tuiles, Équipée, Stèles, Le Fils du ciel ou René Leys,. En feuilletant ses manuscrits, nous remarquons que ses annotations font régulièrement référence aux classiques chinois, ainsi qu’à l’histoire de la Chine. Les réinterprétations des mythes, des légendes, des faits historiques et des rites chinois dans Stèles sont exceptionnellement riches. De plus, les cinq parties qui composent ce recueil — Stèles face au Midi, Stèles face au Nord, Stèles orientées, Stèles occidentées, et Stèles du milieu — font référence aux « cinq agents » ( xíng五行), une des bases de la cosmologie chinoise. D’ailleurs, les soixante-quatre poèmes de ce recueil font écho aux soixante-quatre hexagrammes du Yi jing, « système qu’il [Segalen] connaît bien et qui figure spatialement l’évolution qualitative du Temps » (Cheng 1992, 150). En outre, pour François Cheng, dans l’édition originale des Stèles faite d’un long rouleau de papier plié en accordéon, la pliure constitue « un vide qui rompt rythmiquement la chaîne linéaire ». (Cheng 2008 : 52-53).

Outre ses connaissances des classiques écrits en langue chinoise, Segalen a entrepris d’apprendre le chinois. En mai 1908, il a suivi des cours de chinois à l’École des langues orientales à Paris et au Collège de France sous la houlette du professeur Édouard Chavannes. Plus tard, sur les conseils du sinologue Arnold Vissière, il a continué son cursus à Brest. Son intention première d’apprendre le chinois était motivée par le projet de rédaction d’un recueil de proses exotiques, d’un exotisme originel, « dépouillé de tous ses oripeaux, […] [débarrassé] de tous ceux qui les employèrent avec une faconde niaise » (OC, Essai sur l’exotisme : I, 749, 11 décembre 1908). Ses études se sont poursuivies après son arrivée à Pékin en 1909 : « À 8h30, exact, cérémonieux et poli, arrive le vieux lettré qui, 2 h 30 durant, me fait parler, lire, écrire, traduire, converser, réfléchir en chinois, le tout avec une patience admirable, et — à ma grande surprise — avec une vraie science de l’enseignement » (C, I : 900, à Yvonne, 24 juin 1909). À cet apprentissage systématique s’ajoutait la lecture des classiques chinois. Ainsi a-t-il acquis un niveau linguistique inégalé parmi les écrivains de son époque qui s’intéressaient à la Chine.

Pourtant, Segalen n’a jamais essayé d’en faire sa langue de création. Ce choix est dû tout d’abord à ses compétences linguistiques car le niveau requis pour être capable de faire des recherches dans une langue n’égale pas, et de loin, celui qu’exige une création littéraire dans cette langue. Comme François Cheng l’a confirmé au sujet de la langue, « force nous est de constater, avec stupéfaction, qu’il n’y a pas de système constitué plus étanche, dressant des barrières aussi sévèrement gardées, difficilement franchissables aux yeux de quelqu’un qui n’a pas la chance de “naître dedans” » (Cheng 2010, 9).

Adopter une langue, c’est penser dans cette langue et donc accepter ses valeurs. Si Segalen n’a pas opté pour la langue chinoise dans sa création littéraire, c’était lié également à l’objectif de son séjour en Chine. Dans une lettre adressée à Claude Debussy, Segalen a confirmé qu’il n’était venu ici que pour chercher « une vision de la Chine » (C, I : 1148, 6 janvier 1911). En outre, le choix d’une langue d’écriture contre une autre renvoie parfois à une hiérarchie implicite entre les deux cultures liées aux deux langues concernées. Lorsque Segalen est arrivé en Chine en 1909, la situation politique chinoise était des plus fragiles. La dynastie régnante, qui sera renversée deux ans plus tard par les révolutionnaires, était profondément déstabilisée par l’invasion des puissances européennes et par le mouvement de modernisation à l’occidentale. Segalen assiste à la fin d’un empire qui avait laissé derrière lui sa gloire et à la naissance d’une Chine nouvelle mais encore faible. Venu d’une culture puissante, Segalen ne ressentait pas l’exigence de s’adapter à une culture déclinante. Sa passion pour la Chine, plus précisément pour l’ancien empire, l’a poussé à effectuer ses recherches dans les classiques, la réalité de l’époque lui étant indifférente. Ainsi, même si ses épigraphes chinoises dans Stèles renvoient à l’histoire ainsi qu’aux classiques de la Chine, Segalen est resté un écrivain francophone.

 

Bien que Segalen n’ait pas adopté la langue chinoise, c’est bien en construisant une image de la Chine qu’il élabore sa propre écriture. Contre les « impressions de voyage », il a essayé de restituer une Chine authentique : « Il me faut savoir outre ce qu’apporte le pays, ce que le pays pense. » (LC : 34). Mais cette haute ambition entre parfois en conflit avec ce qui peut transparaître dans certains de ses écrits, comme dans la Correspondance, où il évoque par moments une certaine fascination pour le pittoresque, dont il critique pourtant par ailleurs les facilités. Segalen lui-même ne nie pas cette contradiction dans ses écrits. Dans les premières pages d’Équipée, il écrit : « J’ai toujours tenu pour suspects ou illusoires des récits de ce genre : récits d’aventures, feuilles de route, racontars », mais ajoute : « C’est pourtant un récit de ce genre, récit de voyage et d’aventure que ce livre propose dans ses pages mesurées comme des étapes » (OC, II : 265). Dans les lettres adressées à Yvonne, il exprime souvent son envie de se procurer des souvenirs qui valent « la peine d’être expédiés » : « Je te promets à ton arrivée ici, à la fois les jolies récoltes, et aussi, de recueillir à nous deux, très lentement et très sûrement de fort belles choses diverses » (C, I : 932, 22 juillet 1909). Ces écrits nous révèlent un autre aspect de Segalen : un voyageur qui note ses « impressions » premières et ses émotions.

Page extraite du manuscrit d’Équipée.

 

À la recherche du Divers, Segalen refuse toute occidentalisation des villes chinoises. Observons un extrait d’une de ses lettres où il rejette tout ce qui en Asie lui rappelle l’Europe. :

J’ai reçu cette après-midi la visite d’une jeune Mandchoue, qui, accompagnée d son mari, interprète chinois, est venue chez moi avec un exotisme interloquant. Coiffure édifiée des heures durant, cheveux plats, lèvres peintes d’un rouge étonnant, joues plaquées d’un rose Maurice Denis très exact, sourcil prolongé… Enfin, tout ce qu’il y a de plus textuel dans l’ex-Européen, l’ex-centrique […] quelle distance effroyable ! quel exotisme, ô dieux ! (LC : 80).

Pourtant, si Segalen refuse toute assimilation et poursuit le Divers, dans sa correspondance avec sa femme, il se réjouit souvent de la similitude entre la Chine et sa Bretagne natale. À Suzhou [Sou-tcheou] qu’il définit comme « la vraie Chine », il note une analogie avec la Bretagne en découvrant des « fermes un peu bretonnes, [des] toits gris à peine chinois » (LC : 46). De nouveau, à côté du tombeau des Ming, il remarque « la plus grande ressemblance avec une ferme bretonne » (LC : 118). Le climat durant sa première équipée en Chine lui rappelle sans cesse le temps à Brest : « ciel bleu […] couleurs toujours changeantes et toujours étonnantes » (LC : 213).

La logique de l’« exote » s’oppose a priori à cet attachement à l’analogie entre le lieu nouveau et sa région natale. Ce contraste se traduit également par les répétitions fréquentes dans ses lettres : la programmation du voyage de sa femme et de son fils revient dans presque toutes ses lettres. Pour Pierre-Jean Dufief, cette répétition constitue un procédé qui lui permet d’« apprivoiser la Diversité et l’inquiétante altérité » (Dufief 2007, p. 58). D’ailleurs, François Cheng exprime bien cette idée dans L’Un vers l’Autre : « La recherche du Divers n’étouffe point le besoin et la nostalgie de l’Unité », car « “le Divers ne divertit point”. Au contraire il recentre » (Cheng 2008 : 9 et 40).

À travers toutes ses œuvres, Segalen poursuit le Divers. Selon lui, « L’Exotisme n’est pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même, […] mais une incompréhensibilité éternelle » (OC, Essai sur l’exotisme : I, 751, 11 décembre 1908). Cette définition révèle une autre contradiction de Segalen, qui s’est mis en quête de la Chine, mais la conclusion de cette quête est préétablie : une « incompréhensibilité éternelle » qui se traduit, dans ses descriptions de la Chine, par l’image du vide et de l’inaccessibilité. Dans ses lettres adressées à Yvonne, Segalen en effet semble privilégier cet aspect des villes chinoises : le vide. Il rapporte ainsi sa visite au tombeau de Hongwu [Hong Wou] à Nankin : « C’est un peu le lot de toute ville chinoise, qui ne remplit jamais ses murailles énormes. […] Rien d’autre : le Mausolée est vide. Et cette promenade triomphale ou fantastique aboutit à cela. Image d’un des côtés de la Chine, sans doute » (C, I : 873 et 874, à Yvonne, 3 juin 1909). De même, dans une de ses « proses », il évoque la légende de la ville vide (à Nankin) :

Et la Ville toute jeune, toute vierge, se referma sur personne, et resta vide dans son enceinte énorme, et vides ses pavillons, ses tours à neuf étages, ses palais et ses jardins où les fleurs jaillirent pour elles-mêmes. (LC : 102)

Cet aspect vide se répète dans les descriptions de la Cité Interdite dans René Leys, que le jeune ami du narrateur ne nomme que par des noms vides tels que « le Dedans », « la magie enclose dans ces murs » ou même « Ceci » (OC, II : 457). Ce que le narrateur poursuit semble être un objectif vide. Dans ses écrits, la répétition du mot vide intensifie l’aspect inaccessible et mystérieux de la Chine et nous transmet la déception du narrateur qui ne peut atteindre son objectif. Pourtant, il est à noter que, dans la tradition taoïste, le vide occupe une place primordiale : « Du vide est né le cosmos dont émane le Souffle vital » (Cheng 1991 : 54). Ce vide inspire à Segalen de nombreux ouvrages entre le réel et l’imaginaire, caractérisés par un mystère où « le Réel va toucher l’Inconnu » (LC, introduction de Jean-Louis Bédouin : 11), selon l’expression de Jean-Louis Bédoin, ou, comme le formule François Cheng : « On peut se demander si, pour lui, la Chine ne fut pas précisément le milieu idéal où le Réel, mieux que partout au monde, touchait, de plus près, l’Inconnu. » (Cheng 2008 : 38).

 

Chez Segalen, l’image de la Chine est caractérisée par une série d’échos non seulement avec la pensée taoïste, mais aussi avec l’orthodoxie confucianiste. Tout d’abord, Segalen construit l’image d’une Chine confucianiste. À mesure de son voyage à l’intérieur de la Chine, l’ancien monde chinois se déploie devant ses yeux. Pékin, « [s]a Capitale » (LC : 60), représente idéalement sa conception de l’Empire du Milieu. La Cité Interdite se situe au centre de la capitale, entourée des quatre temples — du Ciel, de la Terre, du Soleil et de la Lune —, ce qui suggère la place centrale du Fils du Ciel dans le Cosmos. La disposition architecturale de cette ville est caractérisée par la notion du Milieu et de l’équilibre dans la philosophie confucéenne. Si Segalen n’hésite pas à montrer son attachement à cette ville — « Pékin me plaît » (LC : 69) ; « le séjour de Péking se déroule heureux et clair et chaud » (LC : 107) —, c’est qu’elle est liée à ses yeux à l’image du Fils du Ciel, représentant de la société féodale chinoise sous l’emprise du confucianisme. Grâce à son imagination, il mettra d’ailleurs en scène cette figure impériale dans Le Fils du Ciel.

Dans les lettres adressées à sa femme relatant son voyage au cœur de la vieille Chine, grâce aux descriptions des villages chinois où la vie se caractérise par la simplicité et le bonheur, nous apercevons l’influence du taoïsme sur l’épistolier. Lorsqu’il évoque le lien de Claudel avec le Livre de la Voie et de la Vertu de Laozi, il parle tout autant de lui-même. « Comme moi, il est d’emblée en Chine, allé vers le Tao-tö King [Daode jing], l’abyssale pensée du vieux Lao-tseu » (LC : 63). Dans la province du Shanxi [Chan-si], Segalen fait l’expérience d’une Chine ancienne et « sympathique » : « Hautes montagnes toutes voisines, et paysages en terrasses toutes cultivées, si éminemment chinois. Des villages, tant de villages. Curiosité polie et plutôt sympathique partout où nous allons. » (LC : 154). Cette expérience est relatée dans le vingtième épisode d’Équipée, qui est une réécriture d’un mythe littéraire chinois intitulé le Récit de la Source aux fleurs de pêchers, écrit par Tao Yuanming (365-427) : « Des chiens familiers aboient. Des fumées montent dans le soir. Les montagnes, très hautes à l’entour, non pas implacables, mais douces, font de ceci un canton évidemment isolé, évidemment inconnu du monde puisque mes gens et les habitants d’en bas l’ignoraient. » (OC, II : 303). Cette description entre en écho avec le « petit pays de faible population » de Laozi où le peuple « trouve savoureuse sa propre nourriture, trouve beaux ses vêtements, se contente de son habitation, se réjouisse de ses coutumes », et où « les habitants de deux pays contigus se contentent de s’apercevoir réciproquement et d’entendre leurs chiens et leurs coqs ; ils mourront de vieillesse sans qu’il y ait eu de visites réciproques » (Laozi 1980 : 83). Par ses écrits, Segalen nous transmet son aspiration au « retour à l’état de bois brut » (Laozi 1980 : 31), prôné par le sage taoïste.

Les manuscrits de Segalen sont annotés de nombreux classiques confucéens ; pourtant, beaucoup de ses manuscrits sont précédés d’un sceau de quatre caractères : 聊以自娱 (liáo yǐ zì yú, expression figée signifiant « juste pour mon propre plaisir ») (voir la page extraite du manuscrit d’Équipée ci-dessus). Ce sceau révèle qu’à côté du Segalen sérieux selon le modèle confucéen, il existe un autre Segalen, romanesque, selon la conception taoïste. Cette tendance taoïste est en outre illustrée par les « Peintures dynastiques », où Segalen laisse de côté son attachement à l’orthodoxie confucianiste et fait l’éloge des derniers empereurs de chaque fin de dynastie, qu’il nomme « ces ruineux, ces destructeurs », car, selon lui, « comment donc rénover, comment restaurer l’ordre sans tout d’abord instaurer le désordre ? » (OC, Peintures : II, 214). Pour revenir au sceau, un fait intéressant attire l’attention du lecteur : le sceau, qui, dans le manuscrit d’Équipée, apparaît au début de chaque chapitre, est imprimé à l’envers dans certains d’entre eux, mais de façon apparemment aléatoire (dans les chapitres I, II, IV, V, VII, IX, XV et XXIII). Nous pouvons nous demander s’il s’agit à nouveau d’une méconnaissance de la part de Segalen, ou s’il ne pratique pas un double jeu. Le chapitre X, où justement le sceau est imprimé à l’envers, commence ainsi :

POUR DEVISE, j’ai cherché des mots expressifs, et le symbole de ce voyage double. J’ai cru les trouver coexistants dans la Science Chinoise des Cachets, des Fleurons et des Caractères Sigillaires. Précisément les figures doubles sont nombreuses, — qui pourraient s’appliquer au double jeu que je poursuis. — Par exemple, l’enroulement réciproque des deux virgules du Tao, l’une blanche, l’autre noire, égales, symétriques, sans que l’une l’emporte jamais sur l’autre. […] Mon voyage et le but de mon voyage s’enferment et s’envolent là-dedans avec facilité : L’Inventé, c’est le Blanc-mâle, le souffle aux milliers de couleurs. Le Réel sera le Noir-féminin, masse de nuit. (OC, II : 282)

Ce sceau, parfois à l’endroit, parfois à l’envers, pourrait symboliser la coexistence du réel et de l’imaginaire dans les écrits segaléniens. Ce double jeu est également présent dans un poème de Stèles, intitulé « Stèle du chemin de l’âme », inspiré par le Jiànlíng (建陵), c’est-à-dire le tombeau de l’empereur Liáng wéndì (梁文帝) qui a régné pendant la période des dynasties du Nord et du Sud (420-589). Devant ce tombeau se trouvent deux stèles symétriques. Sur celle de gauche figurent huit caractères : 太祖文皇帝之神道 (Tài zǔ Wén huángdì zhī shéndào, « Chemin de l’âme du Grand aïeul l’empereur Wen »] ; celle de droite est constituée de ces mêmes huit caractères, mais inversés, ce qui inspire à Segalen l’idée selon laquelle la stèle de gauche marque le chemin des vivants et celle de droite, le chemin de l’âme. Cette stèle dont les caractères sont inversés représente probablement une vision inversée de la vie et de la mort. Segalen nous a fait part de son explication :

Huit grands caractères inversés. Les passants clament : « Ignorance du graveur ! ou bien singularité impie ! » et, sans voir, ils ne s’attardent point. 

Vous, ô vous, ne traduirez-vous pas ? Ces huit grands signes rétrogrades marquent le retour au tombeau et le Chemin de l’âme, — ils ne guident point des pas vivants.

Si, détournés de l’air doux aux poitrines ils s’enfoncent dans la pierre […],

C’est clairement pour être lus au revers de l’espace, — lieu sans routes où cheminent fixement les yeux du mort. (OC, II : 104)

 

En conclusion, la « méconnaissance » segalénienne de la Chine engendre paradoxalement des créations originales ; apprenant méticuleusement la langue classique chinoise, Segalen n’a pourtant jamais tenté d’en faire sa langue de création ; il a consacré sa vie aux recherches et s’est cependant mis lui-même dans une impasse, car il considère le Divers comme une « incompréhensibilité éternelle ». Son image de la Chine, caractérisée par le confucianisme et le taoïsme, est pleine de contrastes. Chez Segalen, auteur et épistolier caractérisé par ces contradictions, nous remarquons un conflit continuel mais également une harmonie entre le Moi et l’Autre. Sa « Stèle du Chemin de l’âme » illustre son regard inversé et justifie la présence des divergences chez lui et dans ses écrits. N’oublions pas que, dans l’Essai sur l’exotisme, il signale que « sur une sphère, quitter un point, c’est commencer déjà à s’en rapprocher » (OC, I : 764, 2 juin 1911).

 

 

Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Cheng 1991 : Cheng, François, Vide et plein, le langage pictural chinois, Paris, Seuil, « Points », [1979] 1991.

Cheng 1992 : Cheng, François, « Espace réel et espace mythique », dans Éliane Formentelli (dir.), Regards, espaces, signes : Victor Segalen, Paris, L’Asiathèque, 1992, p. 133-52.

Cheng 2008 : Cheng, François, L’Un vers l’Autre : en voyage avec Victor Segalen, Paris, Albin Michel, « Littérature », 2008.

Cheng 2010 : Cheng, François, Le Dialogue : une passion pour la langue française, Paris, Desclée de Brouwer, « Proches lointains », 2010.

Dufief 2007 : Dufief, Pierre-Jean, « Les Lettres de Chine de Segalen : la correspondance de voyage ou les tensions d’une écriture », dans Pierre-Jean Dufief (dir.), La Lettre de voyage, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2007, p. 53-66 [Actes du colloque de Brest, novembre 2004].

Laozi 1980 : Lao-tseu, Tao-Tö king, dans Philosophes taoïstes, textes traduits, présentés et annotés par Liou Kia-hway et Benedykt Grynpas, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980.

LC : Segalen, Victor, Lettres de Chine, présentées par Jean-Louis Bédouin. Paris, Plon, Collection « 10/18 », « Odyssées », [1967] 1993.

Morrison 1819 : A Memoir of the Principal Occurrences During an Embassy from the British Government to the Court of China in the Year 1816, by Rev. Dr. Robert Morrison, London, 1819.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Qian 1996 : 钱学森、刘小荣,《谢阁兰与中国文化》,《中国比较文学》,1996年,4期 , 52-63页 / Qián Xuésēn, Liú Xiăoróng, « Xiè Gélán yŭ zhōngguó wénhuà », Zhōngguó bĭjiào wénxué, 1996, 4 qī, 52-63 yè / Qian Xuesen, Liu Xiaorong, « Segalen et la culture chinoise », Littérature comparée en Chine, 1996, n° 4, p. 52-63.

Contributrice

Présentation

Guochuan Zhang, dispensant des cours de langue et de civilisation chinoises dans le secondaire depuis 2014, est professeure agrégée de chinois et titulaire d’une thèse intitulée La symbiose de la culture occidentale et de la culture chinoise dans la poésie de François Cheng (dir. Sophie Guermès, Université de Brest). Ses recherches portent sur la littérature comparée entre la Chine et la France.

Bibliographie de l’autrice

« De la peinture à la poésie : harmonie entre le macrocosme et le microcosme chez François Cheng », dans Ardua (Association Régionale des diplômés d’Université Aquitaine), François Cheng, Écriture et quête de sens, Dax, Éditions Passiflore, 2020.

« La symbiose entre l’homme et la nature chez François Cheng », Traduire, n° 242, Hors-cahier, 2020, p. 126-38. (Lien sur OpenEdition, 15/08/2021).

 « Une rencontre inattendue : François Cheng, infatigable pèlerin de l’Occident », La Francophonie en Asie-Pacifique, n° 5, Chine et francophonie, 2020, p. 39-48.

[1] Toutes les références des traductions des œuvres de Segalen en chinois sont détaillées par Muriel Détrie dans son article : « Victor Segalen vu par les lecteurs chinois », Cahiers Victor Segalen, n° 3, Lectures chinoises de Victor Segalen, textes réunis et édités par Huang Bei et Philippe Postel, Paris, Honoré Champion, 2017, p. 21-42.

[2] Voir dans ce numéro l’article de Philippe Postel.

[3] François Cheng a consacré un texte, « Espace réel et espace mythique », à cette ambiguïté segalénienne, lors du colloque consacré à Victor Segalen en 1978 au Musée Guimet, texte repris dans son essai L’Un vers l’Autre. En voyage avec Victor Segalen, Albin Michel, 2008.

[4] L’abréviation OC renvoie aux Œuvres complètes de Victor Segalen, édition de Henry Bouillier, publiées chez Robert Laffont, collection « Bouquins », 2 tomes, 1995.

[5] Grand Dictionnaire Ricci de la langue chinoise, Paris, Taipei, Instituts Ricci, Desclée de Brouwer, tome IV, p. 40, n° 7043.

Catégories
article dans Cahiers Segalen

Sophie Guermès et Philippe Postel, Victor Segalen en toutes lettres

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Victor Segalen en toutes lettres

Sophie Guermès et Philippe Postel

Né à Brest, poursuivant ses études à Bordeaux, passant par Paris et Toulon, parcourant la Polynésie puis la Chine, traversant Djibouti, puis une partie de la Russie, Victor Segalen, médecin de la marine devenu écrivain, a laissé une correspondance abondante, monument littéraire de près de 3000 pages. C’est lui que le Centre d’étude des correspondances et journaux intimes de l’université de Bretagne occidentale s’est proposé de visiter, à l’occasion des commémorations du centième anniversaire de sa mort, survenue dans la forêt de Huelgoat le 21 mai 1919, dans le cadre du colloque « Les “traces alternées” de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1893-1919), organisé par Sophie Guermès à Brest les 21 et 22 mai 2019.

En raison de ses nombreux et longs voyages, Segalen a souvent régné « par l’étonnant pouvoir de l’absence » auprès de sa famille et de ses amis. Certaines de ses lettres tiennent de la chronique et relatent sa vie itinérante, d’autres portent en germe un projet littéraire. Quelle place la correspondance de Segalen tient-elle dans l’économie générale de son œuvre ? L’intense activité épistolaire de l’écrivain s’est déployée sur une période assez brève, et dans un cercle restreint, mais si les correspondants sont restés peu nombreux, les tonalités ont varié, à l’instar des lieux découverts. Les échanges de Segalen avec de nombreux destinataires, les approches thématiques mais aussi stylistiques des lettres, l’analyse de leur rhétorique, de leur poétique, de leur rythme, de l’humour qu’elles contiennent parfois, témoignent de la polyphonie segalénienne.

La correspondance est tout d’abord le témoin des expériences de Victor Segalen. La Chine est évidemment au premier plan de ces lettres. Pays rêvé, elle devient réelle quand Segalen s’y rend, l’explore, y revient. Dans deux premières contributions, les jeunes chercheuses Guochuan Zhang et Bie Zhi s’emploient à analyser la réception de la Chine à travers la correspondance. Selon Guochang Zhang, la « méconnaissance » relative de la Chine donne lieu à des œuvres originales, qui élaborent une « vision » (lettre à Debussy, 6 janvier 1911) ainsi qu’une pensée, où jouent avant tout les oppositions et les contrastes. S’appuyant sur les Lettres de Chine (lettres à sa femme Yvonne, publiées une première fois en 1967 chez Plon, et traduites en chinois par Zou Yan en 2006), Bie Zhi révèle que la Chine de Segalen ne cesse d’être mystérieuse, suscitant la curiosité passionnée du voyageur fasciné par le « Divers ». Philippe Postel analyse un exemple de réception créatrice à travers un recueil que le poète chinois Pang Pei a conçu et réalisé à partir de ces mêmes lettres de 1909 et 1910, adressées à son épouse : ainsi s’opère une véritable rencontre à travers l’écriture poétique.

La correspondance est également le témoin des crises que Segalen a pu traverser à certains moments clefs de sa vie. Sophie Guermès analyse le cheminement religieux suivi par le jeune Segalen lors de son séjour à Bordeaux : l’empreinte de l’éducation catholique, très présente, n’empêche pas un processus d’émancipation, voire un mouvement de révolte vis-à-vis de la foi et de la pratique religieuse. Au terme de sa courte vie, Segalen connaît une autre crise majeure : celle de la Grande Guerre en 1917 et 1918, que précise et analyse Colette Camelin : comment l’homme et le poète traversent-ils cette expérience de solitude et de chaos ?

Les lettres sont aussi souvent la matrice des textes littéraires à venir : la correspondance fonctionne comme un laboratoire de la création. Trois œuvres de Segalen sont ainsi examinées à la lumière de la correspondance. Sophie Gondolle étudie le parcours des Immémoriaux, depuis sa conception jusqu’à sa réception, en passant par sa réalisation, en analysant très précisément les lettres qui s’y rapportent. Jean Balcou retrace la genèse d’Orphée-Roi à partir de la nouvelle Dans un monde sonore, puis à travers la collaboration avec Claude Debussy, en se fondant notamment sur le manuscrit du livret offert par Annie Joly-Segalen à la ville de Brest en 1963. Enfin, Sophie Labatut adopte quant à elle une approche stylistique, pour étudier la forme épistolaire dans le roman René Leys, en intégrant notamment dans son analyse les lettres de Maurice Roy.

La correspondance de Segalen permet aussi de préciser certaines thématiques présentes dans son œuvre proprement dite. Odile Hamot étudie une lettre adressée à Saint-Pol-Roux (le 1er novembre 1904), portant sur son séjour à Batavia, mais qu’elle replace dans un large réseau de lettres qui résonnent avec elle, afin de retracer, dans ses prémices, la conception segalénienne de l’exotisme, telle qu’elle sera développée dans l’Essai par la suite. En s’appuyant sur la correspondance mais aussi sur la nouvelle La Tête, Ian Fookes met en lumière le réseau d’amis sur lequel s’appuie l’exote Segalen, qui n’apparaît donc plus l’être altier qu’il a pu construire à travers certains de ses écrits. Mireille Privat, enfin, propose une étude de la dimension scientifique dont témoigne la correspondance : le contexte des débats scientifiques du tournant des XIXe et XXe siècles éclaire la façon dont la science nourrit l’œuvre et la pensée de Segalen.

Pour finir, Marie Dollé, pratiquant un « pas de côté », analyse la correspondance sous le signe de l’humour, que le lecteur perçoit en effet à tout moment, révélant ainsi une facette moins connue mais significative de Segalen.

Ce numéro des Cahiers Victor Segalen montre ainsi que la correspondance de Segalen non seulement permet d’éclairer l’homme et son œuvre, mais constitue en soi un œuvre à part entière, que l’on peut lire dans son intégralité ou choisir de feuilleter, notamment dans le beau volume réalisé par Dominique Lelong et Mauricette Berne (Lettres d’une vie), dont Dominique Gournay propose un compte rendu.