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Lina Zecchi, Persistance vs invisibilité. Les traductions italiennes de Victor Segalen

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Persistance vs invisibilité. Les traductions italiennes de Victor Segalen

Lina Zecchi

  • Résumé

Cet article analyse les traductions de l’œuvre de Victor Segalen dans la langue italienne.

  • Abstract

Persistence vs invisibility. Italian translations by Victor Segalen

This article analyses the translations of Victor Segalen’s work into the Italian language.

  • Pour citer l’article

Zecchi, Lina, « Persistance vs invisibilité. Les traductions italiennes de Victor Segalen », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

Persistance vs invisibilité. Les traductions italiennes de Victor Segalen

Lina Zecchi

Ce bref paragraphe d’introduction devrait fonctionner comme une sorte de prologue où sont réunies quelques considérations générales sur la bizarre discontinuité de la qualité et de la quantité des traductions italiennes des œuvres de Victor Segalen sur un arc temporel de presque cinquante ans. Comme on peut facilement le déduire de la bibliographie finale, qui n’arrive même pas à occuper une page entière, les traductions des textes de Segalen n’ont presque jamais connu en Italie une attention constante de la part des éditeurs. À partir de 1973, date de parution de la première édition italienne chez Einaudi de René Leys, et jusqu’à 2018, on arrive à cumuler à peine vingt-quatre traductions, et seulement si on prend en considération — outre les publications en volume — quelques textes choisis, forcément fragmentaires, publiés dans des revues littéraires. C’est le cas du choix de textes de Stèles paru dans la revue In forma di parole (Reggio Emilia, Elitropia, 1983) ou d’un choix de Peintures publié dans un numéro spécial consacré à la poésie française contemporaine de la revue Il Verri (Modena, Mucchi editore, 1994).

Même si on se limite à jeter un coup d’œil rapide sur la totalité des traductions italiennes publiées depuis 1973 jusqu’à 2018, on peut remarquer tout de suite trois choses : les textes narratifs traduits se réduisent aux deux romans, Les Immémoriaux et René Leys, proposés parfois sous des titres différents par rapport à l’original ; des textes fragmentaires en prose sont souvent édités, rassemblant surtout la traduction d’essais, de journaux de voyage, de parties de correspondance (textes sur l’exotisme, sur Gauguin, sur Rimbaud, sur la Chine) ; l’œuvre poétique se limite à la proposition intégrale d’un seul texte, Stèles.

La première traduction italienne d’une œuvre de Segalen date de 1973. Il s’agit d’une édition de René Leys, que propose Einaudi dans la traduction de Clara Lusignoli, sans aucune note d’introduction. Cette version du roman est reproposée à deux reprises — en 1997 par Einaudi, et en 2002 par l’éditeur Giano de Varese. Sur ce texte qui a précocement inauguré les voyages aventureux de Segalen dans l’univers instable des livres rares et/ou méconnus, je reviendrai dans la partie finale de mon article.

René Leys o il mistero del palazzo imperiale, avec le double jeu d’affabulation sur l’univers chinois, ouvre la série des tentatives consistant à présenter sous une lumière juste un auteur complexe que le grand public italien ignore totalement. Cependant, de 1973 à 1990, c’est surtout le cycle polynésien qui semble attirer l’attention des éditeurs et des traducteurs (Les Immémoriaux, Gauguin dans son dernier décor, Journal des îles, Le double Rimbaud), avec d’autres fragments du cycle des ailleurs et du bord des chemins (Essai sur l’exotisme, Essais sur le mystérieux en particulier) et quelques textes brefs du cycle chinois (Équipée, Lettres de Chine).

Je vais donc essayer de faire une sorte de périple des apparitions successives des textes segaléniens en Italie, sans respecter la chronologie générale mais en privilégiant la réflexion sur trois noyaux imaginatifs (la Polynésie, l’édification d’une théorie de l’exotisme, la Chine) et sur l’intermittence de plus en plus accentuée de l’accueil critique en Italie. Aux moments heureux des belles traductions qui se poursuivent jusqu’aux années 90 du siècle dernier, succède une longue pause de silence où semble parfois s’abîmer le patrimoine des connaissances critiques accumulées.

Les traductions du cycle polynésien. Les Immémoriaux

Le noyau le plus consistant, — et le plus approfondi à la fois, du point de vue stylistique et linguistique, — des traductions segaléniennes en Italie est constitué d’une sorte de galaxie contenant en son centre le roman Les Immémoriaux, mais entraînant à sa suite aussi des versions plus ou moins complètes de quelques proses se rattachant au cycle polynésien. Dans ce paragraphe, je vais me concentrer en particulier sur les trois versions des Immémoriaux qui paraissent résumer d’une façon exemplaire les mérites et les limites de cette aventure traductive[1].

La première version italienne de ce roman, Gli Immemoriali de 1980, est le fruit d’une recherche exemplaire. En fait Sergio Sacchi ne se limite pas à la traduction du texte, mais, dans une belle introduction et sur la base d’une riche bibliographie, s’efforce de présenter toute l’originalité de l’entreprise segalénienne. Car le pari que propose Segalen est double : ce n’est pas seulement le récit qui est narré sous une perspective inversée par rapport aux clichés habituels du roman exotique, mais aussi la langue, qui simule sonorités, rythmes, mots composés, néologismes et archaïsmes visant à un effet d’exotisme absolu. Le regard de l’autre (Térii) se redouble dans la langue fantasmatique de l’autre (le parler ancien, le tahitien). Il ne s’agit plus du regard et de la langue du voyageur occidental qui va se heurter aux coutumes sauvages des insulaires, mais du contraire. Car la voix du roman prétend parler tahitien. Et c’est cette voix autre qui narre, compréhensible mais étrange à la fois. La société du début des Immémoriaux n’est pas un paradis perdu peuplé d’indigènes indolents, mais une communauté guerrière rigidement hiérarchisée, aux structures complexes, dont la culture orale repose sur la transmission des généalogies ancestrales et des rites prescrits. Sacchi nous prépare, dans sa longue préface, à un italien riche en effets d’aliénation et d’archaïsmes, difficile, souvent ambigu, dont la structure enfreint la norme et les habitudes du lecteur.

La deuxième version, de 1982, apparaît chez l’éditeur Jaca Book avec un titre différent (Le parole perdute) par rapport à l’original. Pourtant, la collection « Terra Umana » reconnaît sa dette envers l’édition de référence, celle que publie Plon en 1956 dans la collection « Terre humaine », fondée par Jean Malaurie. Cependant la version de Cristina Brambilla, tout en conservant la bibliographie et les notes finales de l’édition française, n’affiche aucune marque discursive insolite ni exotique. Le sentiment d’une tonalité rare, « primitive » ou archaïsante, est presque absent du registre linguistique qu’elle choisit.

C’est également le cas de la troisième et dernière traduction, qui se présente encore une fois sous un titre différent de l’édition originale : Le isole dei senza memoria. Cette troisième version est proposée en 2000 par l’éditeur Meltemi dans la traduction de Michela Baldini, avec une introduction de Ugo Fabietti, anthropologue et spécialiste des crises de l’identité ethnique. Fabietti remarque, comme le faisait Sacchi, que la fiction de Segalen agit sur un double registre. Si son récit semble donner la parole à l’Autre (« facendolo parlare in prima persona[2] »), il agit pour que cette « differenza rimanga tale alle orecchie di chi lo ascolta (legge)[3] ». Son but est de « schivare le distorsioni derivanti da uno sguardo eurocentrico[4] ». Car Les Immémoriaux sont une fiction ethnographique qui se raconte par un transfert linguistique opéré à travers la forme (« costruito proprio mediante la forma », ISM : 12). Par une voie différente, on revient à la conclusion de Sacchi : le traducteur doit essayer de proposer en italien un effet analogue.

Les trois traducteurs s’efforcent tous de tenir ce pari, chacun à sa façon, dès l’incipit du récit. J’en fournis de brefs exemples, pour donner l’idée des différents choix opérés par les traducteurs. Voici le texte français :

Cette nuit-là  — comme tant d’autres nuits si nombreuses qu’on n’y pouvait songer sans une confusion  — Térii le Récitant marchait à pas mesurés, tout au long. de parvis inviolables. L’heure était propice à répéter sans trêve, afin de n’en pas omettre un mot, les beaux parlers originels : où s’enferment, assurent les maîtres, l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux maori.  (OC, I : 87).

Et les trois traductions :

Quella notte  — come tante altre notti talmente numerose che non vi si poteva pensare senza confonderle — Terii il Recitante avanzava, a passi misurati, costeggiando i sagrati inviolabili. L’ora era propizia a ripetere senza tregua, in modo da non trascurarne la minima parola, i bei discorsi delle origini, nei quali sono racchiusi, a quanto assicurano i maestri, lo sbocciare dei mondi, la nascita delle stelle, l’atto con cui furono plasmati i viventi, le brame e le smisurate fatiche degli dèi maori (GI : 47).

Quella notte, come tante altre notti così numerose da non poter pensarci senza confondersi, Terii il Recitante camminava, a passi misurati, lungo inviolabili sacri cortili. Era l’ora propizia a ripetere senza posa, per non omettere parola, il bel parlare originario, che racchiude, come assicurano i maestri, il fiorire dei mondi, il nascer delle stelle, la forma data ai vivi, gli accoppiamenti e le mostruose fatiche degli dei Maori. (LPP : 11).

Quella notte, come tante altre, così numerose da confondersi, Terii il Recitante camminava a passi regolari, lungo sacri cortili inviolabili. Era l’ora propizia per ripetere ininterrottamente, senza correre il rischio di dimenticare nemmeno una parola, la bella lingua che racchiude, come assicurano i Maestri, la nascita dei mondi, l’illuminarsi delle stelle, la forma degli esseri viventi, gli accoppiamenti e le straordinarie fatiche degli dei Maori. (ISM : 17).

Les choix des traducteurs nous laissent songeurs. La version de Sacchi, qui dans son introduction soulignait l’aspect linguistique inusuel du roman (mots composés, mots tahitiens, anaphores, néologismes, assonances, infinitifs substantivés, etc.), ainsi que le rythme recherché de cette prose focalisée sur Térii et qui se veut « étrangère », tend d’une part à l’expliciter (voir « les beaux parlers originels » et « i bei discorsi delle origini ») et de l’autre à la rehausser (« tout au long de parvis inviolables » et « costeggiando sagrati inviolabili »), mais il en néglige l’aspect musical.

Les marques stylistiques des deux traductions successives présentent des ressemblances assez frappantes, par leur tendance à réduire le taux d’étrangeté exotique en faveur d’une lisibilité, d’une langue rapide. Brambilla essaie de conserver les mots composés, les anaphores des infinitifs à valeur nominale (« il fiorire dei mondi, il nascer delle stelle »), tandis que Baldini ignore presque toujours ces constructions symétriques et tend à une réduction générale des archaïsmes ou des mots rares et désuets (« le façonnage des vivants » devient « la forma data ai vivi »). Cependant, si Baldini simplifie souvent la syntaxe et la ponctuation mais respecte la typographie, la version de Brambilla va jusqu’à abolir la typographie en italique des récits sacrés, tandis que Sacchi et Baldini la conservent scrupuleusement. Ce choix de Brambilla peut rendre opaques et presque illisibles les scènes d’initiation ou des prodiges. C’est le cas par exemple de l’initiation manquée de Térii dans la deuxième partie (Le parler ancien), où les mots sacrés du vieux prêtre mourant alternent avec le récit fragmentaire de la faiblesse progressive et du sommeil fatal de l’écouteur :

À mesure que faiblit le corps du vieil homme, son esprit transilluminé monte plus haut dans les Savoirs Mémoriaux ; plus haut que n’importe quels âges : et ceci qu’il entr’aperçoit, n’est pas difficile à ceux qui ne vont pas mourir :

Dans le principe — Rien — Excepté : l’image du soi-même (OC, I : 169).

Man mano che il corpo del vecchio si indebolisce, il suo spirito via via più luminoso ascende più in alto nella Sapienza Memoriale, più in alto di qualsivoglia età; e ciò ch’egli ora intravede, non può essere detto a coloro che non son vicini a morire:

Nel principio — Nulla — Tranne: l’immagine del se stesso (GI : 135).

Man mano che il corpo del vecchio s’indebolisce, il suo spirito trafitto dalla luce sale sempre più su nelle Sapienze Memoriali; più alto di qualunque era: e ciò che ora intravvede, si può dir solo a chi non stia per morire:

« In principio — Nulla — Eccetto: l’immagine di se stesso » (LPP : 80).

Il corpo del vecchio s’indebolisce pian piano, e pian piano la luce del suo spirito sale ai Saperi Memoriali, più in alto del tempo; e ciò che vede, è impossibile dirlo a chi non vuole morire:

« In principio. Nulla. Solo l’immagine di sé » (ISM : 83).

Si ces trois versions italiennes sont toutes par moments insuffisantes à rendre la forme narrative « primitive » et la patine linguistique dont Segalen a choisi d’enduire son texte, elles se montrent par ailleurs conscientes de la difficulté de l’opération et essaient de compenser par excès ou par défaut les manques d’une traduction trop littérale. La version de Baldini est peut-être celle qui a le mieux compris la nécessité de donner un rythme unitaire à son entreprise traductive : elle a choisi un registre bref et agile, mais capable de se hausser brusquement aux tonalités solennelles d’une langue initiatique.

Des écrits en archipel

Si les traductions italiennes des textes majeurs de Segalen semblent soumises à une mystérieuse malédiction, car à leur apparition isolée fait souvent suite une éclipse presque totale, un sort inverse paraît présider aux écrits mineurs. En effet, les textes segaléniens les plus traduits et les mieux connus en Italie, depuis 1980 jusqu’aux premières décennies de ce XXIe siècle, ne sont pas ses romans ni son œuvre poétique, mais toute la constellation d’écrits brefs (journaux de voyage, essais, dossiers archéologiques, lettres, réflexions musicales, etc.) qui accompagnent sa création majeure. L’Essai sur l’exotisme, l’Essai sur le mystérieux, Pensers païens, Gauguin dans son nouveau décor, Le Double Rimbaud, Journal des îles, Lettres de Chine, Équipée apparaissent en traduction chez différents éditeurs dans de petits volumes précieux, formant un archipel à l’apparence instable. Cette prédilection s’accompagne parfois d’une excellente réflexion sur le noyau conceptuel à la base de la théorie de l’exotisme absolu qui ne cesse d’évoluer et de se radicaliser au cours des années « chinoises » de Segalen.

Les versions italiennes de ces proses fragmentaires connaissent un moment d’intensité remarquable entre 1980 et 1990 : cela est dû à la miraculeuse convergence entre la curiosité culturelle de quelques traducteurs d’exception (poètes, philosophes, ethnologues) et de petits éditeurs raffinés (Meltemi, Il Cavaliere Azzurro, Il Melograno, Guanda, Rosellina Archinto, La Casa Usher, Jaca Book). Cette attention aux proses mineures de Segalen — qui s’attache à explorer en totale liberté des domaines et des genres littéraires différents — semblerait donc former la préparation idéale à la traduction des œuvres majeures, dont René Leys (Einaudi 1973) et Gli Immemoriali (L’Estoille 1980) avaient constitué les prémices.

Il suffit de consulter la liste des textes segaléniens proposés aux lecteurs italiens entre 1980 et 1990 pour y retrouver une succession de petites œuvres (souvent inachevées) en prose, qui s’emploient à élaborer de nouvelles formes d’écrire et de « penser l’Autre », afin de donner accès à cette altérité absolue dont le mot « exotisme » n’est qu’une source de suggestion imparfaite. Ce qui est plus intéressant, c’est que toutes ces traductions éparses tendent à faire système, à s’intégrer : par une réflexion théorique et pragmatique à la fois, ces textes brefs proposent en italien les problèmes formels que suscite l’écriture segalénienne dans ses métamorphoses successives.

Les meilleurs exemples sont fournis par trois textes : Gauguin nel suo ultimo scenario e altri testi di Tahiti, Sotto un cielo diverso : giornale di viaggio in Polinesia et Il doppio Rimbaud, tous publiés en 1990[5]. Deux livres ont un commun dénominateur, à savoir : le voyage et le séjour en Polynésie, la rencontre manquée avec Gauguin et la première ébauche d’une théorie de l’exotisme absolu. Dans le troisième texte, la réflexion sur le silence de Rimbaud en Afrique conduit à élaborer la notion d’une scission interne du poète, habité par un double trompeur qui le détournerait de sa véritable vocation. Si les traductions italiennes des Immémoriaux révélaient une carence ou un appauvrissement des registres linguistiques inusuels qu’adopte le narrateur, à l’inverse les versions de ces trois textes fragmentaires en respectent le style abrupt et dense à la fois. C’est par une adhésion consciente aux fluctuations de la langue segalénienne que Franco Montesanti, dans Gauguin nel suo ultimo scenario, arrive à faire percevoir sans effort l’écart de tonalité entre le premier texte de 1904 et l’Omaggio a Gauguin de 1916. En voilà deux exemples :

Autour de Gauguin s’agitaient mollement ses comparses indigènes, les pâles Marquisiens élancés au visage barré de stries bleuâtres qui reculent les yeux, démesurent la bouche ; à la peau claire habillée de signes incrustés de tatu, dont chaque ornement (jadis) signifiait un exploit (OC, I : 290).

Intorno a Gauguin si muovevano morbidamente le sue comparse indigene, i terrei e slanciati figli delle Marchesi dal volto striato da fregi bluastri che infossano gli occhi e dilatano la bocca, dalla luminosa pelle rivestita di profondi tatuaggi in cui ogni ornamento (un tempo) stava a significare un’impresa (GNS : 21).

Ce langage du texte de 1904, riche de musicalité et de suggestions figurales, devient violent et coléreux dans l’Hommage de 1916 :

En ce temps-là, Paul Gauguin vacillait comme un arbre. Sa condamnation, — qu’il eut la honte d’accepter comme une honte, lui, Hors-la-loi par maîtrise sauvage, — donna le dernier coup de cognée qui achève le tronc tiré par les cordes, ployant, tendu, s’arrachant à lui-même les fibres pour céder. Il tomba (OC, I : 369).

Paul Gauguin era a quel tempo vacillante come un albero. La sua condanna — che si ridusse all’onta di recepire come un’onta, lui, Fuorilegge per sovrana, selvaggia maestria — inferse l’ultimo colpo di scure, quello che finisce il tronco tirato dalle corde, curvo, teso, che si strappa le fibre per cedere. E cadde (GNS : 76).

Une attention analogue aux changements de tonalité se fait percevoir dans Sotto un cielo diverso, titre italien que Catherine Maubon dans sa postface dit avoir choisi au lieu de l’original (Journal des îles) pour mettre en relief « l’alternanza dei pieni e dei vuoti della scrittura », la « dispersione nel tempo e nello spazio[6] » (SCD :144). Quant à Il doppio Rimbaud, la préface de Gabriella Caramore retrace le parcours d’éloignement (au sens propre et figuré) qui hante l’écriture segalénienne : « Andare, separarsi, tradire il già noto, rendere straniero ciò che è familiare, accostarsi alle lontananze della storia[7] » (IDR : ii) et le fait réfléchir sur les vies de Gauguin et de Rimbaud, « figure dello sradicamento », « personalità alternanti », « abitate da una faglia segreta[8] » (IDR : 29). La traduction de Federico Pietranera rend avec souplesse les alternances du style de Segalen.

Si les trois textes dont je viens de parler forment l’un des noyaux originels de l’écriture de Segalen, se rattachant à son expérience polynésienne, deux autres textes (Scorribanda [Équipée], publié une première fois en 1980, et plus récemment en 2014, dans une nouvelle traduction, et Lettere di Cina [Lettres de Chine] publié en 1990) proposent au lecteur italien d’inaugurer et d’approfondir l’espace de la création liée à l’expérience chinoise[9]. C’est ce dernier volet pourtant qui, comme je vais essayer de le montrer dans la dernière partie de cet article, semble destiné à rester étrangement déserté et discontinu dans les traductions des œuvres majeures.

Scorribanda de 1980 est un petit volume austère, que le poète italien Conte présente de manière suggestive. Dans sa préface, l’opposition Réel/Imaginaire inscrite dans la prose ferme et fiévreuse d’Équipée est immédiatement perçue : « In Scorribanda c’è consapevolezza e una pratica della letteratura che sentiamo acuminata e dolce, profonda e leggera, babelica e geometrica insieme[10] » (SC : 10). Car l’intermittence du Réel et de l’Imaginaire, ce dualisme souverain qui fait alterner des pages ivres d’action à d’autres de méditation semble habiter sans effort cette première version italienne, mais aussi la traduction de 2014 qui est entièrement prise en charge par un autre poète italien, Antonio Veneziani. Les deux versions se ressemblent : la même ardeur, la même ivresse linguistique à évoquer ce double voyage. Je me limite à en offrir deux exemples minuscules :

Ce qui est fait est encore pire que connu : mesuré. Des pas tous appendus au point de départ. Des pas chiffrés dont chacun, traînant ou joyeux, n’est plus qu’un cran sous le cliquet du podomètre. Autour de ce serpent réduit à sa ligne rouge, les vallées mènent leurs rigoles, les mamelons se cambrent, les lignes de partagent s’ordonnent impérieusement comme la plus grossière des lois naturelles ; les ruisseaux vont on sait bien où (OC, II : 302).

Quel che è compiuto è ancor peggio che conosciuto : è misurato. Dei passi tutti sospesi al punto di partenza. Dei passi cifrati, ognuno dei quali, strascicato o gioioso, è solo una tacca sotto lo scattino del podometro. Intorno a questo serpente ridotto alla sua linea rossa, le valli portano i loro rivoli, le cime tondeggianti si inarcano, le linee di divisione si ordinano imperiosamente come la più grossolana delle leggi naturali; i ruscelli vanno si sa bene dove (SC : 100).

Quel che è ultimato è assai più che conosciuto: è misurato. Passi tutti sospesi al punto di partenza. Passi cifrati, ognuno dei quali, strascicato o gioioso, non è più che una tacca sotto lo scattino del podometro. Intorno a questo serpente ridotto alla sua linea rossa, le valli portano i loro rivoli, le cime tondeggianti s’inarcano, le linee di divisione si ordinano imperiosamente come la più grossolana delle leggi naturali; i ruscelli vanno si sa bene dove (EPT : 92).

Peu de variations de formes lexicales, identique adhésion à la valeur chamanique des mots et des rythmes. Car, comme observe Veneziani : « Équipée è un poema in prosa di altissima visionarietà e al tempo stesso di enorme aderenza al reale, dove tutto è impronunciabile eppure estremamente dicibile[11] » (EPT : 10).

Stèles et Peintures. L’Empire des signes et ses fantômes

L’œuvre poétique segalénienne de la période chinoise constitue pour tout traducteur une tentation et un obstacle à la fois. Car si le spectre du double, de l’inachevé et de l’intertextualité hante en puissance tous les textes de Segalen, c’est dans Stèles en particulier que ce spectre devient partie intégrante et noyau fondateur des nouvelles formes littéraires qu’adopte le poète. Voilà pourquoi, entre 1979 et 1994, en Italie, apparaissent dans des revues littéraires et ensuite en volume les premières (et malheureusement, pour ce qui concerne Stèles, les dernières) traductions de ces textes, destinés à n’être connus et aimés que par un public italien fort restreint.

C’est en 1979 que Lucia Sollazzo, écrivaine, traductrice et poète de grande finesse, publie dans la revue Almanacco dello Specchio chez Mondadori un choix de 13 poèmes de Stèles ; en 1983, la revue In forma di parole, dans un numéro spécial (Il Pomerio), me donne la possibilité de présenter et traduire un autre choix des poèmes segaléniens. En 1987, c’est encore une fois Lucia Sollazzo qui traduit en volume, chez l’éditeur Guanda, dans la collection « I poeti della Fenice », l’intégralité du recueil ; enfin, en 1990, c’est moi qui fais publier l’édition bilingue, intégrale et annotée de Stèles, avec en appendice la première traduction italienne des Notes bibliophiliques[12].

À la différence d’Equipée, d’Odes, deThibet ou de La grande Statuaire, Stèles ne pose plus la culture de l’autre comme un territoire extérieur (réel ou imaginaire) à explorer, en ethnologue, en archéologue ou en voyageur : dans la structure de Stèles, la Chine est « le lieu et la formule », la forme et le contenu, la source et le résultat final, le signe idéogrammatique et le poème français. Voilà pourquoi même dans la traduction du choix de poèmes que Lucia Sollazzo présente en 1979 dans l’Almanacco dello Specchio et qu’elle va ensuite compléter, pour la proposer en 1987 chez Guanda, le lecteur se trouve à lire un objet inédit où il ne fait que recueillir la partie poétique traduite du texte français, tandis que les épigraphes des poèmes en idéogrammes sont destinées à rester, pour paraphraser la fin d’Équipée, un objet « fièrement inconnu ».

En fait, même des éditeurs sensibles et raffinés comme Guanda hésitent à permettre l’insertion de notes élucidant la fonction des idéogrammes. La traduction ne semble donc concerner que la partie en français, sans aucune explication de la présence — qui n’a rien de décoratif ni d’aléatoire — des caractères chinois. Ainsi le poème mutilé, privé du sens complet de sa double écriture, est inévitablement ramené à la seule lignée symboliste de Baudelaire à Mallarmé, ou au contraire projeté vers une improbable actualité : « Inedita fino a pochi anni or sono, tanto più la sentiamo oggi attuale, più vicina a noi di quanto non lo sia il messaggio di alcuni fra i grandi contemporanei di Segalen[13] » (ST : 15).

Le statut de Stèles est double et paradoxal, car il s’édifie par deux écritures imbriquées : mais il y a plus, par le rappel de sa forme pierreuse matricielle il garde un lien affirmé « avec une origine réelle ou mythique extra-textuelle, tout en manifestant […] son écart par rapport à sa source » (Gournay 2000 : 134).

La traduction de Lucia Sollazzo privilégie nécessairement la langue d’arrivée. Par contre, ma traduction pour In forma di Parole. Il Pomerio (1983), et surtout l’édition bilingue en volume de 1990, se proposent comme but principal de combler l’écart entre les sources cachées et la forme exhibée. Ces versions italiennes de Stèles semblent donc viser deux instances opposées : l’élégance et la densité de l’expression dans la langue d’arrivée (Sollazzo), la reproduction la plus fidèle possible des poèmes, avec des notes intégrant sens et fonction des épigraphes (Zecchi). Cependant, tout en s’efforçant de respecter ces deux chemins distincts, les traductions italiennes de Stèles sont par moments fort ressemblantes, sinon identiques : car finalement c’est toujours le texte français qui l’emporte et déferle sur la langue d’arrivée. J’en offre un exemple. C’est le début de « Tempête solide » :

Porte-moi sur tes vagues dures, mer figée, mer sans reflux ; tempête solide enfermant le vol des nues et mes espoirs. Et que je fixe en de justes caractères, Montagne, toute la hauteur de ta beauté (OC, II : 97).

Portami sulle tue onde dure, mare impietrito, mare senza riflusso, tempesta solida che serri il volo delle nubi e delle mie speranze. E che in esatta grafia io possa fissare, Montagna, tutta l’altezza della tua beltà (ST : 138).

Portami sulle tue dure onde, mare rappreso, mare senza riflusso; tempesta solida che imprigiona il volo delle nubi e delle mie speranze. Sia da me fissata in giusti caratteri, Montagna, tutta l’alta tua bellezza (SL : 151).

Dans les deux versions, on perçoit l’écho de la grande poésie italienne, à travers  rythmes et sons nouveaux : avec parfois, chez Sollazzo, la reprise d’un lexique pétrarquiste (« beltà » au lieu de « bellezza », « che serri » au lieu de « che imprigiona[14] »). Les images sont préservées, et même l’ordre des mots : si la ponctuation peut légèrement varier, par moments les deux traductions sembleraient parfaitement superposables. Ce qui fait la vraie différence, c’est donc le degré d’attention portée aux épigraphes, au rôle des idéogrammes dans le texte source. On doit se demander si leur place et leur interprétation peuvent modifier notre lecture. À mon avis, il faudrait toujours essayer de fournir au lecteur italien au moins la trace de ce double système de signes, que tisse la secrète intertextualité de la stèle en particulier, et du cycle chinois en général[15].

Cette difficulté de faire passer en traduction toute la complexité du texte original a certes pesé sur la réception de Stèles, qui semble viser un public d’élite. Ce n’est pas un hasard si, au cours des années 90, les deux versions italiennes de ce livre ont progressivement disparu des librairies. L’œuvre poétique la plus dense de l’expérience chinoise segalénienne devient presque invisible aux yeux des lecteurs italiens, même si quelques revues littéraires qui publient sur le web ont continué à proposer, dans les années récentes, des choix de poèmes dans les traductions que je viens de présenter.

Ainsi, depuis 1994 jusqu’à 2014, les chefs-d’œuvre du cycle chinois segaléniens sont ignorés du marché éditorial italien. La diffusion des textes traduits de Segalen se réduit de plus en plus et se contente de relancer ses œuvres fragmentaires en prose (Lettere di Cina, Saggio sull’esotismo, Gauguin nel suo ultimo scenario), dans les versions que j’ai présentées plus haut. Voilà pourquoi l’apparition récente en librairie de Peintures/Pitture (a cura di Ugo Piscopo, Salerno, Oedipus, 2015) semblait constituer une inversion de tendance, le signe d’une reprise d’attention inespérée[16].

Il suffit pourtant d’examiner le livre pour remarquer que cette traduction manque aux promesses exhibées sur la couverture : il ne s’agit pas de la version italienne intégrale de Peintures, mais d’une présentation très partielle et un peu fantaisiste des « Peintures magiques », avec la mystérieuse élimination (sans aucune justification) d’un paragraphe initial, « un solo piccolo taglio all’interno del primo brano[17] ».

Il est curieux de constater que ce recueil de poèmes chinois que Segalen publie en 1916 est paru en Italie quelque cent ans après sa publication en France, en 2015, et sous une forme mutilée. Dans une page qui fait fonction de préface, dont le titre est « L’incontro con un Ufo[18] », le traducteur fait de Segalen une sorte d’extra-terrestre qu’il situe dans une lignée poétique « libertaria e innovativa[19] », où sont évoqués pêle-mêle Baudelaire et Sanguineti, Arnheim et Klee, Verlaine et Rimbaud. Aucune mention de la Chine, aucune allusion aux idéogrammes du sceau initial, aucune référence au geste du bonimenteur déroulant les peintures. La traduction privilégie la voix du présentateur, cette sorte de théâtralisation frénétique dont Ugo Piscopo fait la voie royale pour accéder à ce qu’il interprète comme la fusion des « Tableaux d’une exposition » de Moussorgski et des lazzi de la commedia dell’arte[20].

Il s’agit d’une opération qui assume une certaine désinvolture, mais assez déroutante par rapport à l’esprit du texte segalénien : la parade du bonimenteur devient une improbable « installazione ».

René Leys

Par un mouvement circulaire qui semble boucler la boucle, le texte de Segalen qui fait son apparition dans les librairies italiennes en 2017, dans une nouvelle traduction, est exactement celui par lequel, en 1973, a débuté l’aventure éditoriale que je viens de retracer : à savoir René Leys, ce roman qui est à la fois une parodie, une autofiction, un théâtre d’apparitions, une mise à mort. Quand ce livre est publié par l’éditeur Einaudi dans la traduction de Clara Lusignoli, le nom de l’auteur est presque inconnu : si aux yeux du public il s’agit d’une nouveauté, la plupart des critiques ne sont pas mieux renseignés. La version que fait paraître Einaudi se base sur le texte publié de façon posthume chez Georges Crès en 1922, par les soins d’Yvonne Segalen, d’après un établissement effectué par Jean Lartigue sur le manuscrit inachevé[21].

Cette première apparition du roman en Italie circule très peu, et presque de manière souterraine. D’ailleurs, ce livre mystérieux qui porte sur la couverture le long titre René Leys o il Mistero del palazzo imperiale, ne fournit aucune note introductive pour donner quelques repères au lecteur curieux. Au dos figure simplement cette phrase: « Nella Pechino degli anni dieci un ragazzo enigmatico e uno scrittore curioso vivono — tra fantasia e realtà — la caduta del Celeste Impero[22] ». À l’intérieur de la couverture se trouvent une biographie sommaire de l’auteur et quelques lignes retraçant les sources du roman, défini par des paires de notions assez surprenantes : « trepida malinconia », « fresca sensibilità », « fantasia incantevole[23] » — rien de plus éloigné de l’ironie, de plus en plus perfide, du narrateur qui rédige ce journal intime fictif.

René Leys ne trouve donc pas, dans cette traduction, la juste perspective pour retenir l’attention des critiques, ou stimuler celle du grand public. Le livre est très bien traduit, dans une langue vive et rapide, où l’attention maniaque aux intrigues du « Dedans » alterne avec un ton de doute ironique, moqueur mais sans emphase. Ce roman hors norme qui figure la vision segalénienne de la Chine trouve néanmoins quelques lecteurs d’exception qui savent l’apprécier. Le premier projet de l’éditeur Einaudi était celui de compléter la narration segalénienne de la Chine par la publication, dans les années suivantes, de deux livres édités par Flammarion : Chine. La grande statuaire (1972) et Le Fils du ciel (1975). L’accueil assez tiède de la critique et l’indifférence du public vis-à-vis de René Leys ont conduit Einaudi à abandonner ce projet : de 1974 à 1980, l’attention des éditeurs à l’égard de l’œuvre de Segalen semble provisoirement éclipsée[24].

Après 1980, l’aventure des traductions segaléniennes en Italie paraît recommencer sous de meilleurs auspices, visant surtout le cycle polynésien et les écrits brefs dont nous avons parlé au début de cet article. La présentation de l’auteur au public se limite souvent à n’évoquer que le voyage en Polynésie, la théorie de l’exotisme et les expéditions archéologiques. Cependant, un peu en sourdine, Einaudi ne renonce pas à proposer de nouveau en 1997 René Leys o il Mistero del palazzo imperiale traduit par Clara Lusignoli, dans la collection « I Nuovi Coralli » . Encore une fois, la parution du livre tombe trop vite dans l’oubli. En 2002, la version de René Leys dans la traduction de Clara Lusignoli refait une apparition en librairie chez un autre éditeur[25].

La nouvelle version du roman publiée en 2017, quinze ans après la dernière publication de René Leys en Italie, réserve une série de bonnes surprises : dans son introduction, le traducteur Alessandro Giarda déclare avoir choisi comme texte original le manuscrit inachevé de 1916, récupéré dans l’édition complète établie par Sophie Labatut en 1999. Il dit avoir supprimé par conséquent tous les éléments introduits dans les éditions précédentes, « come ad esempio le date all’inizio di ogni capitolo stabilite arbitrariamente da Jean Lartigue[26] » et le plan de Pékin ; avoir respecté la ponctuation originale caractérisée par les points de suspensions et les tirets, « che lungi dall’essere segno di incompiutezza dello scritto, costituiscono la cifra stilistica dell’autore[27] » (Giarda 2017 : 9).

La volonté de séparer son travail traductif de la version précédente est évidente tout au long du texte, par des choix précis, toujours scrupuleusement justifiés : l’insertion de quelques notes en bas de page, indispensables à la correcte compréhension de certains passages ; le fait de renoncer à conserver dans la conversation le « vous » français de politesse (en italien, « dare del lei »), forme de communication assez datée, en faveur du tutoiement ; la translittération moderne des mots chinois. Cette volonté de montrer la nouveauté de sa traduction, sans excès ni virtuosité excessives, est le signe d’une bonne philologie appliquée, encore assez rare pour ce qui concerne l’œuvre narrative de Segalen en général, et de René Leys en particulier. Un peu moins indispensable le sous-titre ajouté sur la couverture : L’incanto della città proibita[28], qui n’a aucun rapport avec les essais de titres imaginés par Segalen sur les manuscrits (« Jardin Mystérieux », « René Leys ou Le Mystère de la Chambre Violâtre »).

Encore quelques remarques générales, en guise d’épilogue. Les traits marquant l’aventure éditoriale de Segalen en Italie sont, d’une part, la tentative assez précoce de faire connaître cet auteur — qui ne fait partie d’aucun courant littéraire familier aux lecteurs — par des œuvres considérées, à tort ou à raison, plus accessibles ; de l’autre, la discontinuité de cette proposition, qui n’arrive pas à faire système, à créer une base permanente de données communes. Les initiatives les plus intéressantes ne passent pas par les éditeurs connus (Einaudi, Guanda, Bollati Boringhieri) : ce sont au contraire les petits éditeurs raffinés que j’ai signalés au début — à la vie souvent éphémère — , qui arrivent à proposer des traductions parfois excellentes.

C’est donc par ses romans, considérés comme le genre littéraire à plus large diffusion, ou plus généralement par des textes en prose, que Segalen a opéré son entrée en Italie : même si, dans son cas particulier, il y a une tendance à en réduire l’originalité, en les assimilant aux catégories plus connues (roman picaresque, journal intime, récit de voyage, enquête ethnographique, etc.). Et c’est surtout, au cours de la décennie 1980-1990, la singulière collaboration entre des poètes qui sont aussi des traducteurs (Lucia Sollazzo, Franco Montesanti, Antonio Veneziani), et des philosophes (Gabriella Caramore), ou des ethnologues (Ugo Fabietti) qui parvient aux résultats les plus suggestifs. Ces traductions sont les seules à préciser le discours critique sur Segalen, à le projeter au delà des lieux communs et des idées reçues sur l’exotisme traditionnel, à essayer de restituer en italien l’essence du rythme de la phrase de l’écrivain, la syntaxe secrète.

Les textes qui n’arrivent pas à trouver la voie de la juste réussite éditoriale, dans cette même décennie, c’est la grande œuvre poétique de Stèles : l’impossibilité de rendre dans sa totalité la double typographie, la double langue, le double signe de ce livre, constitue un obstacle à la diffusion de la traduction italienne. Après 1990, ce texte traduit disparaît des librairies italiennes.

Les choix traductifs de la décennie 1980-1990, qui s’appuient sur une grande connaissance des nouvelles éditions françaises segaléniennes se succédant au fil des années, forment un ensemble où chaque parution communique avec les traductions italiennes (précédentes ou contemporaines) des textes de l’auteur. C’est cette relation réciproque des traductions qui va se perdre peu à peu, dans la première décennie du XXIe siècle, tout comme la connaissance des travaux critiques sur Segalen ou de sa biographie. Voilà pourquoi la récente parution de René Leys chez un petit éditeur de Milan dans la nouvelle traduction d’Alessandro Giarda apparaît comme un événement heureux, qui brise brusquement une trop longue séquence d’oubli, ou de reprises fragmentaires de textes brefs qui semblent s’ignorer les uns les autres.

Par cette dernière traduction de René Leys, le parcours discontinu que j’ai essayé de retracer de la façon la plus exhaustive possible, à travers toutes les traductions italiennes de l’œuvre de Victor Segalen, semble enfin s’acheminer dans la bonne direction : la possibilité de faire percevoir la modernité et la complexité d’un univers littéraire sans emprisonner l’auteur dans des formules figées, ni le réduire à un seul genre littéraire. Pour en capter toute la modernité, sans en faire un auteur réservé aux happy few. Et terminer par René Leys, par la restitution du roman dans toute son ambigüité, c’est exactement cela : rendre sans efforts la modernité d’un récit où les emprunts au roman policier, l’ironie d’une veine picaresque inattendue, les stéréotypes exotiques fusionnent sans effort apparent avec « l’incanto », le charme, l’attrait puissant d’un voyage vers une intériorité, un espace du Dedans qui reste insaisissable comme Le Château de Kafka.

 

 

  • Bibliographie

Giarda 2017 : Alessandro Giarda, « Introduzione a Victor Segalen », in René Leys. L’incanto della città proibita, a cura di Alessandro Giarda, Milano, O barra O edizioni, 2017.

Gournay 2000 : Dominique Gournay, « Frontières textuelles dans Stèles et Équipées », in Victor Segalen. Journées d’agrégation à l’Université de Nantes, Cahier Victor Segalen, n° 6, 2000.

Ho 2000 : Kin-chung Ho, « À propos des épigraphes dans Stèles », in Victor Segalen. Journées d’agrégation à l’Université de Nantes, Cahier Victor Segalen, n° 6, 2000.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Segalen 1955 : Victor Segalen, Stèles Peintures Équipées, textes réunis et établis par les soins de Annie-Joly Segalen, avant-propos de Pierre-Jean Jouve, Paris, Club du meilleur livre, 1955.

Bibliographie des œuvres de Victor Segalen traduites en italien (dans l’ordre chronologique de publication)

René Leys o il Mistero del palazzo imperiale, traduzione di Clara Lusignoli. Torino, Einaudi, 1973.

Scorribanda [Équipée], presentazione di Giuseppe Conte, Roma, Il Melograno, 1980.

Gli Immemoriali, a cura di Sergio Sacchi, Roma, L’Estoille, 1980.

Le Parole perdute [Les Immémoriaux], traduzione di Cristina Brambilla, Milano, Jaca Book, 1982.

Saggio sull’esotismo : un’estetica del diverso seguito dal Saggio sul misterioso ; « L’Alterità di Victor Segalen », di Jean RICHARDS., traduzione di. Franco Marconi e Sandro Toni, Bologna, Il Cavaliere Azzurro, 1983.

« Segno nel grande spazio vuoto », [scelta di Stèles] traduzione e saggio di Lina Zecchi, Il Pomerio, In Forma di Parole, Reggio Emilia, Elitropia, 1983.

Stele, a cura di Lucia Sollazzo, Parma, Ugo Guanda, 1987.

Stele, con testo a fronte, introduzione, traduzione e note di Lina Zecchi, Abano Terme, Piovan Editore, 1990.

Gauguin nel suo ultimo scenario e altri testi da Tahiti, traduzione e note di Franco Montesanti, Torino, Bollati Boringhieri, 1990.

Il doppio Rimbaud, traduzione di Federico Pietranera, prefazione di Gabriella Caramore, Milano, Rosellina Archinto, 1990.

Lettere dalla Cina, a cura di Lucia Sollazzo, Milano, R. Archinto, 1990.

Sotto un cielo diverso : giornale di un viaggio in Polinesia, traduzione di Fabio Vasarri, postazione di Catherine Maubon, Firenze, La casa Usher, coll. Incognite, 1990.

Pitture magiche, traduzione di Lina Zecchi, Il Verri, numero speciale Poesia francese contemporanea, Modena, Mucchi Editore, gennaio-aprile 1994, p.145-155.

René Leys o il Mistero del palazzo imperiale, traduzione di Chiara Lusignoli, Torino, Einaudi, 1997.

Le isole dei senza memoria [Les Immémoriaux], introduzione di Ugo Fabietti, traduzione di Michela Baldini Roma, Meltemi, 2000.

Lettere di Cina. 1909-1910, a cura di Lucia Sollazzo, Milano, Rosellina Archinto, 2001.

Saggio sull’esotismo. Un’estetica del diverso. Pensieri pagani, a cura di Valentino Petrucci, traduzione di Carmen Soggiorno, Edizioni Scientifiche Italiane, collana Ottaedro, 2001.

René Leys o il Mistero del palazzo imperiale, traduzione di Clara Lusignoli, Varese, Giano, 2002.

Gauguin nel suo ultimo scenario, traduzione di Franco Montesanti, Milano, Abscondita editore, 2012.

Équipée. Da Pechino al Tibet.Viaggio nel paese del reale, a cura di Antonio Veneziani, Roma, Elliot editore, 2014.

Peintures/Pitture, traduzione e cura di Ugo Piscopo, Salerno, Oedipus, 2015.

René Leys. L’incanto della città proibita, traduzione e cura di Alessandro Giarda, Milano, 0 Barra 0 edizioni, 2017.

  • Contributrice

Lina Zecchi est Professeur de Littérature française moderne (à la retraite). Elle a enseigné à l’Université Ca’ Foscari de Venise. Le domaine de ses recherches privilégie la littérature du XXe siècle (Segalen, Michaux, Yourcenar). Elle est l’auteur de nombreux ouvrages sur Victor Segalen, dont deux monographies et une quinzaine d’essais critiques.

  • Bibliographie de l’autrice

Il Drago e la Fenice. Ai margini dell’esotismo, Venezia, L’Arsenale, 1982, p. 21-213.

Victor Segalen, Stele, introduzione, traduzione e note di Lina Zecchi, Abano, Piovan Editore, 1993, p. 5-268.

« La ville-échiquier, ou comment sortir de la modernité. René Leys et l’espace chinois de Pékin chez Segalen », dans Pascal Gabellone (dir.), Poétiques, esthétiques, politiques de la ville, Presses de l’Université de Montpellier, 2 vol., vol. 2, 2006, p. 61-76.

« Giocare a scacchi con la morte. L’Oriente come investigazione impossibile in René Leys », dans Paolo Amalfitano et Loretta Innocenti (dir.), L’Oriente. Storia di una figura nelle arti occidentali (1700-2000), 2 vol., vol. 2, Roma, Bulzoni, 2007, pp. 58-88.

« Des oiseaux habillés d’écailles. Corps occultés et mémoire perdue dans Les Immémoriaux de Segalen », dans Marco Modenesi, Maria Benedetta Collini et Francesca Paraboschi (dir.), La grâce de montrer son âme dans le vêtement.  Scrivere di tessuti, abiti, accessori, Studi in onore di Liana Nissim, 2 vol., vol. 2, Milano, Ledizioni, 2015, p. 621-31. (Lien sur OpenEdition, 15/08/2021).

[1] Voici les trois versions italiennes des Immémoriaux que je vais analyser : Gli Immemoriali, a cura di Sergio Sacchi, Roma, l’Estoille, 1980 ; Le parole perdute, traduction de Cristina Brambilla, Milano, Jaca Book, 1982 ; Le isole dei senza memoria, introduzione di Ugo Fabietti, traduzione di Michela Faldini, Roma, Meltemi, 2000. Dans mon texte, je me réfèrerai à l’édition des Immémoriaux dans les Œuvres complètes, t. I, Paris, éditions Robert Laffont, collection « Bouquins », 1995 (OC) ; tandis que pour les versions italiennes je vais employer le sigle GI pour la version de Sacchi, LPP pour celle de Brambilla, ISM pour celle de Faldini.

[2] Traduction : « parler à la première personne ».

[3] Traduction : « différence demeure telle aux oreilles de celui qui l’entand (le lit) ».

[4] Traduction : « éviter les distorsions découlant d’un regard européocentrique ».

[5] Victor Segalen, Gauguin nel suo ultimo scenario e altri testi di Tahiti, traduzione e note di Franco Montesanti, Torino, Bollati Boringhieri, 1990 ; Il doppio Rimbaud, prefazione di Gabriella Caramore, traduzione di Federico Pietranera, Milano, Rosellina Archinto, 1990 ; Sotto un cielo diverso: giornale di un viaggio in Polinesia, traduzione di Fabio Vasarri, postfazione di Catherine Maubon, Firenze, Casa Usher, 1990. Dans mon texte je vais employer dorénavant les sigles suivants :GNS pour le premier livre, IDR pour le second, SCD pour le troisième.

[6] Traduction : « l’alternance du plein et du vide de l’écriture », « la dispersion dans le temps et l’espace ».

[7] Traduction : « Aller, se séparer, trahir le déjà connu, rendre étranger ce qui est familier, s’approcher des lointains de l’histoire ».

[8] Traduction : « figures du déracinement », « personnalités alternantes », « habitées par une faille secrète ».

[9] Victor Segalen, Scorribanda [Équipée], introduzione a cura di Giuseppe Conte, Roma, Il Melograno, 1980 ; Équipée. Da Pechino al Tibet. Viaggio nei paesi del reale, a cura di Antonio Veneziani, Roma, Elliot Editore, 2014 ; Lettere di Cina, a cura di Lucia Sollazzo, Milano, Rosellina Archinto, 1990. Dans mon texte je vais employer le sigle SC pour le premier, EPT pour l’autre, LDT pour le dernier.

[10] Traduction : « Dans Équipée il y a une conscience et une pratique de la littérature que nous sentons aiguisée et douce, profonde et légère, babélienne et géométrique ensemble ».

[11] Traduction : « Équipée est un poème en prose qui possède à la fois une dimension visionnaire très haute et une très grande adhésion au réel, où tout est imprononçable et pourtant parfaitement dicible ».

[12] Je ne veux ni ne peux traiter ici dans le détail les différences stylistiques des deux opérations traductives, d’autant plus que je suis directement impliquée dans la version bilingue de 1993. Je me limiterai, et ce n’est pas peu, à présenter les choix de fond qui séparent dès l’origine nos traductions : celle de Lucia Sollazzo était conçue pour un plus large public, tandis que la mienne visait un public universitaire et avait la fonction de fournir des outils de réflexion. Dans ce texte, je cite les deux livres par ces sigles : ST (Victor Segalen, Stele, con testo a fronte, traduzione di Lucia Sollazzo, Parma, Guanda, 1987) ; SL (Victor Segalen, Stele, a cura di Lina Zecchi, Abano Terme, Piovan editore, 1990).

[13] Traduction : « Inédite jusqu’à il y a quelques années, nous la sentons d’autant plus actuelle, plus proche de nous que ne l’est le message de certains des grands contemporains de Segalen ».

[14] Traduction : « qui emprisonne ».

[15] Voir Ho 2000 : 65-66 : « Il ne s’agit certes pas d’un simple élément décoratif. Sont-elles seulement une illustration neutre du texte français ou, au contraire, annoncent-elles de façon condensée les développements qui leur font suite ? En résumé, est-ce qu’il y a un discours particulier qui passe par les épigraphes ? […] l’examen des épigraphes, plus manifestement encore que ne le fait le texte français, nous invite à une lecture dynamique des Stèles, c’est-à-dire nous conduit à mettre l’accent non pas sur des poèmes juxtaposés, mais à y voir un véritable récit qu’il faut aborder dans sa continuité, le récit d’un itinéraire, d’un voyage initiatique. »

[16] Victor Segalen/Ugo Piscopo, Peintures/Pitture, testo originale ed edizione italiana, (traduzione, prefazione e nota biografica) a cura di Ugo Piscopo, Salerno, Oedipus, 2015. L’édition italienne est quelque peu surprenante. Le livre porte sur sa couverture un double titre (Peintures/Pitture, abrégé en PP), mais aussi un double nom d’auteur (Victor Segalen/Ugo Piscopo), ce qui mettrait l’accent sur le rôle actif du traducteur, sorte de démiurge et co-auteur. Cependant la Prefazione compte à peine une page et n’a aucune bibliographie, le texte original est celui de 1955 (voir Segalen 1955 : 165-231), la Nota biografica est une note synthétique.

[17] Traduction : « une seule petite coupe à l’intérieur du premier paragraphe ».

[18] Traduction : « Rencontre avec un OVNI ».

[19] Traduction : « libertaire et innovant ».

[20] Je cite la conclusion de Piscopo, à la fin de sa préface : « Peintures, regalateci da un Ufo in viaggo negli interspazi astrali dell’essere […] queste poesie qui riproposte anche in italiano, con adattamenti alle inflessioni e alla plasticità del nostro gusto italico. » (« Peintures [nous est] offert par un OVNI en voyage dans les espaces intersidéraux de l’être […]. Ces poèmes [sont] également reproduits ici en italien, dans une adaptation qui épouse les inflexions et la plasticité de notre goût italique », PP : 6).

[21] Cette version donnée comme « définitive » est reprise par Gallimard, dans la collection « L’Imaginaire », puis Robert Laffont, dans la collection « Bouquins » : jusqu’à 1999, date de l’établissement complet du texte par Sophie Labatut paru chez Chatelain-Julien (puis chez Gallimard dans la collection « Folio »), c’est la seule édition repérable en librairie.

[22] Traduction : « Dans le Pékin des années 1910, un garçon énigmatique et un écrivain curieux vivent — entre réalité et imagination — la chute de l’Empire céleste. »

[23] Traduction : « mélancolie fervente », « sensibilité naïve », « fantaisie enchanteresse ».

[24] Parmi les intellectuels et les écrivains qui ont su comprendre toute l’originalité de Segalen dès 1973, je tiens à signaler les noms de Pietro Citati, Alberto Arbasino et Giorgio Agamben.

[25] Victor Segalen, René Leys o il Mistero del palazzo imperiale, traduzione di Clara Lusignoli, Varese, Giano editore, 2002.

[26] Traduction : « comme par exemple les dates de début de chaque chapitre arbitrairement établies par Jean Lartigue ».

[27] Traduction : « qui, loin d’être un signe d’inachèvement de l’écrit, constituent le chiffre stylistique de l’auteur ».

[28] Traduction : « Le charme de la cité interdite ».

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Compte rendu

Dominique Gournay, Victor Segalen, Lettres d’une vie, édition de Mauricette Berne et Dominique Lelong, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », n° 717, 2019, 552 p.

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Victor Segalen, Lettres d’une vie, édition de Mauricette Berne et Dominique Lelong, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », n° 717, 2019, 552 p.

Dominique Gournay

La réception de l’œuvre de Victor Segalen a connu au XXe siècle quelques périodes fastes où l’audience d’un auteur dont la lecture est réputée difficile s’est élargie. Les trois années écoulées, centrées sur la commémoration de la mort de Segalen, sont de celles-là.

Parmi les parutions récentes, les Lettres d’une vie ne sont pas des moindres. Dominique Lelong, petite-fille de l’écrivain, et Mauricette Berne, chargée du fonds Victor Segalen après l’entrée des manuscrits à la Bibliothèque Nationale, présentent ici un choix de lettres extraites de la correspondance de l’auteur.

En 2004, les éditions Fayard ont fait paraître la totalité des lettres de Segalen, du moins celles qui étaient disponibles, en deux épais volumes complétés de documents réunis sous le titre « Repères ». Les volumes résultaient d’un travail de recherche patient, obstiné, de la part d’Annie Joly-Segalen auprès des destinataires des lettres ou de leurs descendants, comme le rappelle la préface de Lettres d’une vie. C’est d’ailleurs à la fille de l’écrivain que le présent ouvrage est dédié.

En cette année qui a mis en lumière un auteur encore trop peu lu, l’ouvrage s’adresse manifestement aux lecteurs qui ont été touchés, récemment peut-être, par l’œuvre, par le parcours ou le destin de Segalen, et désirent entrer davantage dans l’univers singulier de l’auteur.

Des mille cinq cent trente lettres éditées en 2004, Dominique Lelong et Mauricette Berne en ont retenu un peu plus de deux cents. On imagine la difficulté de la tâche. Comment renoncer à tant de lettres envoyées par Segalen à sa femme Yvonne, à certains membres de sa famille, à ses amis dont il était éloigné lors de ses longs séjours en Polynésie et en Chine, alors qu’elles révèlent l’intensité de sa vie, son intimité avec la part de confidences propre à toute correspondance privée, et contiennent en outre quantité d’informations sur la genèse et l’écriture de ses œuvres ? Et comment restituer avec justesse les qualités du « remarquable épistolier » qu’annonce à juste titre la préface ? Voilà le défi qu’il fallait relever.

Certes, choisir implique de renoncer. On ne trouvera donc pas ici les lettres de l’adolescent faisant connaître à ses parents sa souffrance morale au cours des mois passés à la pension de Lesneven. C’est d’emblée le jeune homme puis l’homme adulte que l’on entend exprimer ses expériences et ses projets depuis Bordeaux puis en Polynésie. Seront aussi laissés de côté les développements sur les itinéraires, les précisions sur les découvertes archéologiques de Segalen au cours de ses traversées de la Chine en 1909 et en 1914. Aucune restitution intégrale de la correspondance avec qui que ce soit ne pouvait davantage être attendue dans l’espace des cinq cent cinquante pages. Lettres d’une vie propose néanmoins un bon nombre d’incursions dans un fonds épistolaire remarquable.

Les grandes étapes de l’existence de Segalen sont présentées en autant de subdivisions déterminées à la fois par les lieux où il a séjourné, qu’il s’agisse de la Chine ou de Brest, et par les expéditions et missions auxquelles il s’est consacré.

Le lecteur qui connaîtrait peu la vie de Segalen bénéficie d’une introduction courte mais efficace qui contextualise les lettres réunies dans chacune des huit sections du livre. Les notes infrapaginales qui accompagnent ensuite certaines lettres éclairent en peu de lignes les propos allusifs qui risqueraient de faire obstacle à la compréhension. Elles renseignent sans alourdir le propos. Elles préservent ainsi la fluidité de la lecture et laissent entendre sans entrave la voix de Segalen dans toute l’étendue de ses registres.

En effet, la multiplicité des destinataires retenus donne un aperçu de l’étendue des relations et de leur nature avec chacun des interlocuteurs. Épouse, amis, « maîtres » (Paul Claudel, Jules de Gaultier, Claude Debussy, Édouard Chavannes), personnalités incarnant une instance officielle (Philippe Berthelot, Pierre de Margerie, Alexandre Conty, Henri Cordier) : selon le degré d’intimité avec chacun, le statut social, l’âge, une tonalité différente est perceptible. À l’adresse des personnalités officielles, le ton respectueux qui convient, mais avec assurance et fermeté. Dans les lettres adressées à l’épouse, aux amis (Émile Mignard, Henry Manceron, Jean Lartigue), à l’amie de la dernière année Hélène Hilpert, se trouve déclinée toute la gamme des sentiments d’amour, d’amitié, des états d’âme révélés aux uns, passés sous silence aux autres. Segalen manifeste même l’évidente capacité de s’adresser aux enfants en des termes qui leur seront accessibles et d’entrer dans leurs jeux.

L’humour ne manque pas, surtout quand il s’agit de masquer la gravité de la situation : le récit des événements vécus sur le front en 1915, ou celui de l’abordage accidentel du Warimoo en 1917, ou encore le quarantième anniversaire passé seul à Singapour dans une ambiance déprimante en donnent des exemples probants.

On redécouvre la richesse inouïe des lettres envoyées, reflets d’une vie dense, celle du médecin accaparé par les obligations professionnelles assumées avec dévouement malgré des aspirations contradictoires, celle de l’écrivain toujours pressé d’ouvrir le dossier d’une nouvelle œuvre. Il faut souligner que dans chacune des sections, les lettres choisies montrent comment s’est enclenché le processus d’écriture d’œuvres majeures, en particulier des Immémoriaux, de Stèles, de Peintures, de Chine. La Grande Statuaire, de Thibet. De même, on retrouve ici les lettres fondamentales où Segalen explicite ses orientations esthétiques, sa « doctrine spectaculaire », en rendant hommage à Jules de Gaultier, contre le catholicisme de Claudel à qui il oppose une esthétique qu’il veut tout autrement « catholique ». À cet égard, on saura gré aux deux éditrices du recueil, non seulement d’avoir rendu compte de la diversité des destinataires de Segalen, de ses multiples activités, des qualités littéraires de sa correspondance, mais aussi d’avoir livré sans coupure presque toutes les lettres retenues, y compris les plus longues. Leur ampleur respecte le cours des réflexions de Segalen, la variété des sujets abordés, les variations de ton qu’elles sont susceptibles de contenir.

Le choix présenté laisse parfois exister un grand écart temporel entre deux lettres consécutives, six mois par exemple entre le 7 décembre 1907 et le 8 mai 1908. Il est alors inévitable que quelques lettres intéressantes soient laissées de côté, en l’occurrence celles adressées à Jules de Gaultier. Si étonnants qu’ils soient en cours de lecture, de tels laps temporels ne remettent pas en cause la compréhension du parcours intellectuel et artistique de Segalen.

Après les épreuves de la guerre et une dernière mission en Chine marquée par une relative solitude et par l’amertume, la dernière période intitulée simplement « Brest (1918-1919) », réserve une place notable aux lettres où s’exprime la volonté ardente de Segalen, bientôt battue en brèche par la dépression puis par un affaiblissement généralisé. La sélection établie ne peut cependant restituer toute l’étendue et la profondeur des chocs émotionnels ressentis par Segalen en ces deux années cruciales.

On ne le sait que trop : un bon nombre de lecteurs qui découvrent l’œuvre et la vie de Segalen sont intrigués, voire fascinés par sa mort solitaire, accidentelle et/ou mise en scène, une fin énigmatique qui étend une aura romantique sur la vie écoulée. Une fois la voix de Segalen éteinte dans la forêt du Huelgoat, Dominique Lelong et Mauricette Berne laissent la parole à l’épouse et à l’amie relatant ce qu’elles ont appris, vu et cru de cette mort aux lendemains du 21 mai 1919. Trois lettres rapportent leurs témoignages et leurs hypothèses, pièces essentielles d’un dossier à jamais incomplet.

Nul doute, cependant : cette sélection mérite le beau titre de Lettres d’une vie. Les lecteurs y retrouvent, à défaut d’un « portrait complet » (quel portrait pourrait jamais être complet ?) une évocation suffisamment fidèle, dans ses grands traits, à celui que la totalité de la correspondance peut délivrer. Libre à chacun de chercher ou non à en savoir plus. En ouvrant ce livre, on pouvait s’interroger sur la raison d’être d’un tel ouvrage. Était-ce utile ? Oui, sans doute, et même nécessaire en cette nouvelle ère où, cent ans après sa mort, Segalen romancier, poète, archéologue, un peu mieux connu, garde tous ses pouvoirs pour toucher un lectorat plus large.

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article dans Cahiers Segalen

Bie Zhie, Les Lettres de Chine : une poétique de la rencontre

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Les Lettres de Chine : une poétique de la rencontre

Bie Zhi

  • Résumé

Les Lettres de Chine de Victor Segalen inaugurent un long cycle de création fructueuse et diverse de l’Exote. Ces lettres nous semblent aussi révélatrices du dynamisme d’un regard profondément poétique. À travers l’étude des images et des visions suscitées tout au long du voyage de Segalen en Chine en 1909, cet article se propose de cerner une quête constante du mystère né de la rencontre entre l’expérience géographique et la profondeur historique, poétique de la Chine.

  • Abstract

Letters from China: An Encounter Poetry

Victor Segalen’s Letters from China inaugurates a long cycle of fruitful and diverse creation of the ‘Exote’. It seems to us that these letters also reveal the dynamism of a deeply poetic gaze. Through an analysis of Segalen’s images and visions provoked by his journey in China in 1909, this paper aims at identifying his constant quest for mystery which occurred in the encounter between geographical experiences and the historical, poetic depth of China.

  • Pour citer l’article

Zhi, Bie, « Les Lettres de Chine : une poétique de la rencontre », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

Les Lettres de Chine : une poétique de la rencontre

Bie Zhi

En 1909, Segalen débarque en Chine avec le goût du lointain, de la joie, du réel, de l’aventure, et de l’Autre. L’intérêt pour l’autre signifie souvent la tendance au rêve, la séduction de l’inconnu, de la nouveauté ; il suggère aussi une absence essentielle mais indicible ainsi qu’un élan fondamental.

Entre juin 1909 et janvier 1910, Segalen s’installe à Pékin, fait ses premières visites dans les villes chinoises et entreprend son premier grand voyage à travers la Chine avec Augusto Gilbert de Voisins. Durant les premiers mois, ses lettres à Yvonne communiquent la joie presque naïve de découvrir un pays entièrement autre : il relate les repas, évoque le thé chinois, raconte la trouvaille des bibelots, les promenades dans la ville historique, la visite des monuments et des temples, rapporte les moments de travail dans sa maison chinoise, détaille la préparation du grand voyage. Ces lettres expriment surtout un besoin ardent d’aller vers la « vraie Chine[1] » aux paysages divers, celle qui a développé un art millénaire visible d’abord dans les palais et les monuments.

Enracinées dans la réalité quotidienne, les Lettres de Chine évoluent librement entre l’échange quotidien et une écriture poétique. Elles sont à la fois l’expression de son amour pour sa femme, son enfant et ses amis, un journal du ménage et des affaires en cours, mais aussi un espace de réflexion, le berceau des œuvres en chantier. En effet, les Lettres de Chine témoignent du commencement d’une longue rencontre poétique avec la Chine, à la fois mystérieuse et réelle. Selon Gilles Manceron, la vie de Segalen est une série de naissances, et les années de Chine marquent la plus décisive et la toute dernière de ses naissances, représentée et concrétisée en partie dans Le Fils du Ciel.

Mais que signifie la rencontre avec un pays que l’écrivain qualifie comme opposé à la culture occidentale, et complètement Autre ? Ses lettres nous révèlent un voyageur toujours attentif aux sensations (couleurs, formes, mouvements) que l’écriture mêle à la connaissance de la Chine ainsi qu’à l’imagination qu’elle suscite. Nous souhaitons décrire le mouvement et l’objet de sa première rencontre avec la Chine ainsi que la vision qui en résulte. En partant du premier contact, qui est visuel, nous tenterons de cerner le regard du poète, qui pénètre et dépasse les sensations, et qui aboutit finalement à une vision unissant la réalité et l’imagination d’un monde immense et mystérieux représenté par l’image de l’Empereur.

Les vues de la Chine

Durant les années qui précèdent son voyage en Chine, Segalen élabore une esthétique de l’exotisme dont le pôle fondamental est le Réel, qui se discerne surtout à travers la sensation éprouvée. Une lettre écrite à Hongkong, où il exprime son émotion de se voir arriver en Chine, nous révèle déjà cette approche : « Comme un beau fruit mûr dont on palpe amoureusement les contours, notre marche lente mais certaine entoure d’un sillage distant la globuleuse Chine dont je vais si goulûment presser le jus » (LC[2] : 60). Comme le signale Manceron, « L’assimilation de la Chine à un fruit, qu’il reprendrait à plusieurs reprises, en dit long sur son appétit de savourer ce pays pour ce qu’il pouvait lui procurer » (Manceron 1992 : 283).

Durant ses premiers jours à Pékin, Segalen perçoit tout de suite la « multicolorité des figures, des passants, des temples et des toits (LC : 60). Sa promenade préférée est de « suivre l’enceinte du palais impérial » (LC : 78) : « par un ciel pur, un soleil doré qui joignait sa chaleur colorante à la couleur des toits jaunes impériaux, tout autour de la Ville Interdite, du fond de laquelle se haussent, par-dessus les murailles aux tuiles brunes et rousses comme la paille chaude, des kiosques mystérieux et d’élégants pavillons » (LC : 75). C’est avec émerveillement qu’il découvre au Biyun si [Pi-Yun-sseu] la « somptuosité de couleur chaude » dans une « assemblée alignée de philosophes d’or rouge, […] cependant que la lumière, tamisée par le treillis des fenêtres rares, vient rebondir avec sonorité sur les méplats du peuple de statues » (LC : 89-90). Segalen est tout particulièrement sensible aux couleurs chaudes et lourdes comme le « jaune, [le] rouge, [l’]or », qui sont à la fois les couleurs de l’automne, de la terre jaune, des palais impériaux[3] et des temples bouddhistes. Ses visites des villes historiques et des monuments reflètent aussi une sensibilité à la présence du temps passé : « Que tout ce qui est ancien est plus beau » (LC : 52), « il est drôle, parfois, de vivre en pleine Chine. On y coudoie les milliers d’années défuntes » (LC : 79). Cette sensibilité est le germe d’une esthétique (d’un art purement chinois), mais elle constitue aussi un élément important dans sa conception du temps unifié.

En dehors des temples et des palais, les saisons et les régions de la Chine font aussi découvrir une grande richesse de couleurs diverses et intenses. Sur les routes qu’il suit durant le grand voyage, de l’automne à l’hiver, Segalen voit défiler les couleurs de la terre jaune : la « longue descente dans les vallons aux couleurs insensées » (LC : 216), ou encore le « bleu glacé dans le ciel, et toutes les couleurs chaudes sur les feuilles » de l’automne continental (LC : 209).

La campagne chinoise présente tout au long de la route des « aspects [qui] varient incessamment » (LC : 197), chaque région offre une vision pure et unique dans son genre. De la province du Shanxi [Chan-si] à celle du Shaanxi [Chen-si], il traverse longuement « le lœss [qui] est difficilement imaginable » (LC : 142), et « la terre jaune[4] [qui] met les pics au fond des ravins » (LC : 204). Il traverse la plaine fertile de la rivière Wei, parsemée de petites villes comme Tongguan [T’ong-kouan], qui est « un grand jardin » (LC : 161). Il traverse aussi Huazhou [Houa-tcheou, aujourd’hui Huaxian] et passe au pied de la montagne sacrée, le Hua shan [Houa chan], dont « les sommets, très aigus, très cernés de bleu et de violet s’avançaient avec une majesté effrayante » (LC : 167). Quand il descend vers le sud à partir de la province du Gansu [Kan-sou], la région du sud-ouest de la Chine procure à ses sens encore d’autres satisfactions. Dans les montagnes qui surgissent à la face des voyageurs, il « côtoie la mort à chaque pas », se trouve dans « une descente ivre et chavirée de l’œil qui ne peut plus contempler que de haut en bas, et n’atteint plus d’horizons étalés » (LC : 214). Dans les gorges splendides de Heishui [Hei-chouei], « le sentier est obligé de s’accrocher aux versants, qui sont âpres, durs, onduleux ». Parfois il traverse les ponts « collés aux flancs verticaux [des montagnes], soutenus par des pieux obliques comme des consoles. C’est fait de bois, de branches, de terre et de trous » (LC : 210). Au Sichuan [Sseu-ch’ouan], il connaît aussi la descente périlleuse et passionnante du fleuve Min, du Yangzi [Yang-tseu], et la traversée des eaux « rusées » (LC : 240), ou « absolument folles » (LC : 242).

Par ailleurs, Segalen est aussi sensible à la différence entre deux cultures, et s’exprime ainsi après la visite d’un couple chinois : « Quelle distance effroyable ! Quel exotisme ! ô dieux ! Ah ! je suis bien servi » (LC : 80). La Chine lui donne l’expérience singulière de se rapprocher du rêve, du fictif : « Il est drôle aussi, tout d’abord, de coudoyer dans une vraie vie, certains costumes ou personnages qu’on dirait issus de tentures, de tapisseries, de peintures et de vases » (LC : 79). L’étrange impression que les images se mettent à vivre entraîne sans doute le sentiment troublant de l’irréel, du déracinement. Alors l’esprit se délimite et s’engage dans un mouvement de va et vient continu entre la réalité quotidienne, l’image et le rêve. Et tout un univers de sens se déploie sous le regard poétique.

Le regard poétique

La lecture des lettres, surtout celle des fragments des proses portant sur des monuments, nous donne la nette impression de suivre un regard singulier, fort sensible aux couleurs, à l’espace, à la structure, au mouvement et à la vie. Ce regard inlassable fait partie de son approche singulière de la Chine. Segalen décrit ainsi le mouvement instinctif du regard face au « Vertige de la Montagne » : « Il y a sa requête de plans lointains en la vision desquels il détendrait son globe fait pour les grands espaces et laisserait son regard courir dans la plaine ainsi qu’un lièvre aux bonds imaginaires. Il réclame du champ, et d’approfondir l’atmosphère » (LC : 214-215). Autrement dit, le regard a besoin du large, du lointain, afin de parcourir, de s’exalter dans le désir tenace de l’aventure, de l’inconnu.

C’est un regard mouvant, actif. Comme le montrent les passages précédents, le regard de Segalen poursuit activement le déploiement des montagnes, des plaines, du lœss. Il est aussi sensible au dynamisme des rues, des passants, des charrettes, des petits chevaux solides, des boutiques avec leur devantures « sculptées, fouillées »[5]. Dans la pagode de Suzhou [Sou-Tcheou], il promène son regard sur chaque étage tout en montant. Dans le tombeau de Hong Wu [Hong Wou] à Nanjing, il dirige son regard en suivant les allées, l’alignement des statues, la colline, les tunnels, les escaliers, les échelles, etc. En décrivant ses visites, sans rentrer dans la description détaillée des portes, des pagodes ou des toitures, Segalen s’attache surtout à leur déploiement dans l’espace sous son regard fluide, errant. Ce regard qu’il promène partout en Chine est un regard poétique parce qu’il nous sensibilise à la beauté des monuments visités tout en nous transportant au delà de la simple expérience visuelle.

Le regard poétique essaie aussi de ranimer les monuments dans la grandeur de leur signification. Dans le Temple de l’Agriculture, Segalen évoque les rites impériaux : « Le geste est plus beau que l’objet. L’irréel et l’imaginaire triomphent. Je sais que l’Empereur accomplit ici des fonctions millénaires et purement chinoises. […] Tout un peuple, quatre cents millions de bouches attendent d’une seule faim l’immense récolte qui doit germer sous le soc impérial ! Oui, le geste est grand comme l’Empire, grand comme la terre nourricière et bénie » (LC : 95). Le regard poétique est donc un regard nourri d’imaginaire et sensible au mystère, il sait ranimer l’univers d’une transcendance humaine. Autrement dit, ce regard discerne un espace à la fois géographique, historique et mythique, où l’homme perçoit intimement le cours ondulant et perpétuel de la Vie.

Mais ce besoin instinctif de pénétrer, de s’évader et d’imaginer se reflète tant sur le plan du temps que sur le plan de l’espace. Segalen évoque ainsi « l’oblique et trop ondoyante, trop mobile architecture chinoise, [et s]a sévérité noble » (LC : 86). Dans l’architecture traditionnelle en Chine, les bordures recourbées des toits assurent plusieurs fonctions : la stabilité, la protection, la luminosité, l’identification sociale et régionale, l’esthétique, etc. Du reste, la littérature classique en Chine comporte beaucoup de poèmes à cet égard, où se trouve célébrée la qualité aérienne des édifices, que Segalen perçoit d’un regard encore plus mouvant, plus fougueux.

Segalen exprime ainsi le lien qui unit les bâtiments entre eux : « Poussée par un vent insaisissable, la houle onduleuse des toits jaunes vient à lui [le Palais, c’est-à-dire la Cité Interdite], chaque vague s’épaule à l’autre sans que l’oscillation s’apaise jamais. Et l’œil, balancé d’une crête à l’autre selon cette courbe chinoise, cette volute acérée, ces brisants décoratifs, se berce de cette mer immobile sur laquelle il glisse avec tant de splendeur » (LC : 100-101). Tous les bâtiments sont reliés dans l’espace donné, et expriment un ordre secret. Segalen semble poursuivre un mouvement animé par le dynamisme spatial[6] des bâtiments architecturaux ou plutôt le souffle de vie qui les innerve, les associe. En percevant la mobilité de l’architecture traditionnelle, Segalen redécouvre et restitue entre ciel et terre un mouvement éternel et lent qui est au fond le souffle de la vie et du temps : « Le Monument chinois est mobile, et ses hordes de pavillons, ses cavaleries de toits fougueux, ses poteaux, ses flammes, tout est prêt au départ, toujours, tout est nomade : rendons-lui donc son en-allée, sa fuite, son exode, et sa procession éternelle » (LC : 108). Tout dans cette vision incite à l’aventure gigantesque, et rappelle à l’homme sa précarité, pour suggérer en définitive un dépouillement, un vide mystérieux et existentiel.

Le regard poétique essaie donc non seulement de saisir la richesse extérieure des édifices, mais aussi d’atteindre une présence pure : il délivre ainsi les objets qu’il contemple de la pesanteur et de l’immobilité qui semblent les caractériser, pour en révéler le mouvement essentiel. Segalen décrit ainsi les caractères gravés sur les stèles de Huayin miao [Huoa-yin-miao] : « Sphinx à la valeur unique. Il y en a d’épais et d’empâtés. Il y en a de dansants, il en a de stables, il y en a de vertigineux, où la fougue de tout un art inconnu à l’Europe tourbillonne. Quand ils restent solitaires, leur sens n’est pas un, mais complexe comme leur histoire. Quand, enchaînés par la logique du discours, ils pendent les uns aux autres, et empruntent leur valeur à ceci, qu’ils sont là, et non pas ici, alors ils forment une trame soudaine, figée pour l’artiste lui-même, et qui n’est plus pensée dans un cerveau mais dans la pierre où ils sont entés » (LC : 166). Ainsi, sous le regard poétique, les caractères s’animent pour donner un spectacle : la stèle forme un espace où la calligraphie et les bas-reliefs vivent et se manifestent avec puissance. Une stèle solitaire signifie beaucoup plus que l’événement auquel fait référence le texte qu’elle donne à lire sur sa surface ; en effet, le regard poétique dépasse infiniment la valeur instrumentale du texte, contourne d’emblée la dualité entre l’extérieur et l’intérieur, entre la forme et le sens, pour atteindre ce que l’on peut appeler l’ordre intérieur de la stèle. Les stèles forment une unité, une trame dont le sens ne dépend aucunement de l’extérieur, ni de l’artiste. Autrement dit, si la structure extérieure permet une première rencontre entre le poète et l’objet, le regard poétique capte un autre ordre surgi des stèles, un ordre profond qui s’impose et revendique une expression dans la matière. Ainsi, le regard poétique saisit toujours le dynamisme intérieur de l’objet d’art.

Cependant, le regard poétique peut opérer de façon moins active, s’abandonner au spectacle qui se donne à lui. À Wutai shan [Wou-t’ai-chan], le regard ne se traduit pas par une recherche active de sens, mais trouve dans la contemplation une satisfaction immédiate et totale : « L’œil s’éjouit en plein abandon, il n’y a qu’à ouvrir les deux yeux pour être content de soi, et du moment, et du lieu » (LC : 136). Parfois, la sensation est tellement intense qu’elle provoque un face-à-face absolu où le voyageur abandonne tout mouvement de l’esprit et laisse le champ libre à la présence de l’objet contemplé, ainsi exprimée : dans le temple de la grosse cloche « j’enferme un instant mon regard, ma vision, mon angoisse » (LC : 95). À Huayin miao [Houa-yin-miao], la quête instinctive de la signification s’arrête devant les caractères figurés sur les stèles : « Ils dédaignent de parler. Ils ne réclament point la lecture ou la voix ou la musique ; ils méprisent les syllabes dont on les affuble au hasard des provinces ; ils n’expriment pas, ils signifient, ils sont[7] » (LC : 166). Dans ces moments rares, l’objet regardé se montre avec un tel caractère d’évidence et d’intensité qu’il pénètre littéralement le regard de l’auteur. Point n’est besoin de chercher à le saisir intellectuellement.

En somme, le regard poétique suscite un contact plus intense entre le voyageur et l’objet regardé : il relève d’une façon subtile de percevoir, ainsi qu’une approche immédiate des choses ; tout en restant fidèle au désir de l’inconnu, du mystère, ce regard révélateur dépasse la réalité apparente, interroge le lien de l’objet avec l’espace, et la matière. C’est surtout un regard qui va de la réalité vers la signification, de l’apparence vers la présence, vers le mouvement intérieur, vers la valeur substantielle et pure de l’objet perçu en soi, mais aussi, vers le rêve et son univers de liberté.

L’empereur, une vision poétique

En 1909 en Chine, Segalen contemple la beauté des paysages, mais il constate aussi l’atmosphère de déclin : la pagode de Suzhou [Sou-tcheou], écrit-il, est « [e]n délabrement mitigé, comme bien des choses en Chine » (LC : 46). En dehors de Pékin et des régions de l’ouest aux couleurs intenses, d’autres villes, dominées par l’ingérence des pays étrangers, n’ont aucun attrait aux yeux de Segalen. Hors de son grand voyage, tout n’est qu’« errance lamentable »[8]. C’est dans les derniers jours de la dynastie Qing agonisante que naît le rêve immense de l’Empereur.

L’empereur est le symbole humain du dragon mystérieux, le représentant du Ciel. L’immensité et la durée multiple de son pouvoir intègrent en lui l’union entre la terre féconde et le ciel doté de lois inconnaissables. En lui fluctue la pensée du peuple millénaire, en lui ondulent le cours et l’ombre de milliers d’années, en lui meurent et renaissent les dynasties, en lui s’organise spatialement une immensité sans mesure. L’Empereur est le « phénix du trône » (LC : 151) ; il porte en soi l’immensité, la richesse, le mouvement et l’espoir de l’empire. La façon dont Segalen approche cette figure échappe à la réalité, à l’histoire, au règne du temps et de la contingence, pour en restituer, de façon directe et visuelle, l’immensité ou la perpétuité.

En effet, malgré ses efforts pour connaître « outre ce qu’apparaît le pays, ce que le pays pense » (LC : 34), malgré sa quête d’une « vraie Chine » (LC : 46) aux paysages divers, à la beauté antique et à la somptuosité impériale, Segalen s’applique surtout à former sa propre vision de la Chine : « Au fond, ce n’est ni l’Europe ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine. Celle-là, je la tiens et j’y mords à pleines dents » (C, I : 1148, à Debussy, 6 janvier 1911[9]). Il s’agit d’une vision immense et vide, et de ce fait inspiratrice, puisqu’« il pourrait [y] inscrire les richesses qu’il imaginerait » (Manceron 1992 : 287). Le personnage de Guangxu [Kouang-Siu], l’empereur impuissant, incarne tout à fait cette vision au cœur vide. Selon Segalen, cet empereur qui vit enfermé a dû rêver des choses immenses et chanter pour lui-même, mais « [sa] puissance est vide, et [son] empire désert » (LC : 196). Cette figure inspiratrice répond à l’objectif qui conduit Segalen en Chine : « Je me donnerai tous les jours à Pékin, la tâche ou le Devoir de composer. Puisque tout, tout le reste ne vaut que pour en arriver là » (LC : 60).

La figure de l’Empereur résume la réalité extérieure de l’empire ainsi que ses milliers d’années, sa genèse mythique et son immensité qui forment autour de lui une atmosphère de mystère. Pour Segalen, « le Mystérieux, la sensation de Mystère, n’est donnée qu’au moment où le Réel va toucher l’Inconnu. Et elle est donnée d’autant plus fort que le point de départ du réel est plus complet, plus solide » (LC : 191). Selon ce principe, le personnage de l’Empereur est le foyer d’énergie de la vision de la Chine, le cœur dévorant de tout un univers immense qui se renouvelle selon un ordre impénétrable. Autrement dit, à travers ce personnage Segalen tente de saisir la Chine de façon globale, en s’appuyant sur deux de ses attributs : l’immensité et la durée multiple.

Dans les fragments cités par les Lettres de Chine, l’immensité semble avoir deux sens : l’immensité du pouvoir et l’immensité du monde. Le regard que Segalen porte sur cette immensité est structuré : pour l’exprimer, il recourt souvent à l’opposition entre le lointain et le proche, appliquée aux éléments architecturaux d’une part (cité, palais, jardin) et aux directions ou pôles géographiques d’autre part (Nord vs Sud). L’immensité du pouvoir n’est pas une notion abstraite. Dans les Lettres de Chine, l’Empereur incarne la loi de l’univers : « La Chine est ton empire, et l’Empire est l’image du Ciel » (LC : 150) ; « L’Empereur : tout sera pensé par lui, pour lui, à travers lui. Exotisme impérial, hautain, aristocratique, légendaire, ancestral et raffiné. Car tout, en Chine, redevient sa chose. Il est partout, il sait tout et peut tout » (LC : 122). Pour Segalen, devant l’immensité du pouvoir impérial, tout se transforme et prend un sens nouveau : « Sa capitale ? Jardin pour ses yeux. Sa province ? Petit parc » (LC : 122).

Voici le cœur de la ville… les princes la faisaient à leur gré, et la rasaient à leur colère. Ils jouaient avec elle, la déplaçant de cinq li vers le Nord ou vers le Sud comme nous poussons un meuble encombrant. Trop grande ? On raccourcissait les villes. Très immenses, on encadrait tout de murailles, les retouchant ainsi qu’un chalet de bois menuisé ; et quand le Maître en désirait une autre, il la dessinait ici, comme les allées d’un petit jardin que l’on plante à son gré[10]. (LC : 101).

Soumis à cet immense pouvoir, la ville et le pays sont réduits à un jouet que l’on traite avec une liberté fantasque et capricieuse.

Dans les Lettres de Chine, l’immensité du monde n’est pas une notion indéterminée, mais bien concrète. Selon les textes fragmentaires rédigés dans les Lettres en vue de son roman Le Fils du ciel, le sud est le symbole du faste, des fleurs, des bêtes préférées de l’empereur, des collines et des lacs. Le nord est la direction du pouvoir de l’empereur, de la domination, de la sévérité, du regard qu’il porte sur sa cité impériale, la mer immobile des architectures et l’immense étendue de son pays (voir LC : 100). En fait, la conception que Segalen élabore de l’espace et du monde est clairement influencé par sa lecture du Livre de la Voie et de la Vertu (Daode jing). Il se montre quelquefois sensible au lien indicible entre l’organisation de l’espace, du monde, le pouvoir et la loi entre le ciel et la terre. Par exemple, la ville de Pékin présente une conception spatiale qui répond à l’immensité ordonnée du pouvoir impérial ; son plan est l’image la plus évidente de ce pouvoir avec « le lieu de ses palais, la ligne ordonnée et grandiose, et l’axe triomphal qui la perce de part en part » (LC : 100). Le regard poétique permet donc de discerner l’ordre intérieur de l’immensité de l’espace et du pouvoir de l’empereur.

Par son regard, Segalen cherche également à pénétrer et à saisir la totalité et l’ordre intérieur du temps en lien avec l’empereur. Cette quête aboutit à la notion de la durée multiple, durée constituée des cycles de vie qui se ressemblent et se recommencent à l’infini. Pour discerner la durée multiple, Segalen insiste sur la pérennité des monuments, des dynasties ou des empereurs, qu’il dépouille de leur réalité sociale, politique, quotidienne. En effet, la durée multiple dans laquelle il les saisit n’est pas la durée limitée à un seul monument, une seule personne ou une seule dynastie : « Un empereur tombe ! qu’un autre lui succède : un palais meurt, qu’on en hausse un second exact et répété » (LC : 109) ; « Tu méprises la durée singulière. Un règne s’éteint ? Qu’un autre s’apprête au même sacrifice. Un jour s’abat, vienne le lendemain promis. Phénix des hommes, tu renais de leurs vœux. Tu es partout, tu es toujours, tu passes et tu demeures : que si les êtres fuient, toi seul trône imperturbable en tes règnes divers » (LC : 151). Plus précisément, l’objet saisi n’est pas réduit à une existence individuelle, mais comme inscrit dans l’espèce dont il relève : le Monument, l’Empereur, le Peuple, c’est-à-dire une figure qui contient la totalité des existences de l’espèce à laquelle elle appartient. Ainsi, le temps et la durée sont employés, non pour parler de la vie des choses, mais pour parler de leur existence comme entité. En effet, comme le résume Philippe Postel, dans une première étape du parcours intellectuel que Segalen suit dans son approche de la statuaire chinoise, « l’exotisme consiste à saisir d’un point de vue global, le réel dans sa diversité, ainsi que chaque élément de ce réel dans son unicité absolue » (Postel 2001 : 161[11]). La durée multiple n’est pas une mesure, mais une forme d’existence idéale et immense, sans limite, sans borne.

La durée simple est fragile, soumise au temps qui passe et détruit les choses du monde, comme une bouche béante et anéantissante. Le temps est vorace, certes, mais la durée multiple résiste à la force destructrice du temps, elle est le signe d’une transcendance humaine : « Quel mépris à rebours du Temps lui-même ! Il dévore ? Qu’on lui donne à dévorer. Il ruine ? Il décatit, il abrège, il tronçonne, il éventre et pourrit ? Qu’on lui donne à détruire (LC : 107). C’est la durée multiple qui assure la continuité et le triomphe de l’homme sur le Temps :

Rien de pesant ne résiste aux dents affamées des années : la durée n’est point le sort du solide : l’immuable n’habite pas en nos demeures, mais en nous, et si le Temps ne s’en prend pas à l’œuvre, c’est à l’ouvrier qu’il en veut. Il dévore ? Donnons-lui à dévorer. […] Point de révoltes sacrilèges : honorons les Âges dans leurs chutes magnifiques et le Temps dans sa voracité (LC : 171-172).

La perception de la durée multiple permet à Segalen d’adopter une attitude presque provocatrice à l’égard du temps. Cette perception est aussi une connaissance enivrante, elle permet de saisir non seulement la précarité de notre situation, mais aussi l’espoir de la dépasser. Si notre corps, notre œuvre et notre vie sont détruits par le temps vorace, l’Homme, son Œuvre et son Histoire se perpétueront toujours. Ainsi, la durée multiple semble se rapprocher de l’éternité, puisque la vie s’y termine et recommence vertigineusement, à l’infini, sans précipitation. L’homme qui l’aperçoit vit à la fois le passé, le présent et l’avenir.

Par ailleurs, l’inscription dans cette durée multiple magnifie le sens des gestes de l’empereur. Ainsi, dans le Temple de l’Agriculture, « le geste est grand comme l’Empire, grand comme la terre nourricière et bénie, et ceci, que l’on répète aujourd’hui, n’est que l’écho des milliards de gestes semblables accomplis depuis des époques plus nombreuses que les gerbes dressées » (LC : 95). Le geste immense de l’Empereur est riche de sens parce qu’il s’inscrit pleinement dans le cours de l’histoire millénaire, dans une durée qui se répète et se renouvelle sans cesse, dans les gestes identiques qui se reproduisent depuis quatre mille ans.

Les Lettres de Chine traversent librement l’espace immense, les milliers d’années défuntes, les frontières entre la réalité et le rêve ; elles retracent la rencontre féconde du voyageur avec l’Autre, rencontre qui reflète son amour de la pureté, du mouvement et de l’immensité dans une époque où tout s’agite. Il admire le faste et la beauté de l’empire qu’il embrasse comme un joli rêve immense figuré par l’empereur portant en soi l’image du ciel, la pérennité du peuple, l’immensité du pouvoir, la somptuosité des monuments mais aussi la menace du déclin. Ce qui ressort de son écriture, c’est sa propre Chine, une vision de la Chine, non pas une réalité extérieure et vivante, mais un fait représenté, un trésor de l’esprit. Dans cette vision, au lecteur contemporain de Segalen, la Chine « s’offrait très lointaine et très proche, comme un ordre étrange, n’ayant jamais caché que chaque être porte en soi sa Chine, son nœud de mystère » (Grand 1990 : 13). Le fait de considérer l’objet rencontré en dehors de son propre cours historique le place dans une profondeur indéfinie, et peut susciter une écriture intérieure, un reflet indirect de soi-même.

En réalité, la rencontre de Segalen avec la Chine nous révèle la profondeur poétique d’une vie qui refuse toute sorte de transcendance autre que sa propre durée et son désir de la grandeur, du Mystère ; à travers la figure de l’Empereur, Segalen nous révèle que l’homme est capable de mettre en lumière un moment présent intense où le temps et l’espace sont interpellés dans leur totalité. De plus, cette rencontre comporte des rencontres taciturnes avec des choses qui ne refusent pas le déclin, mais qui s’inscrivent dans une durée multiple, plus vivante,plus ou moins indifférente. En définitive, cette rencontre est aussi la rencontre de l’autre, du différent, du lointain[12].

 

 

  • Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Grand 1990 : Grand, Anne-Marie, Victor Segalen, le moi et l’expérience du vide, Paris, Méridiens Klincksieck, 1990.

LC : Segalen, Victor, Lettres de Chine, présentées par Jean-Louis Bédouin. Paris, Plon, Collection « 10/18 », « Odyssées », [1967] 1993.

Manceron 1992 : Manceron, Gilles, Segalen, Paris, Jean-Claude Lattès, 1992.

Postel 2001 : Postel, Philippe, Victor Segalen et la statuaire chinoise. Archéologie et poétique, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2001.

  • Contributrice

Bie Zhi est docteure de l’Université de Bretagne Occidentale (thèse soutenue sous la direction de Marie-Josette Le Han : « Les correspondances amoureuses de Joë Bousquet : espace d’identité et d’altérité »), postdoctorante de l’Université Sun-Yat-Sen (Canton, Chine). Elle s’intéresse aux correspondances des écrivains modernes, à la poésie du XXe siècle.

  • Bibliographie de l’autrice

Joë Bousquet : Correspondances amoureuses, espace d’identité et d’altérité, Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 2020.

[1] La « vraie Chine » est celle qui demeure intacte des influences étrangères, sur tous les plans. En quittant le Shanghaï cosmopolite, il écrit ceci : « Je m’en vais sans regret, vers la Chine, la très vraie » (LC : 46).

[2] Voir les abréviations dans la bibliographie en fin d’article. Nous nous réfèrons à l’édition des Lettres de Chine (abrégé en LC) chez Plon, parue en 1967 : Victor Segalen, Lettres de Chine, présentées par Jean-Louis Bédouin, Paris, Plon, Collection « 10/18 Odyssées », [1967],1993. Cette correspondance a été traduite en chinois : 谢阁兰著, 《谢阁兰中国书简》, 邹琰译, 上海, 上海书店出版社, 2006 年. / Xie gelan zhu, Xie Gelan zhongguo shujian, Zou Yan yi, Shanghai, Shanghai shudian chubanshe, 2006 nian. / Segalen, Lettres de Chine, traduction de Zou Yan, Shanghai, Shanghai shudian chubanshe, 2006.

[3] Les maisons de Suzhou [Sou-Tcheou], ville qui occupe une place importante dans l’architecture traditionnelle de la Chine, lui paraissent peu chinoises, sans doute parce que leur toiture grise rappelle au voyageur les ardoises de la Bretagne.

[4] Le mot lœss en chinois se dit littéralement « terre jaune » ((huángtŭ 黄土).

[5] « Les autres villes sont accessibles, vastes, encombrées de charrettes à roues ferrées comme des sabots de mules, de petits chevaux solides et fort séduisants, et d’admirables devantures de boutiques, sculptées, fouillées, on dirait à même un or qui était vieux déjà quand on le travaillait » (LC : 61).

[6] En Chine, dans l’antiquité, le positionnement et la planification d’une grande résidence qui comporte des bâtiments, des cours, des parcs, des pavillons et des plans d’eau respectent en général les règles complexes de la géomancie, pour former un espace où le souffle de vie soit propice aux résidents et à leurs descendants.

[7] On reconnaît bien évidemment un texte à l’origine de la Préface de Stèles.

[8] Voir la lettre à Yvonne datée du 5 février 1910 alors que Segalen est en mer vers Nagaski : « Notre voyage a pris fin à Yi-tchang. Depuis, nous errons un peu lamentablement » (LC : 250).

[9] Les références à la Correspondance publiée aux éditions Fayard (2004) sont ainsi signalées, en précisant le destinataire, la date, le tome et la page.

[10] Bien sûr, avec l’avancement de sa réflexion, Segalen nuance cette liberté qu’il prête à l’Empereur. Quelques pages plus loin, il reprend, en lui apportant quelques modifications, cette évocation du pouvoir capricieux de l’Empereur : « Toutes les villes qui jonchent la plaine immense inclinée vers la mer, tu les dessines à ton plaisir ou les défais sous ta colère ; jouant avec leurs murailles. Et lorsqu’il te plaît d’en imaginer une autre, tu la façonnes, dans ton esprit, avec ses allées, ses routes orientées, ses portes et ses tours. […] Autour d’elle, les Provinces, — tes parcs et tes halliers. Les plus proches, tes greniers, les plus reculées, tes campagnes. » (LC : 150). Au long de cette correspondance, la liberté impériale va progressivement s’enliser dans le rêve à mesure que l’image de l’Empereur s’incarne en Guangxu [Kouang-Siu].

[11] Cette citation figure dans la dernière partie de l’étude, « Un voyage à travers les formes sculptées », et concerne l’« art essentiel », avant l’« art de l’élan » et l’« art en devenir ».

[12] Cet article est une étape des travaux soutenus par les fonds de recherches 2020GZQN03, 19ZDA221.

Catégories
article dans Cahiers Segalen

Philippe Postel, Une rencontre poétique : Victor Segalen et Pang Pei

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Une rencontre poétique : Victor Segalen et Pang Pei

Philippe Postel

  • Résumé

L’article propose une étude de réception créatrice : des Lettres de Chine, la correspondance de Victor Segalen avec sa femme Yvonne en 1909-1910, lors de son premier voyage en Chine, aux Lettres de Chine de Segalen, recueil poétique de Pang Pei. Après une présentation du poète chinois et une approche intertextuelle, sont mis en regard d’une part un portrait de Segalen sous les traits d’un érudit, d’un héros et d’un voyageur, d’autre part un autoportrait de Pang Pei en poète néo-romantique. Mais le recueil vaut surtout par son caractère « anamorphique », c’est-à-dire par le va-et-vient, parfois la fusion, souvent l’indécision entre les deux figures de poètes.

  • Abstract

A poetic Encounter: Victor Segalen and Pang Pei

The paper is a study of creative reception: from the Letters from China, Victor Segalen’s correspondence with his wife Yvonne in 1909-1910, during his first journey in China, to the Letters from China by Segalen, a poetic collection by Pang Pei. After a presentation of the Chinese poet and an intertextual approach, two analyses are successively offered, echoing to one another: first a portrait of Segalen as a scholar, a hero and a traveller, then a self-portrait of Pang Pei as a neo-Romantic poet. But the collection is most of all fascinating for its “anamorphic” character, that is to say by the back and forth movement between the two figures of poets, sometimes their fusion, and often the impossibility to tell the difference between the two.

  • Pour citer l’article

Postel, Philippe, « Une rencontre poétique : Victor Segalen et Pang Pei », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

Une rencontre poétique : Victor Segalen et Pang Pei

Philippe Postel

十年生死两茫茫

不思量

自难忘

千里孤坟

无处话凄凉

纵使相逢应不识

尘满面

鬓如霜

   ——苏轼:《江城子》乙卯正月二十日夜记梦

Dix ans que vivant et mort s’ignorent

Je ne cherche pas à me souvenir,

Oublier est simplement impossible

À mille li, le tombeau solitaire,

Nul endroit où épancher mon chagrin

Si l’on se rencontrait, tu ne me reconnaitrais pas

La poussière plein mon visage

Les tempes comme le givre.

Su Shi, Sur l’air de « L’homme de la ville du fleuve »,

« La nuit du 20e jour du 1er mois de l’année Yimao,

je transcris un rêve[1] »

C’est Bei Huang, professeur à l’Université Fudan et une amie de longue date, qui, lors d’un colloque qu’elle avait organisé à Shanghaï en 2016, m’a permis de connaître le poète Pang Pei (庞培), et le recueil qu’il avait écrit et publié quelques années auparavant sous le titre chinois Xie Gelan Zhōngguó shūjiăn (谢阁兰中国书简, littéralement « Lettres de Chine de Segalen »), dont on a publié en 2017 une traduction partielle dans le numéro 3 des Cahiers Segalen, intitulé Lectures de Chine. Ainsi, l’émotion déclenchée par la lecture des lettres adressées par Segalen à sa femme en 1909, publiée une première fois en 1967, de nouveau en 1993, puis traduite en chinois par Zou Yan (邹琰) en 2006[2], a déclenché à son tour chez Pang Pei une écriture poétique en relais, comme il le confie lui-même dans les « notes » (Hòujì 后记) rédigées en 2013 à l’occasion de la publication d’une traduction partielle du recueil dans les Cahiers Segalen. Il évoque en effet « une risée étrange qui passe sur mon cœur » (我心头有一阵奇异的海上的风掠过), et avoue :

这样的信件,这样隐秘的言辞、文字和心声,瞬间从一本叫做《谢阁兰中国书信》的书上潮水般、闪电般向我袭来。

Ce genre de lettres, ce genre de confidences, écrits et états d’âme, glanés en un clin d’œil au livre appelé Lettres de Chine, m’envahirent comme une marée, me frappèrent comme un éclair. (Cahiers Segalen n° 3 : 264, traduction de Florian Couriau).

Comment s’opère cette réception ? Tout d’abord sur le mode de l’intertextualité, mais plus qu’une réécriture, il s’agit en fait d’un double portrait : celui de Segalen, portrait imaginaire, et celui de Pang Pei lui-même, un autoportrait. On verra qu’en fait les deux portraits sont indissociables et que ce caractère indissociable fait partie de l’esthétique même du recueil. Mais auparavant, nous allons présenter le poète chinois.

Situation de Pang Pei

Pang Pei est né en 1962, dans la province côtière du Jiangsu, précisément dans la ville de Jiangyin qui se trouve sur le Yangzi, après Nankin et au nord de Wuxi. C’est donc un homme du Sud, où, à ma connaissance, il continue de vivre. Il est diplômé de l’Université de Nankin, en chinois. Sa première œuvre publiée est un roman, en 1985, puis il publie de la poésie ; à ce titre, il obtient quelques prix dans les années 1990. Notons qu’il ne connaît pas d’autre pays et d’autre langue que la Chine et le chinois :

不会法语或任何一门外语。

Je n’ai jamais eu l’occasion d’apprendre le français ni quelque langue étrangère que ce soit (Entretien).

Pang Pei écrit dans un contexte de création poétique qu’il convient de rappeler. Il bénéficie de deux moments historiques d’ouverture culturelle de la Chine aux littératures étrangères, se traduisant notamment par la publication de nombreuses traductions. De son vivant, il connaît l’ouverture des années 1980, qui constitue une rupture avec la période de la Révolution culturelle (1964-1974) :

在中年之前,对欧洲各国文学、其中自然包括了法国文学自夏多布里昂和伏尔泰以来作品量的反复浏览,甚至就此形成了一名作家精神历程中至关紧要的青少年时期的生理。我的意思是说,我对于拉克洛(《危险的关系》)、梅里美、司汤达、波德莱尔、普鲁斯特和众多法语诗人作家作品的熟悉程度,几乎等同于我自己的家人或亲朋好友。一方面,这得益于20世纪中国现代性历程的整体压抑、过份焦虑;另一方面,自然更多更大范围地得益于“十年文革”之后。

Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup lu d’œuvres européennes, y compris des œuvres françaises à partir de Chateaubriand. C’était une importante formation intellectuelle pour ma vie d’écrivain. Je veux dire que, Choderlos de Laclos, Mérimée, Stendal, Baudelaire, Proust, ainsi que d’autres écrivains français, me sont presque aussi familiers que mes amis ou des membres de ma famille. Cette familiarité est due, d’une part, à l’inquiétude collective issue de la modernisation de la Chine tout au long du XXe siècle, et, d’autre part, à la production foisonnante d’œuvres traduites après la Révolution Culturelle. (Entretien).

Mais auparavant, avant la naissance de Pang Pei, la Chine s’était ouverte une première fois aux littératures étrangères : c’est ce qu’il est convenu d’appeler la Révolution littéraire des années 1910-20. La poésie s’émancipe alors des formes contraintes de la tradition classique. Au début du XXe siècle, les jeunes poètes chinois adoptent le vers libre après leur découverte de la poésie occidentale, soit par le biais des traductions japonaises, pour ceux qui sont partis étudier au Japon comme Lu Xun (鲁迅, 1881-1936) ou Guo Moruo (郭沫若, 1892-1978), soit directement en anglais comme ce fut le cas pour Hu Shi (胡适, 1891-1962) ou Wen Yiduo (聞一多, 1899-1946), étudiants aux États-Unis (voir Chen-Andro 2014 : 12). Cette liberté acquise a peut-être une incidence plus forte dans la poésie chinoise car, traditionnellement, le vers se confond avec la phrase syntaxique (les deux se disent en chinois 句), si bien qu’il n’existait pas d’enjambement dans la tradition. Le vers libre permet donc de s’exprimer avec souplesse et naturel. De plus, dans ces années 1910-20, le poète revendique le droit de s’exprimer en son nom propre : c’est la légitimation de la parole subjective, favorisée en particulier par la société appelée Création (Chuàngzào 创造, groupe créé en 1921, dont les idées et les productions son diffusées dans la revue qui porte le même nom). Cette orientation subjective connaît une résurgence à la fin des années 1970, puis une véritable effervescence dans la décennie suivante (voir Chen-Andro 2014 : 21).

Ces deux caractéristiques se retrouvent dans la poésie de Pang Pei, qui présente néanmoins également des caractéristiques classiques. J’en relèverais deux seulement. Parfois, mais peu souvent il est vrai, l’écriture poétique de Pang Pei présente une facture classique. Ainsi, au début ou à la fin d’un poème, peut apparaître un quatrain (juéjù绝句), jouant sur les parallélismes, dans la plus pure tradition :

恒山脚下

盛产稻米和佛教

黄河两岸

流淌孤独和抑郁

Au pied du mont Heng

Blé et bouddhisme à foison

Sur les deux rives du fleuve Jaune

Coulent la solitude et le désespoir (poème n° 10, v. 1-4)

Même jeu dans ce quatrain-ci :

静静的江水

古老的经卷

紧贴的心跳

相挨的脸庞

Eaux calmes et paisibles

Anciens rouleaux de sūtras

Cœurs palpitants serrés les uns contre les autres

Visages frappés les uns par les autres (47, 47-50)

Mais c’est surtout le sujet général du poème qui rappelle une tradition poétique bien attestée : il existe en effet de nombreux poèmes relatant un voyage ou une excursion, puis donnant lieu à une méditation, comme les célèbres poèmes de Su Dongpo sur « La Falaise Rouge » (voir 2004 : 63-69).

La publication ne comporte ni lieu ni date, mais elle se situe aux alentours de 2012. Elle est assurée par un éditeur indépendant : les éditions « indépendantes » (duli 独立) Amiba. Le titre chinois du recueil — en français Lettres chinoises de Segalen, en chinois Xie Gelan Zhōngguó shūjiăn (谢阁兰中国书简) — reprend le titre de la traduction en 2006 par Zou Yan (邹琰) des Lettres de Chine adressée par Segalen à son épouse. Pang Pei détaille ainsi les circonstances dans lesquelles il a écrit le recueil dans les Notes de 2013 :

我是四年前在书店里,在长排的书架跟前第一次从一大排书脊中抽出邹琰的译本:谢阁兰当年的书信。从书店走回家的路上,我已完成全诗64章节的大体构思。

Voici quatre ans déjà que, pour la première fois, parmi les livres disposés sur une grande étagère dans une librairie, j’ai mis la main sur la traduction par Zou Yan des Lettres de Chine. De la librairie jusque chez moi, les soixante-quatre chapitres de ce poème sont nés. La composition, la correction et la finition ont pris à peu près deux mois (Cahiers Segalen n° 3 : 267)

Ce mode de création est précisé à la fin du poème, lorsque Pang Pei donne les dates de la composition de son poème : en septembre 2010, pendant trois jours, il écrit une première version ; puis il termine une deuxième version le 5 novembre 2010 ; la « version définitive après correction, établie de nuit » (夜改定) date enfin du 26 juillet 2011. Il s’agit donc d’une écriture surgie d’un jet, lors d’une création particulièrement intense et féconde, puis retravaillée par la suite, ce qui correspond bien à l’ordo neglectus, le style « spontané » qui convient, selon les manuels de rhétorique, au style de la lettre.

Un poète chinois sous influence

Nous proposons à présent une approche intertextuelle qui tentera tout d’abord d’établir les liens entre le recueil de Pang Pei et les Lettres de Chine, la seule partie de la Correspondance de Segalen, qui soit traduite en chinois. Pang Pei opère bien entendu de nombreux transferts de contenus. Il intègre par exemple le nom de Mavone (Yvonne), translittéré Mawona :

像抱着你年轻的身子

啊!玛沃娜

J’embrasse ton corps jeune et brûlant

Ah !, Mavone (8, 2-3)

Ailleurs il fait référence à Annie, la fille de Segalen : « Annie et Ma[vone] chérie » (阿尼玛卿, 40, 7).

Il lui arrive aussi de transposer des épisodes entiers. Il s’agit parfois d’une simple évocation, comme lorsqu’il fait référence au trajet entre deux provinces situées à l’ouest de la Chine, le Gansu (Kan-sou) et le Sichuan (Sseu-tch’ouan), trajet que Segalen relate dans la lettre du 17 novembre 1909 (voir C : I, 1044-5) :

我的目光停留在“岷山”、“黑水峡谷”。

Mon regard se fixe sur le mont « Min », sur les « Gorges des Eaux-Noires » (19, 7).

Il évoque également le fameux épisode de la tête de Bouddha (voir C : 29 août 1909, I, 980-2 et le poème 47, v. 18).

Parfois, il s’agit d’un épisode plus développé. Pang Pei reprend assez précisément l’étape à Suzhou (voir C : 1er juin 1909, I, 871-2) dans le poème 28. On y retrouve les remparts — « la ville enceinte des éternels créneaux » devient simplement le « mur d’enceinte » (围墙, v. 10) — ainsi que les « venelles » (小港, v. 15), le « théâtre » (古戏台, v. 16) et, élément du décor qui ne s’invente pas, la « procession de la fête-Dieu », transformée en célébration de la naissance de Guanyin (观音生日v. 6). De même, la visite au Temple des Nuages Azurés (Biyun si, ou Pi-yuen Sseu), évoquée dans la lettre du 12 juillet 1909 (C, I : 915-7), est reprise en ces termes :

山脚 下清凉的碧云寺

那里的五百罗汉 […]

Au pied de la montagne, se trouve le frais Temple des Nuages azurés

Qui contient les cinq cents arhats […] (13, 9-10)

Le texte du poème chinois comporte meme une citation littérale : le « rouge infernal de Guignol », qui décrit certaines statuettes bouddhiques (C, I : 916), devient « cette sorte de rouge sombre de Guignol » (那种吉尼奥尔的暗红色, v. 16). On pourrait relever encore d’autres citations, qui fonctionnent comme des clins d’œil adressés aux initiés : ainsi, lorsqu’il évoque « un renom littéraire qui n’est pas sans orgueil / Amoureux des châteaux dans les âmes » (不无骄傲的文学声名 / 依恋灵魂中的城堡, 15, 13-4), on songe bien évidemment à la célèbre formule souvent citée par Henry Bouillier et d’autres critiques : « Il y a toujours le mystique orgueilleux qui sommeille en moi. […] [Je suis] resté, d’essence, amoureux des châteaux dans les âmes et des secrets corridors menant vers la lumière… » (C, I : 885-6, 13 juin 1909). 

Comme dans les lettres d’amour de Segalen, certains passages des poèmes tentent d’abolir l’absence de l’être aimé, qui est assimilé au paysage environnant, comme dans le poème 20 :

我所见

世间万物都有你的美丽

如同月亮,草木,光照

如同河流山岳

包括我白天经过的长城

Tout ce que je perçois

Des choses du monde a ta beauté

Comme la lune, la végétation, la lumière

Comme les rivières et les montagnes

Y compris la Grande Muraille que j’ai traversée pendant la journée (v. 3-7)

L’être aimé devient une présence qui accompagne le voyageur :

我在一块残缺的碑上

取得你奇妙的爱抚 […]

于是我深入大漠的旅行变成你迷人的舞蹈

Sur une stèle du chemin ébréchée

J’ai obtenu ta merveilleuse tendresse […]

Aussi mon voyage au plus profond du désert se transforme en ta charmante danse (v. 13-4 et 18)

Finalement, à la faveur d’un parallélisme fort classique, se produit le paradoxe d’une absence-présence :

我们相距万里

我们共同前行

Nous sommes séparés par dix mille li

Nous avançons ensemble (v. 25-6)

Pang Pei ne fait pas que reprendre certains éléments relevant du contenu des « lettres de Chine », il reproduit aussi la situation d’énonciation, en donnant à ces poèmes l’allure de lettres. Parfois, une mention de date suffit à renvoyer implicitement à la situation d’énonciation de la lettre : « hier » (昨天) rythme et structure le poème 12 (v. 1, 17, 44 et 53). On rencontre de temps en temps des phrases performatives, décrivant l’acte d’écrire des lettres :

我独自写信

Seul, j’écris une lettre (11, 1)

Autre référence matérielle à la correspondance :

我给你起的,是一种光芒

是经海上痛苦的颠簸过后

所到达的永恒

Celle [lettre] que je t’envoie, c’est [une lettre] pleine de lumière

C’est l’éternité atteinte

Après avoir connu l’agitation des souffrances lors de la traversée en mer (13, 1-3)

Pang Pei fait encore référence aux aléas du courrier postal :

是惊喜莫明收到大堆家信

J’ai eu la bonne surprise de recevoir, sans explication, une pile de courrier de la famille (48, 20)

我再没收到过你的来信

Je n’ai plus reçu de lettre de toi (19, 15)

都在等爱人来信

Il attend une lettre de son aimée (51, 6)

En dépit du titre du recueil, l’intertextualité ne se limite pas aux Lettres de Chine. En fait Pang Pei a lu toutes les œuvres de Segalen disponibles en traduction chinoise, et réinvestit ces lectures dans ses poèmes. Comme il le dit dans l’entretien, il a commencé par lire Stèles : il s’est agi tout d’abord de quelques poèmes, puis il a lu le recueil entier dans la traduction publiée en 1993, assurée par Qin Haiying et Che Jinxiang[3] ; ensuite, il a lu les Lettres de Chine, Peintures, Équipée et l’Essai sur l’exotisme :

所以,我阅读谢阁兰,最早是他的长诗《碑》的中译本片断。[…] 至于《画》、《出征》以及《书简》,都是中年之后才读到的 。

C’est donc à partir des poèmes de Stèles que j’ai commencé à connaître Segalen. […] Quant à d’autres œuvres de Segalen — Lettres de Chine, Peintures, Équipée et Essai sur l’exotisme – je les ai lus plus tard. (Entretien)

Les échos avec Équipée, traduit en chinois par Li Jinjia[4] sont attendus, du fait de la thématique du voyage que les deux recueils ont en commun. Ainsi, le lien « immémorial » entre la Tibétaine et les montagnes qui l’entourent :

曾经,在亿万年前的昨日

她们和神山相视一笑

彼此凝望

颔首会意

Par le passé, à la veille de millions et de milliers d’années

[Les jeunes Tibétaines] et les montagnes sacrées se rencontrent et se sourient

Se fixant du regard

Se comprennent d’un hochement de tête (53, 11-4)

… rappelle tel passage d’Équipée :

Son attrait est fait de ses montagnes ; de son inaccessible, et de tout l’air de toutes les cimes qui l’ont rougie et durcie. (OC, II : 301)

Mais c’est Stèles qui est la source principale du recueil. Pang Pei en emprunte tout d’abord la structure. Son recueil est en effet divisé en cinq sections correspondant aux cinq points cardinaux : Est, Nord, Sud, Ouest et Milieu. On constate toutefois trois différences par rapport à Stèles. Pang Pei ne reprend pas les stèles du « Bord du chemin », mais nous verrons qu’en fait les poèmes de Pang Pei entrent pour la plupart dans l’esprit des stèles de paysage contenues dans cette section du recueil de Segalen. L’ordre des sections n’est pas exactement le même, puisque, dans Stèles, se succèdent le Sud, le Nord, l’Est, l’Ouest, le Bord du chemin et le Milieu. Mais la différence le plus importante est que Pang Pei ne reprend pas à son compte l’association thématique du recueil de Segalen (le Sud associé à l’empereur et au pouvoir, le Nord à l’amitié, l’Est à la femme et à l’amour, l’Ouest à la guerre et à l’ennemi, le Bord du chemin à la nature et au divers, enfin le Milieu au moi) : les directions qui structurent le recueil n’ont qu’une signification géographique.

Une autre convergence structurelle tient au fait que le recueil de Pang Pei compte soixante-quatre poèmes, comme dans l’édition de Stèles de 1914, en référence, comme on sait, au nombre des hexagrammes du Livre des mutations (Yi jing 易经) : de même que le Livre des mutations commente les soixante-quatre situations humaines possibles (avec leurs « mutations »), qui résultent de la combinaisons des huit trigrammes primordiaux (8 x 8 = 64), de même le recueil poétique constitue une entreprise totalisante d’exploration du réel et de l’imaginaire.

Enfin, Stèles est présent dans le recueil de Pang Pei à travers de nombreux échos. Les trois exemples que je donne ci-après restent toutefois des hypothèses, car Pang Pei n’opère jamais de décalque pur : il s’agit de réminiscences. Tel passage :

温柔与强暴

坚韧与脆弱的奇特混合

如同太湖和长江

黄河和紫禁城

Tendre et violente

Curieux mélange de fermeté et de fragilité

Comme le lac Taihu et le fleuve Changjiang

Le fleuve Jaune et la Cité Interdite (5, 6-9)

… rappelle les « tourments » et les « tempêtes » de la « Terre jaune », par opposition à la plaine qui, « dans son plat », « ignor[e] les tumultes ». Le principe du contraste violent est également présent dans l’épigraphe de la stèle : 上平下乱, c’est-à-dire « En haut le plat, en bas le chaos » (voir OC : II, 100).

Deux autres passages font écho à « Nom caché ». Il est vrai que, pour le premier, on peut hésiter avec « Conseils au bon voyageur » :

在白云、群山、大海之间

我该去向何方?

在智慧、沉痛、愚昧之间

我又作何抉择?

Entre les nuages blancs, les montagnes ou les mers

Dans quelle direction dois-je partir ?

Entre la connaissance, l’amertume et l’ignorance

Quel choix dois-je faire encore ? (29, 39-42)

Par ailleurs, l’épigraphe inscrite cette fois-ci par Pang Pei sur la page de titre de la section de l’Ouest reprend l’idée que l’on peut tirer du dernier poème de Stèles : 《人无识者》, c’est-à-dire « l’homme est un être qui ne détient pas la connaissance ».

Dernier exemple : certains éléments volontairement pittoresques de « Cité Violette Interdite », ainsi que l’aspiration à vivre retiré, se retrouvent ici :

我要留在古代的庭院,像一小块

破碎的瓷片

留在花坛、莲池和听雨轩

Je voudrais rester dans les jardins de l’antiquité, comme un petit

Tesson de porcelaine brisée

Rester dans un parterre de fleurs, un bassin de lotus ou sur un pavillon pour écouter la pluie (43, 2-4)

L’Essai sur l’exotisme est une autre source d’inspiration. Pang Pei retient surtout la notion d’exotisme entendu comme « esthétique ». Il reprend donc à son compte l’idée selon laquelle la distance entre le sujet contemplant et l’objet contemplé est la condition de possibilité de l’expérience du beau :

我的一生,是对美,对远方的

无益的尝试

惟其无益,才显得高贵

才比美更美

Ma vie, c’est être face au beau, face à la distance

Expériences sans utilité

C’est justement l’inutilité qui révèle sa noblesse

Une beauté qui dépasse la beauté (12, 40-3)

On peut noter encore un lien intersémiotique entre le recueil de Pang Pei et certaines photos célèbres de Segalen. Ainsi la photo qui, en 1914 (après 1909, la période des Lettres de Chine), rassemble les trois membres de la mission archéologique Victor Segalen, Gilbert de Voisins et Jean Lartigue travaillant, la nuit, autour d’une table éclairée, a sans doute inspiré le poème 27, que je cite en entier :

深夜。一封信或一首古典

书签被搁到一本书里去的悄然感觉

灯也仿佛然亮书的内页

尤其在书合上

夜晚真正开始时

没有人看见我在做什么

我在爱你。我在一种寂然

抚摸我的童年

我登大了眼睛

……

Nuit profonde. Une lettre ou un poème ancien

Un sentiment de tristesse déposé dans le livre sur lequel est apposé le titre

La lampe aussi semble éclairer la page intérieure du livre

Surtout sur le coffret du livre

Juste au moment où la nuit commence

Personne ne peut voir ce que je fais

Je t’aime. Dans une sorte de silence

Je caresse mon enfance

J’ouvre grand les yeux

… (27)

Enfin, Pang Pei fait référence à d’autres écrivains français, des « maîtres » qu’il semble partager avec Segalen : Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé. On repère dans ce passage-ci :

风景的全部涵义,不过是

树木喃喃低语

一名远行者能到达的,只是他可怜的心

Le paysage, pris en entier, a une signification, mais en vérité

Les arbres font entendre un murmure

Si un homme qui vient de loin arrive [en ce lieu], c’est son cœur qui seul sera ému (7/1-3)

… une réminiscence des « Correspondances » :

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers.

Pang Pei mentionne Rimbaud à plusieurs reprises :

在这里,我想起兰波

C’est ici que j’ai songé à Rimbaud (12, 22)

除了我心中的兰波

Rimbaud [qui est] dans mon cœur (41, 9)

Mais le poète français est également suggéré à travers des images, comme le motif de la noyade :

中午到下午

就像海难的溺水

从水面到海底

慢慢沉落。光线

渐暗

Midi, puis l’après-midi

Comme justement les noyades parmi les périls en mer

Depuis la surface de l’eau jusqu’au fond de la mer

Lentement [je] sombre. Les rayons de lumière

Peu à peu s’assombrissent (60, 1-5)

Ce passage peut en effet rappeler ces deux vers du « Bateau ivre » :

[…] un noyé pensif parfois descend (v. 24)

Des noyés descendaient dormir, à reculons ! (v. 68)

L’image mallarméenne du naufrage (dans « Brise marine » et dans « Jamais un coup de dés ») pourrait trouver un écho ici :

[…] 村子

仿佛失事的船只在飓风中

[…] Le village

Ressemble à un bateau naufragé au milieu d’un ouragan (41, 19-20)

Mais Mallarmé est surtout présent à travers sa conception de la poésie que Segalen développe en particulier dans la Préface de Stèles : la poésie est un espace à part, sacré, essentiel, nécessaire, par opposition au monde contingent ; de même, Pang Pei oppose le papier xuan, censé « durer mille ans » (纸寿千年), à la Grande Muraille, le « Rempart de dix mille li » (万里长城) :

汉字书法也与月亮有关

利用阴影和线条

水的粼粼波光

草丛蟋蟀的低吟,在招魂用的

经幡般飘展的宣纸上

画下无声无色的岁月……

事实上,万里长城不及一张轻飘的

宣纸。了解中国,最好用手摸一摸

这种纸的绵柔纸质

摸一摸中国的心跳

摸一摸汉字的轻叹

La calligraphie chinoise a quelque chose de la lune

Avec son ombre et ses contours

L’éclat des vagues cristallines sur l’horizon marin

Le murmure des grillons dans les herbes

Les années sans bruit et sans couleur, tracées

Sur du papier xuan qui flotte semblable aux drapeaux tibétains

Que l’on utilise pour appeler les âmes des défunts…

En réalité, la Grande Muraille de dix mille li ne vaut pas

Une feuille de papier xuan qui flotte au vent. Pour comprendre la Chine, le mieux est de caresser de la main

Les longues feuilles souples de cette sorte de papier

Caresser le cœur battant de la Chine

Caresser le doux soupir des caractères (9, 9-19)

Ainsi, sans se limiter à une œuvre, ni même à un auteur (Segalen), Pang Pei utilise au moins deux modes de l’intertextualité : la reprise globale à travers le dispositif énonciatif des Lettres de Chine, la structure de Stèles et la thématique d’Équipée, et des reprises ponctuelles, sur le mode de la citation ou de l’écho.

Mais le recueil de Pang Pei ne se réduit pas à une réécriture, il s’agit d’une véritable rencontre poétique dans le sens où à la lecture, on perçoit véritablement deux voix qui s’entremêlent, celle de Segalen telle que Pang Pei la reconstitue, et celle du poète chinois lui-même. Le recueil brosse ainsi un double portrait. Nous allons tout d’abord essayer de dissocier les deux portraits, mais nous verrons qu’en définitive ils sont indissociables.

Portrait de Segalen en érudit, héros et voyageur

En lien bien entendu avec la notion segalénienne du Divers, Pang Pei voit tout d’abord Segalen comme un être de la diversité, qui s’est investi dans de multiples activités, domaines ou aspects :

我,毛利人 。海浪

一个中国主题,一名旅客 […]

我,远古人

次年二月与妻小在香港重聚

我,一本装帧精美的《道德经》

在想像与现实之间

溯江而上

沿途吟哦着 “认识东方” […]

依恋灵魂中的城堡 […]

我,天子 […]

Moi, Maori. Vague marine

Un sujet chinois, un voyageur […]

Moi, homme antique

En février de l’année prochaine, réuni avec ma femme et mon enfant à Hongkong

Moi, un exemplaire à la couverture élégante du Livre de la Voie et de la Vertu

Entre imaginaire et réel

Remontant le Fleuve

Récitant sur la route Connaissance de l’Est […]

Amoureux des châteaux dans les âmes

Moi, une sorte d’explorateur […]

Moi, Fils du Ciel (15, 1-18)

En l’espace de 18 vers seulement, comme la « vague » évoquée dans le premier, le poète français se transforme pour revêtir huit ou neuf aspects successifs : le Maori, le voyageur, l’homme antique, le père et époux, le navigateur, le lecteur (du Laozi et de Claudel), le mystique, l’explorateur, l’empereur… La diversité de Segalen atteint son paroxysme dans cet autre poème          :

[…] 我自己

也是未知本身,与我途经的一切相融合

我是中国人,欧洲人,日本人

我来自巴黎、德格、香港、南京

来自偏僻的雅安府

宝鸡、北海道、波尔多……

甚至无法追溯的古老种族的一支

我来自南太平洋的海滨渔村

来自陆路无法抵达的高原绝域

 […] Moi aussi,

Je demeure inconnu à moi-même, confondu avec tout ce qui a traversé ma route

Je suis Chinois, Européen, Japonais

Je viens de Paris, de Dege, de Hongkong, de Nankin

Du lointain Ya’an-fu

De Baoji, de Hokkaidō, de Bordeaux…

Et même d’une race antique immémoriale

Je viens d’un village de pêcheurs du Pacifique Sud

D’une région très lointaine de hauts plateaux continentaux inaccessibles (46, 7-15)

Parmi cette diversité, Pang Pei privilégie néanmoins trois figures, qui, selon lui, définissent Segalen : l’érudit, le héros et le voyageur. De très nombreuses occurrences font de Segalen un homme presque entièrement voué à des lectures concernant l’histoire chinoise et en particulier l’antiquité. Je donne trois exemples :

每天在万物静谧里

研读更加古老的诗歌

Chaque jour, dans la quiétude des choses

J’étudie une poésie encore plus ancienne (4, 8-9)

我有与众不同的停栖

停栖在远古

Je ne m’installe pas dans les mêmes nids que la foule

[Mon] nid se trouve dans l’antiquité (29, 14-5)

我要留在古代的庭园,像一小块

破碎的瓷片

Je voudrais rester dans les jardins de l’antiquité, comme un petit

Tesson de porcelaine brisée (43, 2-3)

Cet intérêt pour l’antiquité chinoise est d’autant plus remarquable qu’il fait contraste avec la jeunesse de Segalen :

啊!

来到中国

我多么年轻

脚下的这块土地

又是多么古老!

Ah !

Quand je suis arrivé en Chine

J’étais tellement jeune

Pourtant cette terre à mes pieds

Était tellement antique ! (5/1-5)

À cette érudition est associée la solitude, peut-être parce que l’érudition, par son exigence, est censée entraîner une sorte de renoncement à autrui. En tout cas, Gilbert de Voisins, le compagnon du voyage de 1909, est absent du recueil de Pang Pei. Segalen est lui-même très souvent mis en scène dans la solitude. Dans le poème 11 par exemple, la solitude est comme martelée par l’anaphore :

我独自写信

信以及信人已被烧成灰烬

我独自旅行

穿过海面雾朦朦一座孤岛

我独自爱

最终所爱的人比我更孤独

我独自回家

枯草的家。北方的家。积雪的家

一场大雨中窗户数出空洞无物

Seul, j’écris une lettre

La lettre ainsi que son auteur ont déjà été réduits en cendre

Seul, je voyage

Traversant une île reculée sur la mer embrumée

Seul, j’aime

Finalement l’être que j’aime est encore plus seul que moi

Seul, je rentre chez moi

Un pays d’herbes sèches. Un pays du nord. Un pays enneigé

Sous une forte pluie les fenêtres sont autant de vides béants (11, cité en entier)

L’érudit Segalen est encore décrit (c’est l’image que l’on a de lui en France aussi) comme un être hautain, altier, éloigné des foules, dans la tradition française ou européenne de l’esthétisme, comme dans ce poème où l’on recourt de nouveau à un procédé de répétition :

我有与众不同的黎明 […]

我有与众不同的海浪 […]

我有与众不同的停栖

Je ne connais pas les mêmes aubes que la foule […]

Je ne connais pas les mêmes vagues marines que la foule […]

Je ne connais pas les mêmes nids que la foule (29, 1, 10 et 14)

Par une association que l’on prête davantage à la tradition occidentale qu’à la tradition chinoise, cette solitude est l’envers d’une dimension héroïque dont Pang Pei revêt volontiers Segalen. Nous allons détailler les modalités de cette construction héroïque, puis nous tenterons d’en fournir une explication. Segalen est mis en scène comme un guerrier, tenant « une page manuscrite de [son] poème comme une épée antique au flanc » (一页诗稿如古代的佩剑, 29, 3). L’image réapparaît dans le dernier poème du recueil, sans doute pour décrire le poète sur le chemin du retour, rapportant son butin littéraire ; il est « comme un guerrier antique qui chérit son épée (像古代的勇士身怀宝剑, 64, 2). Pang Pei compare même Segalen à Hong Wu [Hong Wou] (洪武, 1328-98), le fondateur des Ming, un bandit devenu empereur :

我以一支乞讨人群改造的军队

24岁的起兵吗直捣皇朝

Moi, avec une armée de mendiants que j’ai réformée

À 24 ans j’ai lancé une insurrection, attaqué directement la cour impériale (31, 19-20)

Le voyageur est de même associé à « une armée de justiciers qui, jadis, a parcouru les rives du fleuve Jaune (黄河岸边的早年途径的一支义军, 49, 9). Segalen devient finalement une sorte de « chevalier » (xiake 侠客), résidant dans les « rivières et les lacs », expression qui désigne les repaires des bandits-justiciers dans l’histoire et la littérature romanesque chinoise :

一名书生,身穿白袍

携一把剑游走江湖

Un lettré, revêtu d’une robe blanche

Et portant une épée, parcourt les « rivières et les lacs » (35, 1-2)

Comment comprendre cette association entre Segalen et un guerrier conforme à la tradition populaire chinoise du redresseur de torts vivant en bande ? Cela semble difficile d’autant qu’il est par ailleurs associé, nous l’avons vu, à la figure du lettré solitaire. Je crois qu’il faut comprendre, de la part du poète chinois, l’expression d’une forme de reconnaissance, d’hommage adressé à Segalen en qui il voit un homme venu, alors qu’il était jeune, dans une Chine sur le point de mourir :

昨天,我着手撰写远古

骄傲地低头聆听

人类悲伤的心跳

Hier, j’ai commencé à écrire sur l’antiquité

Avec fierté, j’ai écouté respectueusement, tête baissée

Les battements de cœur d’une population en proie au chagrin (12, 51-3)

En l’occurrence il prête à Segalen une empathie qui ne correspond peut-être pas à la réalité. Si, face à un empire déclinant, Segalen fait figure de héros, c’est qu’il s’agit d’un héros venant sauver les trésors de l’antiquité, qui risquent de disparaître dans la tourmente de la future révolution de 1911 :

在古老中国的残年夕照下

我,谢阁兰,著述甚丰

栩栩如生

Dans le crépuscule des derniers jours de la Chine antique

Moi, Segalen, auteur comblé

Je suis rempli de joie et de vie (15, 30-32)

La jeunesse et la vitalité du poète français viennent en quelque sorte ranimer une Chine en déclin.

Segalen semble en fait révéler une vérité du passé, vérité à laquelle Pang Pei et les Chinois d’aujourd’hui ne peuvent plus accéder : il vient combler le vide ressenti par une génération née dans les années 60, qui n’a pas connu la Chine d’avant le régime communiste, et qui conçoit une forme de nostalgie pour la Chine ancienne, la Chine de l’antiquité, qui fonctionne aussi par opposition à la Chine moderne édifiée depuis l’Ouverture :

惟有这样异国他乡的幻想和头脑能够撞开晚清中国的大门。[…] [他]目力所见的古老中华帝国我们今天已经看不见。

Seuls un esprit et une imagination venant d’un pays étranger pouvaient forcer la grande porte de la Chine de la fin des Qing. […] L’antique empire chinois qu’il a connu, nous ne pouvons plus le voir aujourd’hui. (Notes)

Aux yeux de Pang Pei, Segalen est même un prophète qui a su voir dans le déclin de l’empire chinois des années 1910 le sort à venir de la Chine au XXe siècle :

最为打动我的谢阁兰式的忧伤是一个历史主题:他知道古老的文明正日落西山。他预言到20世纪之后的愈来愈趋向平民化了的长夜漫漫。

Ce qui me touche le plus chez Segalen, c’est que sa mélancolie a une portée historique : il savait que l’antique civilisation était en train de disparaître, comme le soleil à l’ouest derrière les collines. Il a prédit l’interminable nuit pendant laquelle, après le XXe siècle, l’on s’est de plus en plus engagé dans une forme de vulgarité. (Entretien)

Il est toutefois un épisode qui, aux yeux de Pang Pei, écorne la stature héroïque de Segalen, c’est la décapitation et le vol de la tête du Bouddha, condamnés au nom d’un principe, le respect du patrimoine culturel d’un pays hôte :

当一尊佛祖的头掉落在地

我们如何彼此温暖?

Quand la tête de l’Honorable Bouddha est tombée à terre

Comment pouvons-nous maintenir entre nous des relations chaleureuses ? (47, 42-3)

La troisième figure que dessine Pang Pei, figure prépondérante dans son recueil, est celle du voyageur. Avant de préciser les modalités du voyage de Segalen reconstitué par Pang Pei, notons que cette figure du voyageur pourrait tout aussi bien s’appliquer à Pang Pei, qui, comme le précise Bai Hua (柏桦) dans un article qu’il lui consacre, a voyagé dans la Chine de l’Ouest : à Ganzi甘孜 (Garzê), dans le Sichuan [Sseu-tch’ouan] et au Tibet (voir Bai Hua 2012 : 47). Par ailleurs Pang Pei lui-même reconnaît qu’il a parcouru les mêmes régions qu’a connues Segalen en Chine :

是的,凡谢阁兰先生当年走过的中国南北省份、区域,我都去过。[…] 且颇为热爱他私淑的这一条线路。有些,例如:甘肃、陕西,我多次往返。

Oui, je suis allé dans toutes les provinces et les régions du sud et du nord de la Chine que Segalen a parcourues. […] Or, ce que j’aime particulièrement, c’est la route qu’il a suivie, et qui est exemplaire. Certaines régions qu’il a parcourues, comme le Gansu [Kan-sou] et le Shaanxi (Chen-si), j’y suis allé plusieurs fois. (Entretien)

Ainsi le portrait de Segalen par Pang Pei fonctionne comme un autoportrait en filigrane du poète chinois lui-même.

Nous commencerons par déterminer le voyage décrit dans le recueil de Pang Pei sur le plan spatio-temporel. Le voyage comporte un début, évoqué il est vrai sous une forme interrogative :

有什么证明我白衣飘飘

曾在海上旅行?

我有过开始吗?我又在

哪里终止?

Qu’est-ce qui prouve que je flotte dans les airs en habit blanc

Que j’ai navigué en mer ?

Est-ce que j’ai pris le départ ? Et en quel endroit

Vais-je finalement m’arrêter ? (1, 1-4)

On évoque également la fin de ce voyage :

我好像正在回家

Il me semble que je suis en train de revenir chez moi (52, 2)

Toutefois, l’espace-temps de ce voyage, reconstitué à partir du relevé des toponymes ainsi que des dates ou des saisons, ne correspond pas à la réalité du voyage de Segalen en 1909. Tout d’abord, Pang Pei n’en reprend pas la dimension matérielle fort présente dans les lettres — les retards, les tracas, les contrariétés du voyage — , et s’en tient aux déplacements proprement dits. Par ailleurs, il ne rapporte pas de visites de monuments. Enfin, il agrège le voyage de 1909, que Segalen a effectué au côté d’Augusto Gilbert de Voisins, avec celui qu’il a accompli en 1914, lors de la mission archéologique, avec pour troisième compagnon Jean Lartigue.

Si l’on suit les directions qui structurent le recueil, le voyage décrit tout d’abord un demi-cercle de l’Est vers le Nord, puis opère une descente vers le Sud et enfin un écart vers l’Ouest et le Milieu, compte non tenu de quelques retours en arrière çà et là au fil des poèmes. Chaque direction est clairement associée à un paysage ou un « pays », entendu comme un ensemble cohérent sur le plan visuel ou culturel : l’Est est associé à la mer, le Nord au désert peuplé de chameaux, le Sud au fertile delta du Yangzi [Yang-tseu], l’Ouest aux marches que constituent le Sichuan et le Tibet ; la section du Milieu, qui compte six poèmes, ne comporte pas de lieu matériel. Parallèlement, sans tenir compte là non plus de certains retours en arrière dans le temps, on peut repérer une succession de saisons : l’automne, l’hiver, puis le printemps.

Plus qu’un voyage réel que l’on s’emploierait à retranscrire, qu’il s’agisse de celui de Segalen ou de Pang Pei, il s’agit d’un voyage symbolique. Dans un premier temps, on croit pouvoir dégager trois pôles distincts : la mer — ou l’eau de façon générale — est associée à la naissance ; la terre en revanche est liée à la mort ; le désert enfin est l’espace de la souffrance :

海洋是我的襁褓

陆地是我的断头台

沙漠是我的心迹

Les océans sont mes langes

La terre ferme est ma guillotine

Le désert est l’empreinte de mon cœur (29, 43-5)

Toutefois, la mer, comme le désert peuvent aussi être le lieu d’une expérience douloureuse ; ainsi, à son arrivée, le poète imagine « habiter sur la cime d’un grand arbre » (我想住到 […] 大树冠) car il se souvient de « l’étrange amertume du temps du voyage en mer » (海上旅行时的痛苦新奇). On doit donc considérer que les trois pôles que nous avons distingués — la mer, la terre et le désert — n’en forment qu’un, celui du Réel, avec ses contradictions, du moins ce qui nous apparaît comme des contradictions, mais qui, dans une perspective bouddhiste, forme un tout qui relève de l’illusion, car la naissance et la mort sont avant tout souffrance (duḥkha, en chinois 苦), comme l’enseigne Bouddha dans son premier sermon, le Sūtra de la mise en mouvement de la roue du Dharma[5] (Zhuănfălún jīng 转法轮经) :

La naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance.

生是苦、老是苦、病是苦、死是苦。

À ce premier pôle s’oppose celui que constituent les « hauts plateaux », qui occupe toute la fin du recueil, c’est-à-dire l’Ouest. Il s’agit d’un « pays idéal » :

天堂一般,不食人间烟灰

山峰,像被镌刻在

神奇的电影胶卷上

Comme au Paradis, on n’y mange pas la nourriture cuite des hommes

Les pics montagneux semblent avoir été gravés sur

La pellicule d’un film magique (55, 5-7)[6]

Ce « pays idéal », c’est bien entendu le Tibet. Il s’agit d’un pays originel. S’adressant à une jeune Tibétaine, le poète dit : « Tu viens des hautes montagnes, les toutes premières sur terre » (你来自大地上最初的高山, 54, 2). Le pays idéal est en fait associé à une forme d’âge d’or, où tous les éléments naturels communiquent de façon harmonieuse :

热热的稻田香

在一片蕨叶上

水由“龙”和“凤”两字组成

一只鸟和一棵树说话

声音哑哑的,那是早晨还没发育的小树

Le parfum de la rizière toute chaude

Se répand sur les feuilles des grandes fougères

L’eau est formée des deux caractères Dragon et Phénix

Un oiseau et un arbre se parlent

Yaya, un bruit ténu : c’est, tôt le matin, un petit arbre qui n’a pas encore grandi (56, 11-5)

Les hommes participent à aussi cet ordre naturel, en communion avec la nature :

曾经,在亿万年前的昨日

她们和神山相视一笑

彼此凝望

颔首会意

Par le passé, à la veille de millions et de milliers d’années

[Les jeunes Tibétaines] et les montagnes sacrées se rencontrent et se sourient

Se fixant du regard

Se comprennent d’un hochement de tête (53, 11-4)

Enfin le pays idéal se caractérise par sa spiritualité :

神灵多得就像家里的新戚一样

Les esprits sont tellement nombreux qu’on dirait des parents proches de la famille (55, 15)

En définitive, l’espace du voyage tel qu’il est représenté dans le recueil de Pang Pei est structuré par ces deux pôles symboliques, que l’on peut associer, pour être fidèle à la pensée de Segalen, aux deux pôles du Réel et de l’Imaginaire, mais qui, comme nous l’avons déjà signalé, peuvent aussi se comprendre dans une logique bouddhique : le monde de poussière d’une part (la mer, la terre et le désert), associé à la souffrance, et le monde idéal d’autre part (les hauts plateaux), associé à la simplicité, l’immédiateté, la communion avec la nature et la spiritualité. Bien entendu, Segalen, qui entretient des rapports complexes avec le bouddhisme, n’aurait sans doute pas souscrit à cette interprétation. Le voyage décrit par Pang Pei est en fait une initiation à l’éveil (bodhi, en chinois 悟), c’est-à-dire à la prise de conscience de l’illusion du réel, à la pleine conscience de l’impermanence.

Le thème de l’impermanence est sensible à travers certains motifs comme la « pagode » (en soi un bâtiment bouddhique) qui « s’effondre » et devient « poussière » :

我的到达仿佛一幢轰然倒塌的砖塔

塔高九级。在第一个百年

一座隆起的废墟

慢慢风华。在第三百年

化身为尘埃

Mon arrivée semble une pagode en briques qui s’effondre dans un fracas assourdissant

Une pagode à neuf étages. Lors des cent premières années

Une haute ruine

Lentement érodée par le vent. Lors des trois cents premières années

Elle est devenue poussière. (6, 2-6)

En l’occurrence, c’est la disparition du bâtiment qui révèle l’impermanence, faisant écho au poème de Stèles « Aux dix mille années ». Mais ce peut être aussi bien la lumière, la couleur, ou encore le mouvement, images classiques de l’illusion dans la tradition bouddhique :

所有人间的灯火、城镇、闹事、宫殿……

都迂回、湍急、咆哮——

辽阔的乡土宛似苦涩浪沫

簇拥在浮云脚下

Toutes les lumières du monde humain, les villes, les bourgs, les palais…

Tout tourne, s’agite, rugit —

La vaste campagne est pareille à l’écume amère des vagues

Formant escorte au pied des nuages flottants (29, 35-8)

Le mouvement est ici, précisément, flottement (浮), image souvent employée pour désigner l’impermanence dans le vocabulaire bouddhique, mais que l’on retrouve dans la stèle « Départ » pour décrire l’Occident miraculeux vers lequel se dirige l’empereur : « avec ses palais volants, ses temples légers, ses tours que le vent promène » (OC, II : 57). La notion d’impermanence peut aussi se comprendre dans une logique taoïste, comme dans ce vers :

我像树一样恪守无常

Je suis comme l’arbre qui observe strictement l’impermanence (25, 15)

Certes le mot d’impermanence (wúcháng 无常) renvoie apparemment à la doctrine bouddhique, mais il signifie littéralement le « non-constant », et peut désigner le processus de transformation à l’œuvre dans la nature, processus qui comprend la naissance et la mort, et qui, dans la perspective taoïste, n’est pas associé à une souffrance dont il faut se « délivrer », mais à l’ordre naturel, auquel se conforment l’arbre et le poète.

De façon plus inattendue, la notion bouddhique d’impermanence est formulée par le détour de la Bible :

我所携带的一切皆属空无

旅行者的人,是一座废墟

“人是尘土,必归于尘土……”

Tout ce que je porte relève du vide

L’homme qui voyage, ce sont des ruines

« L’homme est poussière et retournera à la poussière… » (47, 29-31)

Pang Pei cite la Genèse (3:19), mais le mot chén尘, la « poussière », est aussi utilisé dans la tradition bouddhique pour désigner le monde illusoire.

Ce voyage initiatique devient voyage paradoxal quand l’illusion s’applique au voyage lui-même dont on remet en cause l’existence. La réalité du voyage est interrogée dès le premier poème :

有什么证明我白衣飘飘

曾在海上旅行?

我有过开始吗?

Qu’est-ce qui prouve que je flotte dans les airs en habit blanc

Que j’ai navigué en mer ?

Est-ce que j’ai pris le départ ? (1, 1-3)

Le même doute est exprimé au cours du recueil :

我途径的地方,我从未到达

En tous ces lieux où je suis passé, je ne suis jamais arrivé (45, 27)

… et à la fin du recueil :

我好像正在回家,甚至

从未出发启程

始终是旅行意图而非

旅行本身。

我从未到达任何地点

Au moment où je rentre chez moi, il me semble même

Que je n’ai jamais pris le départ […]

Du début jusqu’à la fin c’est l’intention du voyage plutôt que

Le voyage en soi qui compte […]

Je ne suis jamais arrivé nulle part (52, 2-3, 8-9 et 12)

On perçoit comment le voyage réel, celui que Segalen effectue en 1909 et qu’il rapporte cette année-là dans les lettres adressées à sa femme, devient, sous la plume de Pang Pei, un voyage imaginaire, symbolique, initiatique et paradoxal. Mais il serait faux de croire que le poète chinois surimpose son propre univers à celui du poète français, il accentue simplement certaines orientations que Segalen ne renierait pas. En effet, d’après la profession de foi qu’il formule dans sa lettre à Claudel datée du 15 mars 1915, Segalen partage avec Pang Pei une forme d’adhésion à l’idée d’un « grand illusionnisme du monde » qui caractérise le « bouddhisme primitif », mais tout aussi bien le taoïsme, qui est à l’origine d’une « vision ivre » du monde conçu comme « illusoire et beau » (C, II : 564-5). Ainsi s’opère une véritable rencontre entre deux poètes dont les univers fonctionnent en miroir l’un avec l’autre : au portrait, imaginaire, de Segalen répond l’autoportrait de Pang Pei.

Autoportrait de Pang Pei en poète néo-romantique

Pang Pei apparaît d’abord comme un poète « lyrique ». C’est le qualificatif qui revient le plus souvent dans la critique (sur internet) à son propos. En 2009, Huang Liang (黄粱) écrit un article intitulé « Pang Pei, un poète lyrique et grave » (庄重的抒情诗人──庞培). De même, s’adressant au poète, Bai Hua affirme : « Ce qui fait ta singularité, c’est un fin pinceau lyrique, rempli d’ardeur » (你个人徽记的饱满热忱之抒情细笔). En effet, le recueil associe à plusieurs reprises l’expression poétique à l’expérience de la souffrance ou du chagrin, comme dans la tradition romantique :

人察省自己的悲伤

On examine son propre chagrin (2, 8)

我在纸上一遍遍抄写我的忧伤

Partout sur le papier je transcris mes blessures (5, 10)

用悲伤做的船工号子

Avec la douleur on fait un chant de marin (42, 4)

Pang Pei semble ainsi reprendre à son compte la célèbre formule de Musset dans la Nuit de mai :

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,

Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

Il renoue aussi avec une des traditions littéraires de la Chine républicaine, qui, dans les années 1910-20, intègre à la fois le réalisme et le romantisme européens, pour, bien entendu les adapter et les transformer à son propre terreau. Si le romantisme connaît un écho chez certains écrivains, c’est sans doute en raison de la situation historique instable et fragile qu’ils connaissent alors, mais c’est aussi en lien avec des aspirations plus constantes dans l’histoire intellectuelle de la Chine :

Individualisme et subjectivisme, culte de la nature et amour de la poésie, révolte et liberté, toutes ces valeurs propres au romantisme ont pu d’autant plus facilement gagner le cœur des jeunes [Chinois des années 1910-20] qu’elles touchent certaines fibres dans la profondeur de la mentalité chinoise : elles correspondent aux valeurs non conformistes et anti-confucianistes incarnées dans la tradition par l’esprit taoïste et bouddhiste. (Zhang 1992 : 23-4)

Effectivement, si Pang Pei peut être qualifié de poète néo-romantique, ce n’est pas seulement pour la dimension lyrique de sa poésie, et plus particulièrement pour le lien qu’il semble établir entre la douleur et la création poétique, c’est aussi pour deux autres caractéristiques manifestes dans son écriture : l’attention à la nature et la révolte politique.

Le poète est à l’écoute de la nature :

我远行的一生是为追寻一种天青色的天籁

Ma vie de voyage consiste à rechercher une sorte de son naturel qui ait la couleur bleue du ciel (23, 5)

On retrouve là à la fois le courant romantique européen de la Naturepoesie et la tradition poétique chinoise qui explore les correspondances entre le cœur ou les sentiments d’une part (qíng情) et le paysage naturel d’autre part (jĭng景), ce que le lexicographe des Song Zhang Yan (张炎, 1248-1320) a résumé dans la célèbre formule de son Dictionnaire (Cíyuán词源) : « Paysage et sentiments se confondent » (情景交融), et que le philosophe et critique Wang Fuzhi (王夫之, 1619-92) a théorisé au XVIIe siècle en ces termes :

情景名为二。而实不可离。[…] 巧者则有情中景。景中情。

Sentiment et paysage sont deux mots distincts, mais en réalité ils sont indissociables. […] L’art est accompli quand il y a un paysage dans les sentiments ou bien des sentiments dans un paysage. (Voir Owen 1992 : 472)

Dans La Valeur allusive, François Jullien établit un lien, qu’il discute et conteste en partie, entre la poétique romantique allemande formulée par Schelling et la poétique chinoise formulée par Liu Xie (刘协, c. 465-c. 521) (voir Jullien 2003 : 54-5) ; par la suite, il rapproche les deux traditions poétiques définies toutes deux comme une « représentation […] surgie spontanément d’une incitation de l’émotion » (185). Pang Pei s’inscrit dans cette double tradition poétique, attentive à la nature.

Dans les lettres de Segalen ainsi que dans ses journaux, il y a bien des évocations de la nature, mais elles sont moins présentes dans sa poésie, à part dans les stèles du Bord du chemin. Le recueil de Pang Pei en est rempli :

树身被初升的太阳温暖

凉风,在苍白霜迹上

吹拂朝霞。白昼压向秋天柔软的枝头

如用旧了的枕席被抽离

Les troncs sont réchauffés par le soleil qui se lève

Un vent frais souffle sur les traces ténues du givre

Et pousse les nuages roses de l’aube. Le soleil matinal presse le bout des branches souples de l’automne

Comme quand on retire une taie d’oreiller qui a longtemps servi (17, 15-8)

Ou encore :

随着朝阳

新的一天在眼前

我激动地扶着

甲板上的栏杆

这奇迹降临的一天!

仿佛最美的肉感

仿佛果实正在绽裂

仿佛村庄获得了丰收

Avec le soleil du matin

Un nouveau jour devant mes yeux 

Ému, je me tiens

Au bastingage sur le pont

Merveille que ce jour qui advient !

Pareil au charme physique de la beauté

Pareil à un fruit en train de s’ouvrir

Pareil à un village qui a obtenu une récolte abondante (44, 5-12)

À la faveur des répétitions, des motifs fonctionnent comme des totems, c’est-à-dire comme des êtres ou des manifestations naturels que l’on relie de façon intime à soi-même. Ainsi les criquets :

一只蟋蟀在秋夜草丛

轻声安慰我:

啊,你这名过路人

虫腹里的诗人

Un criquet dans un bosquet par une nuit d’automne

Le son léger me console :

Ah, toi, le passant

Le poète, avec un insecte dans le ventre (32, 1-4)

La nature représentée par le criquet passe de l’extérieur (jĭng 景) à l’intérieur (qíng 情), pour devenir source de poésie. De même, la pluie, très présente tout au long du recueil, accompagne le voyageur au début et à la fin du poème 49 :

树林落下一场雨……

雨啊,我的兄弟 […]

雨啊,我和你——我们心心相印!

Sur la forêt tombe la pluie

Ô pluie, ma sœur [lit. mon frère] […]

Ô pluie, toi et moi — nos cœurs se répondent l’un l’autre (v. 1-2 et 11)

Le poète que Pang Pei met en scène rappelle le poète ermite plongé dans la nature de la tradition taoïste (comme par exemple Tao Yuanming) :

他每天只是担水、舂米

在松林里辟开一块地,种菜

我是这样的诗人

赤脚在山中石经

和林中跳荡的阳光一起问候

Chaque jour il [le poète] ne fait que porter l’eau, piler le riz

Ouvrir la terre dans une forêt de pins, y semer des légumes

Je suis ce genre de poète

Pieds nus sur un sentier de pierre dans la montagne

Je salue le soleil dont l’éclat vibre dans la forêt (4, 3-7)

Nous traduisons par vibre le mot tiàodàng (跳荡) qui désigne en fait la pulsation du cœur humain comme de la nature tout entière : conformément à la tradition taoïste, le poète est celui qui communie avec la nature d’un même rythme vital.

À une seule occasion, nous semble-t-il, cette attention à la nature prend un accent beaucoup plus moderne, écologique. Le poète se situe dans le « désert » au nord de la Chine, et déplore le phénomène de la déforestation :

树林深处千古的贫困

宛似泉边伫立的瞪羚的眼睛

Appauvrissement en profondeur et depuis des siècles de la forêt

Comme le regard d’une gazelle qui s’est immobilisée à côté d’une source (12, 15-6)

Le propos revêt alors une coloration politique, tonalité qui n’est pas absente du recueil, ce qui nous conduit à proposer un troisième qualificatif pour compléter l’autoportrait de Pang Pei : le révolté. L’expression de la révolte est néanmoins toujours allusive, conformément à la tradition poétique chinoise, qui privilégie l’allusion à l’expression directe, mais également en lien avec le contexte chinois contemporain. Ainsi, dans ce passage, peut-on lire un commentaire désolé sur l’histoire récente de la République de Chine :

儿时院房被洪水冲垮

后世曾修复,又倒塌

如同其他中国普通的百姓

生活在废墟中

Dans [mon] enfance la maison avec cour a été dévastée par une inondation

Les générations suivantes l’ont reconstruite, elle s’est de nouveau effondrée

De même que le peuple ordinaire du reste de la Chine

Vit au milieu des ruines (31, 3-5)

Plus particulièrement, Pang Pei semble bien dénoncer le sort qui est fait au Tibet et à son peuple :

我的心脏不行了

承受不了高原肆虐的风 […]

乱卷的乌云下面

世世代代的黑暗

Mon sang et mon cœur défaillent

Et ne supportent pas les vents qui ravagent les hauts plateaux […]

Sous les nuages sombres qui s’enroulent en désordre

L’obscurité pour de nombreuses générations (44, 3-4 et 23-4)

D’autres passages, comme les deux vers suivants, semblent se référer tout d’abord à la Chine du début du XXe siècle, celle de la fin d’un empire, celle que Segalen met en scène dans son roman Le Fils du Ciel :

身下一处黑暗的庭院

触须碰着一个飞出的皇位

Au-dessous, une cour sombre

Les antennes [du criquet dont il est question au début du poème] heurtent un trône laissé vacant

Mais on peut aussi y lire une allusion aux temps incertains, sur un plan spirituel ou politique, que connaît la Chine à l’ère de la « modernisation » et de l’« ouverture ».

Un poème anamorphique

Nous avons jusqu’ici traité séparément les portraits de Segalen et de Pang Pei en essayant de dissocier ce qui revenait à l’un (les figures de l’érudit, du héros et du voyageur) et à l’autre (le poète néo-romantique), mais, à la lecture, ce que l’on constate, c’est le caractère le plus souvent indissociable des deux figures mises en scène dans le recueil. Aussi celui-ci fonctionne-t-il comme une anamorphose, c’est-à-dire comme une image que l’on peut interpréter de deux façons selon l’angle de vision adopté ou selon la disposition mentale dans laquelle on se trouve. À côté des poèmes (que nous avons cités) où le doute n’est pas possible, car l’on sait de qui il s’agit, soit Segalen soit Pang Pei, il en existe d’autres où se juxtaposent deux actes dont l’un appartient à Pang Pei et l’autre à Segalen :

一大早

我抱着《圆觉经》

像抱着你年轻火热的身子

啊!玛沃娜

Tôt le matin

J’embrasse le Sūtra de l’éveil parfait

Comme j’embrasse ton corps jeune et brûlant

Ah ! Mavone (8)

Mavone renvoie bien entendu à Segalen tandis que le texte bouddhique appartient à l’univers de Pang Pei ; pourtant les deux actes sont reliés par le mot xiàng 像, « comme », et par le parallélisme. Le procédé de la juxtaposition est répété lorsque l’on met en parallèle le chant du coq rappelant l’enfance en France et le tintement des clochettes accrochées aux toits de pagodes, qui rappelle l’enfance dans le Jiangnan (voir le poème 12, 63-7).

D’autres passages relèvent non plus de la simple juxtaposition, mais de la fusion proprement dite, lorsqu’on ne peut savoir à qui, de Segalen ou Pang Pei, rapporter l’expérience décrite, par exemple dans le poème 24, où le je fait place au nous :

[…] 雾中露出一个北方村落

一堵短小、粗笨的石墙

我曾经在这里。我们的旅行

绽放在墙脚 […]

[…] Dans la brume apparaît un hameau du nord

Un petit mur de pierre mal façonné

J’ai été en ce lieu. Notre voyage

S’épanouit au pied du mur […] (24, 3-6)

Le plus souvent, cette fusion est rendue possible par le caractère général ou abstrait, ou bien par la relative imprécision des actions rapportées. En réalité, au fil de la lecture, on ne se pose plus la question de savoir s’il s’agit de Segalen ou de Pang Pei car l’on comprend que non seulement les personnes, mais les temps et les lieux se confondent, comme l’explicite ce vers :

行道、时间、族系……层层缠绕

Les routes, les périodes, les liens de parenté… s’enroulent couche sur couche (31, 7)

Le fonctionnement anamorphique du recueil qui repose sur les procédés de juxtaposition, de superposition et de confusion, donne lieu à un style poétique moderniste, qui vient corriger en quelque sorte l’image du poète romantique à laquelle nous avons associé Pang Pei. Un peu à la façon d’Apollinaire dans Zone, de Cendrars dans la Prose du transsibérien ou encore d’Ezra Pound dans les Cantos, le style de Pang Pei est fait d’éclats fragmentés, dont voici un exemple :

牧童骑在牛背上

我的牧童短歌

我的水手飘洋曲

我的深山潜修

我的尘世的爱情

我的辗转醒来

我的黑夜

我的黎明

Un jeune bouvier monte sur le dos d’un buffle

Mes ballades de bouvier

Mes chants de marin traversant l’océan

Mes retraites au fond des montagnes

Mon amour pour le monde de poussière

Mon réveil agité

Ma nuit noire

Mon aube (29, 18-25)

Le poème semble un flux de conscience déclenché par la vue ou la vision initiale du bouvier.

Mais plus qu’un style, cette « confusion » constatée à la lecture entre les expériences de l’un et l’autre poètes renvoie à un parti pris, voire à une position philosophique. Il s’agit du principe de l’indifférenciation, emprunté au taoïsme :

夫道未始有封,言未始有常,為是而有畛也。請言其畛:有左,有右,有倫,有義,有分,有辯,有競,有爭,此之謂八德 […]。

Dans le Dao il n’y a jamais eu fût-ce un début de délimitations, pas plus que dans le langage un début de permanence. Dès que l’on dit « c’est cela », il y a limite. Si vous permettez, je vais vous dire ce qui limite : gauche et droite, analyses et jugements, découpages et distinctions, débats et polémiques […]. (Zhuangzi, 2, traduit par Cheng 1997 : 111-2)

Le Dao (dào 道) peut se définir très sommairement à la fois comme la vérité et l’origine, mais surtout comme le stade d’avant la différenciation opérée en particulier par le langage. Il se caractérise donc par ce principe d’indifférenciation qui, dans ce passage du Zhuangzi (庄子), est formulé à travers une série de métaphores : le fief (fēng封, traduit par « délimitation ») et, par extension, la limite d’un territoire, ou la levée de terre délimitant les champs entre eux (zhĕn 畛) ; c’est en fait le mot fēn (分), employé dans l’énumération et traduit par « découpage », qui traduit le mieux la notion abstraite de différenciation qui, dans une perspective taoïste, est source de disputes et de conflits entre les hommes.

Mais ce principe d’indifférenciation est en quelque sorte réactivé, dans un des premiers poèmes du recueil de Pang Pei, par une allusion à la fameuse formule de Rimbaud « Je est un autre ». Mais, alors que la phrase de Rimbaud est généralement traduite ainsi : « 我是一个他者 », le poète chinois utilise une formulation légèrement modifiée : 《我是另一个我》(4, 1), c’est-à-dire « Je suis un autre moi » ou « Je est un autre je » puisqu’en chinois la distinction entre la forme atone et la forme tonique du pronom (je/moi) n’existe pas, et que le verbe ne se conjugue pas avec le sujet. On note dans l’extrait cité qu’après la formule rimbaldienne, on passe du je au il pour revenir finalement au je, dans une logique d’indifférenciation :

我是另一个我

我是一个住在寺庙里的中国诗人

他每天只是担水、舂米

在松林里辟开一块地,种菜

我是这样的诗人

赤脚在山中石经

和林中跳荡的阳光一起问候

Je suis un autre moi

Je suis un poète chinois qui habite dans un temple

Chaque jour il ne fait que porter l’eau, piler le riz

Ouvrir la terre dans une forêt de pins, y semer des légumes

Je suis ce genre de poète

Pieds nus sur un sentier de pierre dans la montagne

Je salue le soleil dont l’éclat vibre dans la forêt (4, 3-7) (4, 1-7)

Par la suite dans le recueil, Pang Pei énonce une formule complémentaire — « Tu as été moi » (你曾经是我, 37, 5) —, qui vient confirmer le processus d’indifférenciation. À la fin du poème enfin, quand le poète reprend la mer, l’incertitude demeure à propos de son identité :

海水在问:我是谁?

La mer me pose [cette] question : qui suis-je ? (57, 24)

Mais l’indifférenciation ne se limite pas aux deux poètes, Pang Pei et Segalen, elle s’étend à d’autres êtres naturels comme les oiseaux :

你曾经是我

你曾是枝头那只小鸟

Tu as été moi

J’ai été cet oiseau sur la branche (37, 5-6)

… la pierre :

我要留在古代的庭院,像一小块

破碎的瓷片 […]

我看见的一个灵魂

是青石的井栏

Je voudrais rester dans les jardins de l’antiquité, comme un petit

Tesson de porcelaine brisée […]

L’âme que je vois

Est une margelle de puits en pierre bleue [pierre calcaire notamment dans le Nord de la France et en Belgique, appelé parfois « petit granit »] (43, 2-3 et 5-6)

… et à toutes sortes d’objets :

我是一座被砌的古塔

是古画被磨损的一角

是佛教教义或论文

是讲经、转法

是他们的新生

冰冷光滑的镜子

是爱情惊人的萌芽 […]

Je suis une ancienne pagode que l’on a édifiée

Le coin d’une ancienne peinture que l’on a déchiré

La doctrine du bouddhisme ou un traité

La récitation des sūtras, la transmission de la Loi

Leur renaissance

Un miroir glacé et lisse

Je suis le germe des désordres amoureux […] (12, 28-34)

En définitive, les Lettres de Chine, qui figurent bien dans le titre du recueil, sont un simple point de départ pour Pang Pei, qui opère une sorte de synthèse entre cette correspondance, mais aussi Stèles, Équipée, et l’Essai sur l’exotisme. Surtout, Pang Pei fait entendre un double chant où les voix de l’un et l’autre poètes, reformulées l’une et l’autre dans l’imaginaire, se mêlent de façon indissociable. Dans cette rencontre, les deux poètes se complètent plus qu’ils ne s’opposent : l’un est attentif à la culture de la Chine classique et l’autre à la nature des paysages chinois. La rencontre est celle d’un savoir livresque et d’un savoir plus immédiat :

书籍,阳光 […] 我的俩的恋情

Les livres, le soleil […] mes deux passions (39, 1 et 4)

Cette rencontre poétique s’explique au fond par le fait que les deux poètes se situent à un moment critique de l’histoire de la Chine : Segalen découvre un empire qui disparaît, Pang Pei, du fait de la « modernisation », voit disparaître la Chine de son enfance à laquelle il fait très souvent référence dans le recueil, ainsi que la Chine ancienne et républicaine qu’il n’a jamais connue que dans les livres. Aussi les deux poètes adoptent-ils un même ton mélancolique, peut-être en écho à une figure qui est sans cesse présente en filigrane tout au long du recueil, comme dans cette dernière citation :

踩着比任何生命都更加孤寂的沙滩

听着潮水声中,我年幼的心跳

我对人世的告别……

Je foule une plage de sable encore plus solitaire que n’importe quelle existence

En écoutant le bruit des vagues, mon cœur de jeune homme bat

C’est mon adieu au monde…

… celle du poète Qu Yuan (屈原, c. 340–278), associé au voyage à la fois réel et imaginaire, ainsi qu’à l’exil.

 

 

  • Bibliographie

L’article porte sur le recueil suivant : 庞培,《谢阁兰中国书简》,阿米巴独立文化设 / Páng Péi, Xiè Gélán Zhōngguó shūjiǎn, Āmǐbā dúlì wénhuà shè / Pang Pei, Lettres de Chine de Segalen, s.l.n.d., éditions indépendantes Amiba, pas de pagination.

Bai Hua 2012 : 柏桦, 《读庞培“谢阁兰中国书简”》, 《中国南方艺术》, 2012年9月28日 / Băi Huà, « Dú Páng Péi “Xiè Gélán Zhōngguó shūjiăn” », Zhōngguó nánfāng yìshù, 2012 nián 9 yuè 28 rì / Bai Hua, « En lisant Lettres de Chine de Segalen de Pang Pei », Les Arts de la Chine du Sud, 28 septembre 2012 (Lien sur Nánfāng yìshù 南方艺术, 15/08/2021).

Cahiers Victor Segalen, n° 3, Bei Huang et Philippe Postel (éd.), Lectures de Chine, Paris, Honoré Champion, 2017.

Chen-Andro 2014 : Chantal Chen-Andro, Le Ciel en fuite, anthologie de la nouvelle poésie chinoise, Circé, « Poésie », 2004.

Cheng 1997 : Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Le Seuil, 1997.

Huang Liang 2009 : 黄粱, 《庄重的抒情诗人──庞培》(诗论), 《自由写作网刊》, 2009年5月20日 / Huáng Liáng, « Zhuāngzhòngde zhùqíng shīrén — Páng Péi » (Shīlùn), Zìyóu xiĕzuò wăngkān, 2009 nián 5 yuè 20 rì / Huang Liang, « Pang Pei — un poète lyrique et grave » (Poésie), Revue numérique Écriture libre, 20 mai 2009 (Lien sur Chinesepen, 15/08/2021).

Owen 1992 : Stephen Owen, Readings in Chinese Literary Thought, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, « Harvard-Yenching Institute monograph series », 1992. Dans cette anthologie commentée d’écrits sur la poésie, Owen traduit le texte de Wang Fuzhi intitulé « Xītáng yŏngrì xùlùn » (夕堂永日绪论), p. 451-91.

Pang Pei 2012 : 庞培, 《诗人心里都有一个“理想国”》,《诗人文摘 》,《 新浪博客》,2012年3月23日 / Páng Péi, « Shīrén xīnlĭ dōu yŏu yíge “lĭxiăng guó” », Shīrén wénzhāi, Xīnlàng bókè, 2012 nián, 3 yuè, 23 rì / Pang Pei, « Dans le cœur des poètes il y a un “pays idéal” », Extraits d’articles de poètes, Sinablog, 23 mars 2012 (Lien sur Sina Xīnlàng wăng 新浪网, 15/08/2021).

Su Dongpo 2004 : Un Ermite reclus dans l’alcool et autres rhapsodies, présentation et traduction de Stéphane Feuillas, Paris, Caractères, « Majeures », 2004.

Zhang 1992 : Yinde Zhang, Le Roman chinois moderne, 1918-1949, Presses universitaires de France, « Écriture », 1992.

  • Contributeur

Philippe Postel est maître de conférences HDR en littératures comparées à l’Université de Nantes. Ses domaines de recherches sont Victor Segalen, la mythocritique asiatique, les études de traduction littéraire, le roman classique en Europe et en Chine, la littérature et cinéma.

  • Bibliographie de l’auteur

Victor Segalen et la statuaire chinoise. Archéologie et poétique, Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2001.

Édition critique de la Correspondance de Victor Segalen, Fayard, 2004.

Edition critique de Chine. La grande statuaire de Victor Segalen, Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2011.

Les Vaillants d’Akô, Le mythe des Quarante-sept rōnins au Japon et en Occident, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2019.

[1] C’est Pang Pei lui-même qui, dans un entretien qu’il a bien voulu m’accorder en mai 2019, s’est souvenu de ce poème, dont nous donnons un extrait. Le poème de Su Shi date de 1075 : il revoit sa première femme en rêve, morte dix ans auparavant, à l’âge de 26 ans. Je donne la traduction de Wing-fun Cheng et d’Hervé Collet : Su Tung Po, l’hôte de la pente de l’est, fumée du Lu shan, marée du Che kiang, Millemont, Moundarren, 1986, sans pagination. L’entretien avec Pang Pei a été rendu possible grâce à Bei Huang, qui lui a transmis mes questions et qui a traduit ses réponses.

[2] Les Lettres adressées par Victor Segalen à sa femme Yvonne ont été publiées sous le titre Lettres de Chine, tout d’abord chez Plon en 1967, puis dans la collection « 10/18 » en 1993. Elles ont bien entendu été rééditées dans la Correspondance générale, publiée chez Fayard en 2004, à laquelle nous nous réfèrerons. Cet ensemble a été traduit : 谢阁兰著,《谢阁兰中国书简》,邹琰译,上海,上海书店出版社,2006年 / Xie Gelan zhù, Xie Gelan Zhōngguó shūjiăn, Zou Yan yì, Shànghăi, Shànghăi shūdiàn chūbănshè, 2006 nián / Segalen, Lettres de Chine, traduction de Zou Yan, Shanghaï, Shanghai shūdiàn chūbănshè, 2006.

[3] Dans cette édition : 谢阁兰著, «碑», 车槿山、秦海鹰译注, 北京, 读书 生活 新知三联书店,

1993 年 / Xie gelan zhù, Bēi, Che Jinshan, Qin Haiying yìzhù, Bĕijīng,

Dúshū shēnghuó xīnzhī sānlián shūdiàn, 1993 nián / Segalen, Stèles, traduction et

annotations de Che Jinshan et Qin haiying, Pékin, dushu shenghuo xinzhi sanlian

shūdiàn, 1993.

[4] 谢阁兰著, «出征 : 真国之旅», 李金佳译, 上海, 上海书店出版社, 2010年. /

Xie gelan zhù, Chūzhēng : zhēnguó zhi lǚ, Li Jinjia yì, Shànghăi, Shànghăi shūdiàn chūbănshè, 2010 nián / Segalen, Équipée : Voyage au pays du réel, traduction de Li Jinjia, Shanghaï, Shanghai shudian chubanshe, 2010.

[5] Il s’agit d’un discours transmis oralement pendant des siècles, puis transcrit dans plusieurs versions, notamment en pali, sous le titre de Dhammacakkappavattana Sutta : c’est le texte traduit ici (voir sur le site Buddha Vacana, la traduction sur la page http://www.buddha-vacana.org/fr/sutta/samyutta/maha/sn56-011.html). Le texte chinois est une traduction ultérieure.

[6] Voir aussi l’article de Pang Pei, « Dans le cœur des poètes il y a un “pays idéal” » (Pang Pei 2012).

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article dans Cahiers Segalen

Sophie Guermès, « Paroles d’un croyant » : les Lettres de Bordeaux

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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« Paroles d’un croyant » : les Lettres de Bordeaux

Sophie Guermès

  • Résumé

Cet article analyse la place immense faite à l’Église catholique dans les lettres écrites par Victor Segalen à ses parents lorsqu’il était élève de l’École du Service de Santé des Armées de Bordeaux. Cette correspondance est équivoque, car Segalen, à Bordeaux, s’affranchit de son éducation chrétienne ; elle est aussi paradoxale car son œuvre, comme celle de Rimbaud, contient des textes violemment anticatholiques.

  • Abstract

Letters from Bordeaux: “Words of a Believer”

Victor Segalen’s letters from Bordeaux to his family bear witness to the importance of the Catholic Church in the life of the young man when he studied at the School of the Health Service of the Army. But this correspondence is equivocal, because Segalen, as a student in Bordeaux, was beginning to reject his Christian education; it is also paradoxical because in his literary work, as in that of Rimbaud, there are many texts against catholicism.

  • Pour citer l’article

Guermès, Sophie, « “Paroles d’un croyant” : les Lettres de Bordeaux », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

« Paroles d’un croyant » : les Lettres de Bordeaux

Sophie Guermès

Victor Segalen (1878-1919), dans Stèles[1] et Équipée, ne fait pas mystère de son aversion pour le christianisme. La première critique qu’il lui adresse, c’est d’être mensonger. Les croyants attendent « les temps bénis où la douleur recule » (OC, II : 44, Stèles, « Sur un hôte douteux[2] ») ; mais le Ciel reste « inconnaissable » (OC, II : 58, « Hommage à la raison »,). Quant au merveilleux chrétien, qu’il s’agisse de la virginité de Marie (OC, II : 46, « Éloge d’une Vierge occidentale ») ou des miracles (OC, II : 51, « Vision pieuse », 51), il le rejette. Sans nier l’existence de Jésus, fait historique incontestable, il refuse l’idée que Dieu se soit incarné dans un homme. D’autant plus que cette croyance est une source d’illusions ; elle apporte de faux espoirs : « Viennent ensuite des promesses : une incarnation ; un supplice ; une mort ; une résurrection. Or cela n’est pas bon à faire trop savoir aux hommes ». Dès lors, mieux vaut que « sans fruits ni disciples la Croyance Lumineuse meure en paix, obscurément » (OC, II : 47, « Religion lumineuse »). Segalen témoigne ici d’une double dette : à l’égard de Rimbaud (1854-1891), sur lequel il a écrit un essai, et à l’égard de Nietzsche (1844-1900, fils de pasteur), qui ont tous deux mené un combat très violent contre un christianisme considéré comme négation de l’élan vital et de la puissance. Rimbaud, dans « Les premières communions » apostrophe le Christ, « éternel voleur des énergies » (Rimbaud 1985 : 93), lui dénie tout pouvoir dans des poèmes satiriques intitulés « Proses évangéliques », et le remet en cause dans Une Saison en Enfer. Il avait reçu une éducation religieuse, sous la férule de sa mère ; un point que Segalen partage avec lui. Tous deux ont fait le procès des prêtres. Segalen l’ébauche dans Stèles (« Vision pieuse ») puis développe explicitement ses griefs dans le chapitre 22 d’Équipée. La critique des missionnaires était déjà présente dans Les Immémoriaux et les notes prises en Polynésie, où il assimilait la conversion à la phtisie, maladie contagieuse et mortelle. Dans les lettres qu’il adresse à sa femme en 1909, c’est d’abord, en bon disciple de Huysmans (1848-1907), le mauvais goût qu’il épingle : « L’Église est une monstruosité et les chants un coassement infernal. » (C, I : 868, 29 mai 1909) ; puis, lors de la relation de sa visite à l’évêque (qui facilitera parfois son séjour en Chine en contribuant à lui faire obtenir un poste fixe de médecin), il revient à une question essentielle : « Comment peut-on être catholique ! » (C, I : 906, à Yvonne, 29 juin 1909).

Au début du chapitre 22 d’Équipée, Segalen présente toutes les qualités que devraient posséder les missionnaires, ironiquement rebaptisés « apôtres », et dont ils sont dépourvus. Installés en Chine depuis le XVIe siècle, ils n’ont que très mollement combattu les autres croyances et, bien qu’ils aient réponse à tout, même à l’inexplicable, ils ont fait peu d’émules, comme si eux-mêmes n’avaient pas foi en la supériorité de l’évangile : « ici la doctrine paraît absente » (OC, II : 309). Mais le reproche le plus vif que leur adresse Segalen, c’est d’être, pour reprendre l’expression de Nietzsche, « humain (s), trop humain (s) ». Aucune spiritualité ne semble présider à leur action. À deux reprises, Segalen évoque même leurs entorses au vœu de chasteté ; ils sont également décrits comme avides de possessions matérielles, s’efforçant d’acquérir des terres au lieu de conquérir les âmes. « Où est le divin ? », se demande Segalen. « J’ai trouvé des hommes. » (OC, II : 310).

Mais l’ironie succède à la violence : car c’est bien elle qui dictait le chapitre 16, ayant pour objet un missionnaire supplicié. Toute la première partie reproduit le discours habituel tenu sur le culte des martyrs et la transcendance de l’âme sur le corps. Le vocabulaire, bien qu’évocateur, ne semble pas désigner une réalité répugnante car tout est pris dans une réflexion esthétique où sont évoqués Fra Angelico, des harpes, des ailes, les cieux… Segalen ne pardonne pas au christianisme d’avoir travesti l’atrocité du martyr sous une apparence lisse, d’avoir nié la corruption des chairs que le médecin qu’il est connaît bien : « Une Sainte doit être préservée, et toujours avant tout elle sera belle […] Sur ce corps miraculé les pires outrages, volontiers décrits, laissent peu de traces. » (OC, II : 291). Il ne croit pas au corps glorieux, et porte témoignage de la réalité, en décrivant crûment le cadavre d’un missionnaire assassiné[3], faisant en prose ce que Chassignet (1571-1635) dans son sonnet CXXV, puis Baudelaire (1821-1867), dans « Une charogne », avaient fait en vers, dans un but différent puisque, ici, il n’est pas question d’un memento mori.

Mon introduction a une fonction d’antithèse. Car ce dont je vais parler aujourd’hui est à l’opposé de ce que je viens de rappeler. Les lettres de jeunesse attestent en effet d’un Segalen non seulement croyant, du moins le prétend-il en écrivant à ses parents, mais extrêmement pratiquant, vivant ses années bordelaises presque exclusivement en milieu catholique, dans l’intimité de l’abbé Lelièvre. Peut-être est-il bon de rappeler que le premier sujet qu’il a envisagé pour sa thèse de médecine portait sur la double personnalité, et que, s’il ne l’a finalement pas choisi, il l’a repris d’une autre façon dans son essai Le Double Rimbaud. Quand on a lu les textes de Stèles et d’Équipée précédemment cités, qu’on connaît par ailleurs, grâce à d’autres lettres et aux enquêtes biographiques, la vie réelle de Segalen à Bordeaux, et qu’on découvre les lettres écrites à sa famille entre la fin du mois de septembre 1898 et la fin de sa scolarité à Santé Navale, la stupeur est immense. Pour reprendre une image employée dans les Stèles face au Nord, les tablettes de jade ne coïncident plus du tout.

J’ai fait référence, dans le titre de cet article, à un autre grand écrivain breton, Lamennais, qui fut aussi un grand épistolier ; les guillemets marquent une citation, mais aussi la distance ; car Segalen est-il encore croyant quand il part pour Bordeaux ? J’aurais pu, aussi bien, emprunter à Vincent Kaufmann le titre du livre qu’il a consacré aux correspondances littéraires : « L’équivoque épistolaire ».

La lettre du 28 décembre 1898, adressée à Émile Mignard, précise que c’est un Brestois, M. Eyness, « médecin de seconde classe », qui l’a recommandé auprès de l’abbé Lelièvre (C, I : 127). Celui-ci a un statut assez flou : Segalen le présente comme étant « presque l’aumônier attitré de l’école » (C, I : 92) ; il est, en tout cas, l’interlocuteur privilégié des parents du jeune homme[4], avec lesquels il entretient une correspondance depuis le début du séjour bordelais. Guidant l’étudiant dans la ville, il l’introduit aussi dans les maisons bourgeoises où de riches mariages peuvent se nouer ; « il me présentera à des familles “des boulevards”[5], suivant son expression » (C, I : 98) [6]. Segalen le voit d’abord plusieurs fois par semaine[7] sans qu’il soit jamais question, dans les lettres où il évoque leurs entrevues, de spiritualité : leurs relations sont mondaines. L’abbé le conseille aussi dans ses études : Segalen n’entreprend rien sans lui avoir demandé son avis[8]. Ainsi, lorsqu’il projette de passer également une licence de sciences naturelles : « J’en ai aussi parlé à l’abbé Lelièvre avec qui j’en recauserai Dimanche » (C, I : 113, à ses parents, 2 novembre 1898). Mais la correspondance révèle aussi l’étendue des liens du jeune homme avec le monde catholique. « J’ai déposé ma carte au secrétariat de l’évêché », écrit-il le 7 novembre 1898 (C, I : 101, à sa mère) ; il tente sans succès de voir un révérend qu’il semble très désireux de rencontrer, le Père Fabre (voir C, I : 102, à sa mère, 18 novembre 1898). Un dessin illustrant la lettre où il exprime ce souhait montre que la récente École principale du service de santé de la marine, surnommée Santé navale[9], jouxtait le Petit séminaire. Segalen se révèle aussi très fidèle aux prêtres brestois : « J’écrirai à M. Le Curé » (il s’agit de celui de l’église Saint-Martin, quartier de naissance de Segalen) « dès que j’aurai vu son “bon ami” le chanoine » (C, I : 97, à son père, 27 octobre 1898). Il demande à sa mère davantage de détails à propos du décès d’un professeur au collège des jésuites de Brest : « La lettre où tu m’annonçais la fin très prochaine […] du bon P. Bergeron n’était pas assez précise à ce sujet pour me permettre d’écrire au P. Le Floch » (C, I : 109, à sa mère, 26 novembre 1898) , qui dirigeait l’établissement. Il regrette également que personne n’ait pensé à voir le frère Duran, en montant « chez les Pères nous informer de l’heure du salut » (C, I : 99, à sa mère, 4 novembre 1898).

L’étudiant en médecine pratique assidûment, si l’on en croit ses lettres, et change régulièrement d’église : on pourrait parler de Divers par anticipation. Le 26 novembre, il informe sa famille de ses projets pour le lendemain : « Messe à Saint-Michel pour varier » (C, I : 110, à sa mère) : c’est l’une des églises les plus anciennes de Bordeaux) ; le 3 décembre, évoquant sa matinée : « À 9 h messe à l’église Sainte-Eulalie » (C, I : 114-5, à sa mère) : elle se situe assez loin de Saint-Michel, mais aussi de Santé Navale ; le 12 janvier 1899, il prévient sa mère : « J’ai assisté dimanche à la Messe de midi ½ à la cathédrale » (qui est également loin de Santé Navale) après être arrivé en retard à celle de 9 h. es-tu rassurée ? » (C, I : 135). Il lui rend compte régulièrement de sa piété effective (la religion est le sujet dominant des lettres de Bordeaux) et lui renvoie l’image d’un fils modèle :

Ne t’inquiète donc pas de mes exercices religieux. Ce n’est pas à 21 ans, quand on est responsable de sa conduite, qu’on néglige ces choses-là. Cet hiver, après une nuit de chorégraphie, je me suis pas mal de fois arraché du lit pour ne pas voler une minute de cette pauvre demi-heure de prière en action qu’est la messe… Dimanche dernier on est parti à 9 h, je n’avais donc aucune raison pour m’en dispenser. Il y a du reste une série de messes échelonnées de quart d’heure en ¼ d’heure et il est toujours facile d’en attraper une. (C, I : 203, 15 juin 1899).

On notera l’usage de ce verbe, en l’occurrence cavalier : Segalen attrape une messe comme il attrapait le tramway. Mais sa mère ne doit pas y prêter attention : elle est rassurée sur la pratique de son fils, c’est le principal.

Le 9 janvier 1899, il lui écrit : « En rentrant à l’École, je trouve une lettre de l’abbé Lelièvre. Il a reçu la tienne et me la communique. Il me demande comme un acte héroïque de communier Dimanche à la messe qu’il dira pour moi. » (C, I : 134) — à l’occasion de l’anniversaire de Segalen, qui eut vingt-et-un ans le 14 janvier. On se demande ce qui, en l’occurrence, relève de l’héroïsme, de la part d’un catholique pratiquant. Cette bizarrerie était sans doute due au fait que Segalen devait absorber quelque nourriture dès son lever : « Je lui réponds que je considère la chose comme un devoir tout à fait naturel et auquel du reste je suis habitué chaque année. » (C, I : 134). De fait, le 14 janvier 1899, après s’être confessé à l’aumônier de l’hôpital, il projette de communier le lendemain à « sa » messe (C, I : 135, à sa famille). Mais une péripétie lui arrive, qu’il avoue à sa mère :

J’avais pris toutes mes dispositions pour assister à la messe de l’abbé Lelièvre et y communier, mais une inadvertance ridicule m’a forcé d’ajourner cette dernière intention. Emporté par la force de l’habitude, et un peu ahuri par tout ce que j’avais à faire avant et après l’inspection pour pouvoir immédiatement quitter l’école, j’ai avalé très tranquillement un morceau de pain. Je m’en suis aperçu à l’inspection. Après la messe, je suis allé trouver l’abbé Lelièvre et lui ai raconté l’affaire. Je communierai Dimanche prochain. (C, I : 136, 16 janvier 1899).

Et le 19 janvier, il écrit à sa tante Louise, qui avait perdu son mari, âgé seulement de 48 ans, le 15 janvier 1890 :

J’étais bien heureux de pouvoir précisément communier au moment où des souvenirs plutôt douloureux devaient t’arriver en foule. Maman t’a raconté sans doute la mesquine aventure qui m’en a empêché. Crois bien que je vais bien vite la réparer et que mon intention sera doublée, pour les pauvres disparus, d’abord, pour ceux qui restent et qui souffrent, ensuite. (C, I : 137, à Louise Lossouarn, 19 janvier 1899).

Toute sa famille est donc très pieuse.

On constate combien Segalen est surveillé à distance. Non seulement il est obligé de détailler sa pratique religieuse, et de fréquenter l’abbé Lelièvre qui informe ses parents, mais si ses lettres ont du retard, sa mère lui envoie une dépêche[10]. Il doit donc constamment rendre des comptes, au propre comme au figuré (on comprend dès lors son attirance pour le lointain : la lettre du 5 juillet 1900 prouve qu’il aurait été tenté de partir en Chine ; ce départ ne se réalisera que neuf ans plus tard) ; cela ne l’empêche pas, tout en étant obéissant, de prendre ses distances vis-à-vis des mondanités à l’eau bénite : à propos d’une soirée dans la famille Daurel : « […] des discussions à perte de vue sur le Pape, le Cardinal Rampolla, l’abbé Gaspard[11], etc. Un menu bien plus intéressant par exemple que la conversation. » (C, I : 141, à ses parents, 27 janvier 1899). À une époque où l’on pensait déjà depuis plusieurs années Léon XIII en fin de vie (il ne mourra que le 20 juillet 1903) et le cardinal Rampolla son successeur quasi certain (le véto autrichien en décidera autrement), la chronique vaticanesque ne présente aucun intérêt pour l’étudiant en médecine[12]. Pour autant, il ne cesse de rassurer ses parents sur la sincérité de sa pratique (de foi, il n’est jamais question), qu’il s’agisse du choix d’un confesseur, ou de l’aide qu’il apporte à une étudiante en médecine qui souhaite connaître l’histoire sainte. Il leur écrit le 30 janvier 1899 :

Demain, je vais voir la Supérieure de l’hôpital, ainsi que mon confesseur, l’abbé Balestard, aumônier de l’hôpital, car je n’ai jamais pu concilier en qui que ce soit l’ami et le confesseur ; je ne me suis jamais confessé au P. Lefloch, et j’hésitais à le faire à l’abbé Lelièvre. Je suis heureux de mon choix, dans lequel m’avait du reste aidé la Supérieure. Il est à l’hôpital tous les matins et rien n’est plus facile que de passer chez lui. Ce qu’il faudra que je trouve, c’est un moyen de communier la semaine. C’est une médiocre préparation en effet que d’avoir passé sa nuit au bal, et comme c’est en général le Samedi que la chose arrive, je ne me vois pas sortir d’un cotillon pour entrer à l’église. 

« Pourtant au fond », ajoute-t-il en détachant cette phrase, « on devrait pouvoir le faire » — il souligne cette incise—, « c’est ce que je me suis toujours dit. » (C, I : 144, à sa mère). Ce soulignement signifie : il faut avoir quelque chose à confesser : plus on pèche, plus le Christ sauve. Ce raisonnement moralement intenable a souvent été défendu, par des êtres réels, ou fictifs — je pense au personnage du religieux violeur, assassin d’un enfant, et laissant condamner un innocent à sa place, le frère Gorgias, dans Vérité, le dernier roman de Zola (1840-1902), que celui-ci écrit au moment où Segalen achève son séjour à Bordeaux. Quant à sa catéchèse, elle est fortuite, mais il ne la refuse pas, et poursuit même sa mission auprès d’une étudiante en médecine :

La sœur supérieure de l’hôpital s’est mis en tête de faire faire sa première communion à Mlle Déga, élevée plutôt laïquement par sa mère, et malgré tout foncièrement religieuse. La pauvre petite a été arrêtée dès les premières pages du catéchisme par leur simplicité même. Elle m’a demandé à achever sa lecture, et voilà comment je suis passé catéchiste.

Quand nous aurons fini je lui ferai faire connaissance avec l’Imitation, beaucoup plus attrayante pour un esprit à la fois mystique et intellectuel. Le catéchisme doit s’apprendre en même temps que l’alphabet, s’incruster dès les premiers éveils de l’intelligence ; en un mot, il demande beaucoup [plus] à être su, que compris. Pour cela, il faut une foi d’enfant. Et c’est peut-être ce qui s’acquiert le moins.).

J’espère le lui avoir fait comprendre. Elle m’a promis de laisser pour un moment de côté toutes ses notions de philosophie scientifique qui n’auraient fait que tout embrouiller. Avant d’analyser ses croyances, de les affermir par la réflexion, il faut au moins en avoir. » (C, I : 150, à sa mère, 10 février 1899).

Les lettres du début du mois de mai indiquent qu’il a commencé la lecture d’En route, de Huysmans. Il en rend compte avec enthousiasme à Émile Magne, puis à sa mère, qui peut croire en l’orthodoxie de l’ancien naturaliste, d’après ce que lui en dit son fils, rapportant les propos de l’écrivain : « La musique de Gounod c’est de la “mystique égrillarde”’ — Pan ! » (C, I : 184, à sa mère, 13 mai 1899). Le jeune homme souffre, précisément, en écoutant les voix aigrelettes de jeunes filles chantant du Gounod, lors d’une fête organisée quelques jours plus tard par l’abbé Lelièvre[13]. Huysmans, écrit encore Segalen, « assimile une église pleine à une immense croix vivante et grouillante, la foule, entrée par les portes figurant les plaies, et se “moulant dans ce moule crucial de l’Église”. C’est étonnant d’images. » (C, I : 195, à ses parents, 6 juin 1899). Le futur oblat vient de s’installer près de l’abbaye Saint-Martin de Ligugé. Le 20 juillet, Segalen écrit à son père qu’il sera bientôt présenté par l’abbé Lelièvre à un moine venu de l’abbaye bénédictine de Solesmes, de passage à Bordeaux, « et ayant travaillé avec l’étonnant Huysmans à ses derniers ouvrages. C’est pour moi, à bien des points de vue, une occasion que je ne vais pas laisser perdre. » (C, I : 213). Quatre jours plus tard, c’est à sa mère que Segalen raconte son entrevue avec dom Thomasson de Gournay, qu’il avait demandé à rencontrer. Leur entretien a duré très longtemps : le matin de 9 h à midi, puis l’après-midi de une heure à six heures. « Je serais aussi bien resté jusqu’à minuit. » L’homme lui paraît « idéalement érudit et sensitif. […] Puis, il a collaboré avec Huysmans à son dernier ouvrage, et ce n’était pas le moindre attrait. ». Le lendemain après-midi, il le revoit, passant chez lui au moment où il lui écrivait « une lettre reprenant un point de notre entretien, me demandant un avis médical sur un point d’exorcisme avec une grande simplicité, achevant sa lettre par une merveille de perspicacité et d’affection. » (C, I : 215, à sa mère, 24 juillet 1899). Dom Thomasson l’a « chaudement invité à passer par Solesmes » au début des vacances, et Segalen en demande la permission à sa mère. Une semaine plus tard, il est à Ligugé, rencontre Huysmans et laisse de ce moment un récit détaillé, ne cachant pas que le « but de [s]a visite » est de voir l’écrivain. Par coïncidence, le jeune homme y retrouve Alexandre Ély-Labastire, le fils d’un négociant brestois, devenu le Père Ély, qui le présente au confesseur de Huysmans. Segalen assiste aux vêpres à côté de celui-ci « qui, ne manquant pas un office, fait l’édification du pays ». Puis vient le temps des présentations :

À la sortie de l’abbatiale […], l’excellent père agrippe Huysmans, déjà prévenu du reste par le P. Thomasson. Je trouve un homme de taille moyenne, très simple, très parisien, un peu voûté, qui m’emmène chez lui, dans une petite villa en pierre blanche, à demi-finie, me garde deux heures et vient me reconduire au monastère, après, naturellement, un entretien comme on peut en attendre de l’auteur de La Cathédrale

Le lendemain, il reste et le revoit :

Et ce matin, après la grand’messe pendant laquelle j’ai travaillé le mieux possible les neumes grégoriens, quoique inférieurs de beaucoup à l’exécution de Solesmes, Huysmans m’a repris, emmené à la campagne, par les bois. C’était exquis. Il m’a invité à recommencer demain, car il m’a été impossible, comme je le comptais, de partir si vite. (C, I : 219, à sa mère, 1er août 1899)

À noter qu’il ne dit rien des conversations avec le naturaliste converti. L’essentiel semble avoir été de le rencontrer ; il écrira par la suite l’avoir « bien connu », mais les relations entre eux sont restées superficielles ; Segalen a surtout commenté le personnage de Des Esseintes dans sa thèse Les Cliniciens ès-lettres.

Au début du mois de novembre 1900, il va voir Dom Thomasson à Solesmes et communie à sa messe (voir C, I : 302, à sa mère, 3 novembre 1900). Le 6 novembre, il écrit à Huysmans pour l’informer de ces deux jours passés à l’abbaye bénédictine mais aussi du départ du P. Thomasson pour Marseille, le remercier des deux entretiens accordés à Ligugé, et lui témoigner son admiration. On décèle dans plusieurs phrases l’intention, par le choix d’un style mimétique, de plaire au destinataire, à commencer par la première, qui contient l’adjectif « lénitif »[14] : « J’arrive de Solesmes, Monsieur, où j’ai passé deux jours de lénitive et fructueuse intimité avec le R. P. Thomasson. » (C, I : 303)[15]. Huysmans ne semble pas avoir répondu à cette lettre, qui s’achevait sur « de sincères et particulières actions de grâce » (C, I : 304).

Il conserve des relations épistolaires avec Dom Thomasson, même si, jusqu’à présent, on n’a retrouvé qu’un brouillon de lettre daté du 5 janvier 1900 (voir C, I : 238). Il s’agit d’une lettre importante, dans laquelle Segalen avoue son impossibilité à établir un lien entre les évangiles et la Genèse. Il se préoccupe donc d’un point essentiel. Il y cite aussi Péladan et Hello, confirmant son attirance pour les auteurs mystico-décadents. Le moine bénédictin lui donnera raison, dans une lettre datée du 19 février, fort dure à l’endroit de l’Ancien Testament, ou, pour s’exprimer autrement, foncièrement antisémite[16].

Ces pieuses visites, et l’abondance de prêtres évoqués dans une même lettre (par exemple celle du 8 janvier 1900, voir C, I : 241, à sa mère), devraient rassurer Ambroisine Segalen ; il n’en est rien. Comme pourvue d’un sixième sens, elle pressent le danger, même dans les intérêts a priori les moins menaçants de son fils. Ainsi, dans cette même courte lettre du 8 janvier où il cite le nom de quatre Pères, il l’informe avec enthousiasme de sa rencontre avec « le jeune directeur de l’École française d’archéologie à Thèbes » ; elle s’inquiète immédiatement, ce qui suscite chez son fils un agacement contenu mais perceptible jusque dans la tournure par laquelle il commence sa lettre suivante, « Ma chère petite Maman », tournure qu’employait aussi Romain Rolland (1867-1944) quand, dix ans auparavant, il était élève à l’École française de Rome (il ne se brouilla jamais avec sa pieuse et terrible mère, mais la rappela souvent à l’ordre). Tout au long du premier paragraphe, les rôles s’inversent, et le fils fait la leçon à sa mère :

Il serait bien fragile, à t’en croire, cet acte de Foi Catholique pour lequel tu sembles tant craindre la comparaison avec d’autres croyances éteintes, d’autres Religions mortes ? Il me semble qu’au contraire il ne doit pas avoir peur de la lumière et des analogies. C’est le déprécier que d’essayer de l’envelopper d’un voile intangible, et de frémir à l’idée de similitudes possibles avec d’autres pratiques et d’autres credos. » (C, I : 242, 12 janvier 1900).

Et il lui précise que « c’est surtout en tant qu’art et symbolique » que « ces vieilles civilisations [l]’attirent. »

Le danger n’est pas dans le changement de culte religieux du fils, mais dans la liaison régulière qu’il a commencé à entretenir avec Xavière Lonca, dite Savéria, fille d’un fonctionnaire des Douanes[17]. Il n’en dit mot, mais l’inquisition maternelle, qui s’était déjà exercée dans le domaine amoureux et avait occasionné les premiers accès neurasthéniques du jeune homme, fonctionnera si bien qu’en 1901, non seulement celui-ci rompra, mais, encore plus péniblement, se sentira comme tenu de relater à sa mère à la fois les réactions des prêtres mis dans la confidence (parmi lesquels Dom Thomasson), mais aussi les progrès de son indifférence à l’égard de la jeune femme.

Pour l’heure, les lettres du début de l’année 1900 témoignent d’un agacement que Segalen peine à dissimuler. Les sarcasmes voilent une irritation qui finira, bien plus tard, par provoquer une rupture totale avec sa mère. Pour le moment, il s’en tient encore à un ton désinvolte, provocateur, à l’insolence feutrée :

L’abbé Lelièvre a donc dit la messe pour moi, le 14, Dimanche. J’y assistais, par un prodige de débrouillage, de tramways, etc., accolyté de Varenne et Mignard. Impossible d’y communier, le concert de la soirée ayant dégénéré en soirée à chocolat. Communie demain à l’hôpital où je continue à être au mieux avec l’élément liturgique, entre autres la sœur qui est préposée par la supérieure à notre sur-déjeuner du matin. Nous nous racontons réciproquement des histoires édifiantes, à la grande sanctification de Varenne, mon co-déjeunateur. (C, I : 245, à sa mère, 16 janvier 1900).

Quand on compare cette lettre avec celle qu’il a adressée quelques jours auparavant à sa sœur, on s’aperçoit que l’ironie vis-à-vis du catholicisme, bien réelle, ne s’accompagnait d’aucune attaque larvée[18]. Il réserve donc à sa mère une agressivité mêlée de dérision. Le 22 février 1900, s’apprêtant à retourner à Ligugé, il précise : « mes occupations seront plutôt édifiantes », et parle d’un « anniversaire sanctifiant s’il en fût » (C, I : 255, à sa mère) : il lui écrit à la fois la vérité (son bref séjour à l’abbaye est réel), et ce qu’elle veut lire (l’adjectif « sanctifiant », derrière lequel on peut imaginer un Segalen à la fois moqueur et las). On lit encore, dans la lettre du 1er mars 1900, où il relate son bref retour à Ligugé : « J’ai [passé] un édifiant Mercredi des Cendres. […] J’ai bien prié pour vous à Poitiers et à Ligugé. C’est beaucoup plus commode qu’à Bordeaux. » (C, I : 256-7, à sa mère).

On le sent garrotté, étouffé ; d’autant plus qu’il dépend financièrement de sa famille ; quand il évoque dans cette même lettre Santé Navale en employant une métaphore carcérale : « À 9 h j’étais réintégré en la bordelaise prison. Avant de m’encelluler […] » (C, I : 257), on peut lire dans cette image à la fois un déplacement (faute de pouvoir décrire comme telle la surveillance brestoise dont il fait l’objet) et un redoublement (il se sent à la fois prisonnier de sa famille et de son École) qui expliquera son choix de destinations lointaines. Il faudrait faire une étude stylistique de cette lettre où se croisent ironie, parodie de l’onction ecclésiastique (avec effet d’écho interne : « À 2 h je quittais la sainte demeure »), et longue et prosaïque liste de comptes dont la présence produit une dissonance et crée un effet comique. Comique[19] et terrible également, le commentaire écrit de Mme Segalen à propos des 76 centimes de tramway, somme qui semble pourtant modeste : « Me laissent rêveuse ».

J’ai cité le nom de Vincent Kaufmann tout à l’heure ; quelques lignes de son essai L’Équivoque épistolaire s’appliquent parfaitement aux lettres de Bordeaux :

Il y a au cœur du geste épistolaire, une fondamentale équivoque, que les écrivains ont souvent exploitée. La lettre favorise, dit-on la communication et la proximité ; mais elle peut aussi disqualifier toute forme de partage et produire une distance, un éloignement, nécessaires à l’avènement de l’œuvre. (Kaufmann 1990 : 8).

Tout en protestant de la régularité de sa pratique et des liens qu’il conserve avec le monde ecclésiastique, Segalen, à Santé Navale, s’éloigne de ce monde. La vie hors de Brest n’est pas seulement le prélude à celle qu’il mènera beaucoup plus loin, hors de France ; elle est aussi, malgré toutes les dénégations adressées à ses parents, une sortie du catholicisme.

Comme Rimbaud, lui aussi étouffé par une mère très pratiquante, Segalen ne peut se contenter de la tiédeur et des compromis offerts par le catholicisme de son temps. Il l’écrira dans la préface de ses Odes, il veut révéler par la poésie un « Lieu supérieur » investi par « quelque chose d’infiniment AUTRE » (OC, II : 598) — l’altérité étant la caractéristique du Divers et l’infiniment autre son expression maximale. L’ultime forme du Divers, c’est ce « divers divinisé » que Segalen nommera vers la fin de sa vie, dans une note du 3 juin 1916 de l’Essai sur l’Exotisme « l’Inhumain », en précisant qu’il n’est pas « le divin », qu’il est encore moins réductible à « un dieu », et qu’on ne doit pas non plus le « confondre avec l’Absolu » (OC, I : 773) : une mystérieuse transcendance, donc, toujours poursuivie, mais à jamais hors d’atteinte.

 

 

  • Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Kaufmann 1990 : Vincent Kaufmann, L’Équivoque épistolaire, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1990.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Rimbaud 1985 : Arthur Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer, Illuminations, préface de René Char, édition établie par Louis Forestier, Paris, Poésie/Gallimard, 1985.

  • Contributrice

Sophie Guermès, ancienne élève de l’ENS-Ulm, agrégée de lettres classiques, est professeur de littérature à l’université de Brest et directrice du CECJI (Centre d’étude des correspondances et journaux intimes – EA 7289) Elle a publié plusieurs livres, ainsi que des ouvrages collectifs et de nombreux articles, sur la poésie et le roman des XIXe et XXe siècles.

  • Bibliographie de l’autrice

« Rythme et mystérieux dans la poésie de Victor Segalen », dans Philippe Postel (dir.), Segalen : le rythme et le souffle, Nantes, Pleins feux, « Horizons comparatistes », 2002, p. 51- 62.

La Fable documentaire : Zola historien, Champion, « Romantisme et modernités », n° 174, janvier 2017.

Yves Bonnefoy. Derniers textes (2010-2016) (dir.), Brest, Cahiers du CECJI, 2019.

« La poésie, lieu de rencontre entre les cultures », dans Viviane Devriésère et Marina Geat (dir.), L’Interculturel : quels défis et problématiques aux niveaux européen et international ?, Rome, Roma Tre-Press, « Le ragioni di Erasmus » ? 2020, p. 217-30.

 Correspondances, philosophie, religion et arts (dir.), Brest, Cahiers du CECJI, avril 2021 [Actes du séminaire du CECJI 2013-2016].

[1] Voir notamment « Sur un hôte douteux », « Vision pieuse », « Éloge d’une vierge occidentale », « Les Gens de Mani », « Hommage à la raison », « Religion lumineuse », « Retombée ».

[2] Segalen joue sur l’ambiguïté car il nomme Bouddha mais parle de Jésus (« Il revient le Sauveur des hommes »).

[3] Il n’épargne au lecteur aucun détail, évoquant même l’odeur, ce qui lui permet au passage de tourner en dérision l’« odeur de sainteté ». Le vocabulaire est violent, dicté par l’indignation et la volonté de convaincre. La « chute » de l’anecdote, dans sa brièveté (procédé peut-être repris aux Stèles), exprime tout le mépris de Segalen pour l’évêque qui continue de tromper les plus crédules.

[4] L’abbé « envoyait des “lettres-rapports” aux parents de Victor Segalen. Aucune d’elles n’a été conservée. » (C, I : 87, note 1). L’étudiant écrit à son père, le 27 octobre 1898 : « L’abbé Lelièvre attendait avec impatience pour pouvoir répondre à ta lettre : il a cherché en vain ton adresse. » (C, I : 96).

[5] Du milieu du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle, les « boulevards » ceinturant la ville étaient bordés de très vastes maisons bourgeoises, dont la plupart ont été à présent transformées en appartements. 

[6] Cf. la lettre à sa mère du 9 novembre 1899 : « Je me rends demain soir chez l’abbé Lelièvre. Il va me parler DEUX HEURES de conversations qu’il aura eues avec le directeur ; de son intimité avec quelque grande FAMMMILLE ! et des avantages pécuniaires et autres de la bonne conduite. » (C, I : 227).

[7] Leurs relations s’espacent par la suite, tout en restant régulières. Segalen écrit à sa mère, le 6 mars 1899 : « Je vois l’abbé Lelièvre à peu près tous les quinze jours. Quand il y a plus longtemps, je lui écris. » (C, I : 161).

[8] Il veille aussi à ce que son protégé soit bien vu : « Sur les conseils de l’abbé Lelièvre, je suis allé hier remercier le directeur de la faveur extraordinaire qu’il m’avait faite en m’autorisant à déjeuner, en semaine, hors de l’école. Il a paru très sensible à ma démarche. » La suite de cette lettre à sa mère montre que Segalen n’était pas unanimement apprécié de ses camarades d’étude, et qu’en retour il n’aimait pas ses ennemis : « D’aucuns, devant cette bienveillance que je n’ai certes rien fait pour mériter, rien qu’être à peu près corrects envers l’administration, se pâment de jalousie. Qu’ils en crèvent, c’est tout ce que je leur souhaite. » Il ajoute d’autre part que « l’abbé Lelièvre est abominé de la bonne moitié de l’école. On lui reproche un ascendant supposé sur le directeur et le sous-directeur. Cela se passe surtout en 3e année. Pour ma part on m’a parfaitement et toujours laissé tranquille. Ainsi glissent sur moi ces mesquineries. » (C, I : 197, 8 juin 1899).

[9] La première promotion de navalais date de 1890. Les bâtiments situés près de la gare Saint-Jean, existaient déjà : c’étaient ceux d’un hôpital psychiatrique transféré dans un autre quartier de Bordeaux. Un bâtiment supplémentaire fut construit en 1897.

[10] Voir notamment la lettre du 20 janvier 1900, dont l’humour dissimule à peine l’irritation (C, I : 246, à sa mère). Et celle du 22 février 1900, où il s’apprête à partir pour Ligugé : « Je ne puis promettre une dépêche à mon retour : à 9 h les bureaux doivent être fermés, peut-être ceux de la gare fonctionnent-ils encore. En tout cas le Jeudi matin je n’y manquerai pas. » (C, I : 255, à sa mère).

[11] Il s’agit vraisemblablement de l’abbé Gaspard Deguerry, même si son tragique décès était déjà ancien (curé de la Madeleine, il avait été fusillé par des Communards le 24 mai 1871).

[12] Voir encore les lettres du 18 puis du 27 février 1899 : « Pour le Carême, on nous affiche une Messe spéciale suivie d’une “courte” conférence, dit le prospectus, tous les Dimanches à 10h ¼. Je tâcherai d’y assister le plus souvent possible. » (C, I : 155, à sa mère). « J’ai donc vu l’abbé Lelièvre Jeudi dernier. Je suis retourné Dimanche matin pour lui demander l’adresse de notre messe spéciale. Un seul reproche au Conférencier : déraille peut-être un peu trop dans le genre sermon, je préfèrerais le voir serrer de plus près la Conférence. » (C, I : 157, à son père).

[13] « La messe commence. Irruption de trois jeunes filles en robes genre “fait-ses-robes-elle-même”, frais échappées du Sacré-Cœur, en sont les filles directoriales. Avec des voix de mélasse elles chantent du Gounod. J’envoie ma berceuse qui roule comme une canette. Et des ô sâlutâris, et des Cieux qui visitent la têêrrrrre… Ô Solesmes, et toi, austère plain-chant, aux plis rigides et majestueux aux sonorités de granit ! voilez-vous ce qui vous sert de face. » (C, I : 195, à ses parents, 6 juin 1899).

[14] Celui-ci était rare ; Huysmans l’a employé plusieurs fois.

[15] Dans la lettre du 8 novembre adressée à ses parents, il écrit que c’est le Père Thomasson qui lui a conseillé d’envoyer cette lettre à Huysmans (voir C, I : 305).

[16] Voir la lettre de Dom Thomasson du 19 février 1900, conservée dans le fonds Victor Segalen de la BnF, et dont un extrait est cité dans la Correspondance (voir C, I : 239, note 2).

[17] Les informations sur cette jeune femme sont données dans la note 1 de la lettre du 4 août 1900 (C, I : 293).

[18] « J’arrive aux souhaits annuels. Tu n’es pas dégoûtée de me souhaiter notre céleste réunion ! Ce n’est sûrement pas moi qui manquerai au paradisiaque rendez-vous. Tous mes confesseurs sont d’accord pour m’attribuer des vertus de saint, des qualités d’archange, des attributions de Dominations, et je crois même, en bien me regardant dans une glace, voir apparaître derrière mon crâne l’auréole des Élus. Tu vois donc que ce sont des félicitations sur ma perfection, non des souhaits qu’il serait juste de me présenter. » (C, I : 239, à Jeanne, 6 janvier 1900).

[19] Voir l’article de Marie Dollé, dans ce même volume.

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Colette Camelin, Lettres du dernier voyage en Asie, année « abondante parfois, pénible de solitude souvent » (janvier 1917-mars 1918)

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Lettres du dernier voyage en Asie, année « abondante parfois, pénible de solitude souvent » (janvier 1917-mars 1918)

Colette Camelin

  • Résumé

La correspondance de l’année 1917 présente des caractéristiques particulières : au cours de cette mission « médico-militaire » de plus d’un an, Segalen affronte une grande solitude, il n’a pas d’ami à ses côtés et les incertitudes sur l’acheminement du courrier dues à la guerre accentuent son isolement car il peut se passer plusieurs mois entre l’écriture et la réception d’une lettre. À cela s’ajoutent les nouvelles inquiétantes de la guerre elle-même où plusieurs de ses amis sont exposés.

Ses lettres maintiennent un lien vital avec ses proches — à préciser à partir d’une étude de la structure d’ensemble de cette correspondance : quels en sont les destinataires et dans quelle proportion ? Quelle posture le locuteur adopte-t-il par exemple avec Yvonne Segalen, Jean Lartigue, Claudel ? Quels sont les temps forts développés dans les lettres ? Quelles sont les lacunes ?

Tout au cours de cette « année amère », Segalen oppose au chaos du Réel le fil de ses lectures, notamment « saint Flaubert » dont il relit la correspondance avec Louise Colet. Certains passages de ses lettres y font écho.

Poursuivre son œuvre, mettre en chantier des œuvres nouvelles est la meilleure résistance à la destruction généralisée. Certaines lettres relèvent du journal de voyage ou du compte rendu archéologique. À partir de quelques exemples, on peut étudier le passage de la lettre au texte rédigé pour la publication. De nombreux passages constituent un journal de bord de sa création, Segalen y explicite ses positions littéraires et philosophiques, ses projets, particulièrement Sites et Thibet. L’écriture est l’antidote au poison de la guerre ; l’étude du style de quelques lettres met en évidence des procédés de mise à distance, par la poésie et par l’humour.

La composition musicale des lettres et de Thibet oppose à l’Histoire destructrice un travail sur le temps et sur le sujet, l’invention d’un rythme.

  • Abstract

Letters of the Last Journey in Asia, a year “sometimes plentiful, often lonesome and painful” (January 1917-March 1918)

The correspondence in the year 1917 had specific characteristics: during this “medico-military” mission of more than a year, Segalen faced a great loneliness, he has no friends close to him, and the uncertainties about the delivery of mail due to the war accentuate his isolation: indeed it can be several months between writing and receiving a letter. Add to this the disturbing news of the war itself where several of his friends are in vulnerable position.

His letters keep a vital link with his relatives — to be specified from a study of the overall structure of this correspondence: who are the recipients and in what proportion? What posture does the speaker adopt for example with Yvonne Segalen, Jean Lartigue, Claudel? What are the highlights of the letters? What are the gaps?

Throughout this “bitter year”, Segalen tries to get over the chaos of the Real, the thread of his readings, notably “St Flaubert” whose correspondence with Louise Colet he rereads. Some passages of his letters echo it.

To carry on his work, to undertake new works is the best resistance to the generalized destruction. Some letters are part of the travel diary or archaeological report. From a few examples, we can study the passage from the letter to the text written for publication. Many passages form a journal of his creation, Segalen explaining his literary and philosophical positions, his projects, especially Sites and Thibet. Writing is the antidote to the poison of war; the study of the style of a few letters highlights processes of distancing, by poetry and by humour.

The musical composition of the letters and of Thibet builds against the destructive History a work about Time and about the writer himself, a new rhythm.

  • Pour citer l’article

Camelin, Colette, « Lettres du dernier voyage en Asie, année “abondante parfois, pénible de solitude souvent” (janvier 1917-mars 1918) », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

Lettres du dernier voyage en Asie, année « abondante parfois, pénible de solitude souvent » (janvier 1917-mars 1918)

Colette Camelin

Le dernier voyage en Chine de Segalen est bien différent des précédents : dans le cadre de sa mission « médico-militaire », il est peu libre de ses mouvements, soumis à des « feuilles de route » — c’est-à-dire les étapes d’une troupe indiquées par le commandement, le contraire de l’itinéraire librement tracé dont il avait consigné les découvertes dans Briques et tuiles et Feuilles de route. De plus il est seul, alors que dans les précédents séjours il était accompagné : Augusto Gilbert de Voisin en 1909-1910, puis Yvonne Segalen au cours de brefs voyages de 1910 à 1914, Gilbert de Voisins et Lartigue pendant la Grande Traversée de 1914. En 1917, il ressent d’autant plus la solitude que la guerre et la révolution russe rendent les liaisons postales avec la France aléatoires. En fait il est resté quinze mois séparé des siens alors que sa mission aurait dû s’achever au bout de six mois. Parti de Brest le 10 décembre 1916, il n’y reviendra que le 4 mars 1918. Dans ces conditions la correspondance de cette année-là est nettement plus abondante que celles des années précédentes : elle comporte 300 pages (C, II : 764-1067), celle de 1916, 45 pages (C, II : 724-769), et celle de 1915, 182 pages (C, II : 541-723). Son itinéraire dépend des ordres et contre-ordres des dirigeants de sa mission, mais aussi de ses propres initiatives liées à ses recherches archéologiques et littéraires. On peut distinguer trois périodes :

  1. Entre Tientsin [Tianjin], Pékin, Nankin et Shanghaï (février-août 1917). Il arrive à Tientsin par le transsibérien le 25 février 1917. Jusqu’à la fin juillet, il effectue plusieurs allers et retours entre Pékin et Tientsin (où sont restées ses affaires depuis le départ précipité d’Yvonne en août 1914) ; il s’occupe du recrutement des travailleurs chinois à Nankin et à Shanghaï. Il séjourne longuement dans cette ville où il rencontre des orientalistes français, anglais et américains.

  2. Indochine (du 10 août au 1er novembre 1917), essentiellement à Hanoï où il travaille à la bibliothèque de l’École française d’Extrême-Orient.

  3. L’odyssée du retour (novembre 1917-mars 1918). En octobre, il reçoit l’ordre d’aller d’abord à Shanghaï puis à Nankin pour prendre en charge un convoi de travailleurs chinois qu’il doit accompagner en France. Mais un grave accident de navigation l’immobilise à Singapour jusqu’au 27 janvier 1918.

La première fonction de cette correspondance est de maintenir vivantes les relations avec ses proches, Yvonne d’abord, son fils Yvon, Jean Lartigue, Henry Manceron, et d’entretenir des liens avec le milieu intellectuel auquel il tient (Jules de Gaultier, Henri Cordier, George-Daniel de Monfreid). La deuxième relève du journal de voyage : descriptions des lieux, récits des événements, comptes rendus archéologiques préparant Chine. La grande statuaire. La troisième consiste à résister au chaos du Réel, aggravé par la guerre, en renouant les fils des recherches et des lectures qui nourrissent les projets d’œuvres à achever ou à commencer… En 1909, il avait envoyé dans ses lettres à Yvonne les premières versions de textes qui deviendront des nouvelles, des chapitres d’Équipée ou des « stèles ». Il tente de retrouver cet élan en l’entretenant de ses projets en cours. De nombreux passages de ses lettres constituent un journal de bord de sa création où il explicite ses positions littéraires et philosophiques, il prépare ainsi ce qu’il espère réaliser après la fin de la « Grande Chose » (la guerre). Mettre en chantier des œuvres nouvelles est la meilleure résistance à la destruction générale. Ses lettres témoignent de l’intensité de sa vie intérieure et de ses tensions douloureuses. L’écriture même est l’antidote au poison de l’angoisse, par l’humour, par la poésie et par l’aspiration à la Beauté.

« Une immense solitude, plus grande qu’en toute autre absence[1] » ?

Partir a d’abord soulagé Segalen car il échappait à son siège administratif de l’hôpital de Brest : « et mon cuir continue à tourner en rond comme les choses, en rond » (C, II : 745, à Louise Gilbert de Voisins, 30 juin 1916). « Comme les choses », c’est-à-dire comme la guerre ; Segalen avait été témoin à Nieuport de l’enlisement de la guerre de tranchées et de l’inutilité des offensives meurtrières. Lui-même était pris dans des contradictions. S’il avait rêvé d’héroïsme, son expérience de la guerre industrielle l’a mené à penser que la guerre est matérialiste (« américaine »), grossière, destructrice des forces vivantes de l’esprit, nuisible à la connaissance et à l’imagination créatrice. Pourtant il ne supportait pas de rester en-dehors de l’action, « embusqué » à l’arrière[2].

La mission en Chine lui a permis de sortir de cet état pénible, de cette « mauvaise humeur » (C, II : 757, à Lartigue, 28 novembre 1916) qu’il avait tenté de déjouer à Brest au cours d’une « petite aventure » (que lui a reprochée Lartigue). Sur le plan personnel, il espérait que son voyage lointain donnerait un nouvel élan aux relations avec ceux qui comptaient le plus dans sa vie : Yvonne et Lartigue. En paix avec sa conscience « militaire », il pourrait surtout se consacrer l’esprit plus libre à ses œuvres, notamment à ses recherches archéologiques autour de Nankin et « vers le Sud et le Sud-Est du Sseutch’ouan » [Sichuan] (C, II : 766, à Cordier 16 décembre 1916). Comme la mission devait aller chercher des ouvriers jusque dans le Yunnan, il rêvait de retrouver ces montagnes d’où la déclaration de guerre l’avait brutalement arraché : « Jamais je ne reverrai cette haute prairie céladon, cernée de gros arbres noirs — céladon pur Song », note-t-il sur ses Feuilles de route (OC, I : 1189). Il gardera l’espoir de partir en Ouest jusqu’en juillet.

Les difficultés du service postal accentuent dès les premiers mois le sentiment de solitude : « Nous sommes séparés, Mavone aimée, par plus de temps postal que nous ne l’avons jamais été » écrit-il le 4 mars (C, II : 804). Le 8 mars, il reçoit la première lettre d’Yvonne, postée le 27 janvier. Le 6 avril, il constate :

Je n’ai jamais été si interrompu de toi. Voici deux mois que je ne sais rien… J’en suis même venu à ne plus rien attendre du courrier quotidien, car il suffit d’une erreur de n’importe quel bureau s’ajoutant au retard pour que mes lettres se promènent de Yunnan-Sen à Tientsin, cependant que je ferai la route inverse.

Alors je prends le parti de vivre et d’écrire le « moment ». Vivre le moment est indispensable et sûr. J’accumule bien des choses. Je mets en réserve. (C, II : 832-833)

« En réserve » pour ses œuvres en chantier. Il fait le récit à Yvonne de ses « moments » : une fois les coolies « expertisés », il s’occupe, près de Nankin, des « beaux lions des Leang » (voir CGS : 216-29) et recourt souvent à sa « bibliothèque indispensable » : Montaigne, Jules de Gaultier, Flaubert, Rimbaud. Au début de son séjour, la solitude ne semble pas trop lui peser. Des obligations médico-militaires suffisantes pour calmer sa conscience, mais assez légères, la joie retrouvée des promenades en quête de lions, de Licornes ou de chimères, ou bien des « journées libres, plus pleines de livres que d’autres d’espace » (C, II : 838, à Lartigue, 14 avril 1917) — tout cela a chassé la « mauvaise humeur » de l’été 1916. Il le dit à Lartigue : « Donc je suis loin, seul, bien portant, heureux avec toute la relativité de l’heure présente » (ibid. : 835). Il écrit à Yvonne :

J’ai du magnésium, du papier, un décamètre, Mallarmé, une bouteille d’excellent gin (mon alcool préféré : ivresse légère et sans suites stomacales) et aussi les Annales de Tacite, et aussi les Chroniques du Royaume de Wou. (C, II : 873, 14 mai 1917).

Il cherche, lit, photographie et il s’élève parfois sur quelque « char emporté ». En somme, il a retrouvé la joie des découvertes, historiques, archéologiques et littéraires : « Moi-même avec tout mon désir de connaître » (OC, II : 632, Thibet). La solitude est un inconvénient mineur tant que l’énergie créatrice est stimulée. Les lettres de cette période, jusqu’en juillet, rappellent celles des « équipées » de 1909 et 1914 : descriptions de « sites », comptes rendus archéologiques, récits des rencontres et des moments significatifs de sa vie. Le plus souvent il rédige chaque lettre sur plusieurs jours, puisque leur envoi dépend d’une occasion, comme le passage d’un bateau en route vers la France. Ces longues lettres jouent le rôle d’un journal de voyage.

Une lettre de Shanghaï à Yvonne[3]

Lisons, par exemple, la lettre écrite du 24 au 30 mai de Shanghaï où il explore avec délectation la bibliothèque de la Royal Asiatic Society, après avoir examiné deux ou trois cents mécaniciens destinés à remplacer les ouvriers français retenus sur le front. Cette lettre commence par des commentaires humoristiques sur les aléas de la mission :

Je liquide le côté mission de recrutement. Au même point : Paris, Péking et Landerneau ne sont pas d’accord sur notre contrat. Paris a refusé deux fois. Puis ne répond plus rien. Je ne sais ce qu’on attend. Chassigneux, du Sud, écrit que ça pourrait marcher. Le C[ommandan]t Grillet est malade à Peking. Vitry[4] toujours en famille à Han K’eou. Pour moi, seul « en service », je visite parfois le défilé de recrutés. Cette situation, bien que réglementaire, officielle et bien payée, ne peut décemment se prolonger. […] Malgré que tous les intérêts personnels se trouvent pour quelques mois en Chine, je ne puis accepter une telle promenade sans but ni raison. (C, II : 884-885, 24 mai 1917).

Ses « intérêts personnels » consistent à poursuivre ses recherches archéologiques et à préparer l’embarquement pour Brest de ses meubles, livres et bibelots, laissés à Tientsin en 1914. Il évoque précisément pour Yvonne ces objets témoins de leur intimité, souvenirs de promenades heureuses dans les quartiers d’antiquaires.

Les désaccords entre les diverses administrations ralentissent la mise en œuvre de la mission. L’attente devient le mode dominant de son rapport au temps : « Voilà cinq mois exactement que l’attente est élevée à la hauteur d’une institution. » (C, II : 892, à Vitry, 30 mai 1917). Il en est si las, qu’il envisage de donner sa « dé-mission » et de reprendre du service dans la marine, mais ce temps vacant lui permet de travailler à ce qui lui tient à cœur. Puisqu’il en est ainsi, écrit-il « ne perdons pas une minute du temps vrai » : il résume pour Yvonne le bilan de sa campagne archéologique. Il évoque avec enthousiasme les conversations à Shanghaï avec Gustave-Charles Toussaint qui traduisait alors du tibétain le Mantra de Padma Sambava qu’il avait rapporté de Litang[5] :

Et tel Claudel, peuplant un parloir d’Hôtel de la définition des Anges, nous évoquons en plein Palace ou au Shanghaï-Club des Êtres plus formidables que les gobe-taels qui suent autour de nous. (C, II : 886, 24 mai 1917).

Il s’agit de créatures fantastiques issues du chamanisme tibétain opposées aux marchands qui s’enrichissent dans la grande ville commerçante. Sur le même ton, il rapporte avec une ironie digne de Voltaire « l’intronisation » de Toussaint à la fonction de juge dans la Concession française, remplaçant un juge corrompu :

Un gros marchand chinois taré de tas de vols copieux, répétés, minutieux, s’en tira l’an dernier avec 3 mois de prison. […] En revanche, un bonze mendiant, accusé d’avoir, sur le sol concédé à la France, « violé » une fille — et quelle fille ! —, sortit des mains de la justice avec quarante ans de prison. (C, II : 886, 25 mai 1917).

Il insiste ensuite sur le contraste entre le « discours écrasant d’éloquence romantique » du magistrat et les propos échangés le soir : rires sur la comédie sociale, sérieux réservé uniquement aux « choses inactuelles » — aux fictions. L’écriture des lettres est propice à un style burlesque, qui accentue le contraste entre les rites sociaux et les êtres imaginaires : le « bon domestique Méchant-Cochon » et le maître « Délivrance noire » importent plus que les personnages de la cérémonie officielle.

Une phrase de la lettre fait la transition vers son programme à venir avec, au passage, un petit compliment pour Yvonne :

Un grand soleil est enfin venu, et je vis. Mais je vis pour plus de soleil encore. Soit celui que tes yeux et ta présence révèlent ; — ou bien l’astre climatérique des pays chauds et moites (ibid. : 887).

Cela introduit ses projets — ou ses songes. Il attend la probation de leur 3e ou 4e contrat pour le Yunnan ; il rêve d’y partir « en service » puis de retrouver la chaleur tropicale de l’Indochine (depuis la Polynésie, les « charmants climats » et les « parfums exotiques » continuent de le hanter…)

Du Yunnan (dont les troubles sont purement politiques), j’espère remonter un peu vers Tali [Dali], ou donner une pointe vers le Kouei-tcheou [Guizhou]. Je ne sais, et me réserve tout droit d’aventures. Mais l’espace est plus grand. Le Fong-chouei [fengshui[6]] est celui des grands vents libres. (Ibid.).

Il espère échapper à l’obsession de la guerre grâce à la profusion du vivant quand il atteindra enfin « l’avenue pourrissante de sève de la vallée du Nam-ti » entre le Yunnan et le Tonkin. Là il compte « faire un grand effort pour oublier l’heure présente et vivre dans l’heure infinie » (ibid.). Il refuse de subir l’angoisse qu’imposent les informations quotidiennes ; c’est avec ironie qu’il constate, comme il le faisait à Nieuport, la « tonitruante grossièreté » de la guerre (C, II : 739, à Henry Manceron, 5 avril 1916) et les « plâtras, stucs et cartons » des communiqués « pâtriotiques à un sou » (C, II : 616, à Jules de Gaultier, Nieuport, cave, 27 mai 1915). À distance, les nouvelles du désastre que fut l’offensive du Chemin des Dames en mars 1917 lui inspirent ce commentaire amer : « le même caractère typographique m’apprend : par la poste, le génie du général Nivelle ; — par télégramme qu’il est remplacé par Pétain. » (C, II : 887, à Yvonne, 25 mai 1917).

Et Yvonne ? Il vient de recevoir ses lettres des 7 et 21 mars envoyées il y a plus de deux mois. Il s’intéresse à ses lectures (Julie de Lespinasse) ; il lui rappelle qu’il lui avait exposé sa philosophie dans sa lettre sur Sites (voir C, II : 840-850, 16 avril 1917) : « la triple essence du vivre qui est d’être, de connaître et d’aimer ». (C, II : 888, 25 mai 1917). Il répond en un paragraphe humoristique à la censure (une lettre d’Yvonne a été ouverte) :

Jamais un Censeur, même militaire, ne saura comprendre le sens vrai des mots inclus ici et destinés à toi seule. […] Mettant ma lettre au panier, son geste est lâche, car il ne risque rien, bien à l’abri dans son bureau. S’il lit, il n’a point le loisir, le divin loisir, de saisir — et ainsi, je n’hésite plus à t’écrire, Mavone, non point « comme je pense » — diraient les Professeurs —, mais ce que ma plume d’elle-même, dessine avec liberté : une arabesque libre. (Ibid.).

Par cette remarque, il distingue sa propre écriture de l’expression de « pensées » préalables ; c’est le mouvement même de l’écriture qui entraîne et forme les pensées. Comme Montaigne, dont Les Essais voyagent avec lui dans sa malle ou sur ses mules, il préfère à « la préméditation laborieuse » l’improvisation libre : « l’éloquence veut être échauffée et réveillée par les occasions étrangères, présentes et fortuites » ; « le hasard y a plus de droits que moi », ajoute Montaigne (2007 : 62-3, Livre I, ch. X, « Du parler prompt ou tardif »). Ainsi le texte peut-il surprendre le lecteur, et même son auteur.

Le récit des promenades chinoises reprend le 30 mai : visite de Hang-tcheou (Hangzhou), retour à Shanghaï. Puis il va à Tientsin terminer « son emballage de meubles et de porcelaines ». La préparation de cet important déménagement tient une grande place dans l’ensemble de la correspondance de l’année 1917 avec Yvonne car il conclut l’abandon de leur vie chinoise. Yvonne semble désirer retourner en Chine alors que, pour lui, la rupture est définitive : « Tous ces jours, je vais les consacrer à Péking dans un adieu qui est pour moi décisif. » (C, II : 938, à Yvonne, 11 juillet 1917). Il avait pourtant prévu en 1913 de partager leur vie entre Pékin et Paris, mais l’évolution de la situation politique chinoise, la modernisation rapide de la ville, l’absence de perspective sinologique l’ont déterminé à renoncer à ses projets. Pékin n’est plus la capitale d’un empire. Il qualifie les abords de la Cité Interdite d’un mot-valise emprunté au vocabulaire médical : « césarectomisés » (C, II : 913, à Yvonne 9 mai 1917). Ce qui demeure, c’est une « Chine intérieure ». Il écrit à Yvonne : « Mes pas vont ailleurs. N’importe où. J’ai près de moi Rimbaud et Poe, ces fous, ces ivres. J’ai tout au fond de moi ma seule ivresse et ma grande beauté, toi, Mavone aimée. Aime-moi. » (C, II : 926, 4 juillet 1917).

Les troubles politiques de mai à juillet 1917 confortent sa décision de ne plus revenir en Chine. Il les rapporte avec une distance amusée :

La Chine, affirment les journaux, même locaux, est en pleine révolution. Douze toutous[7], sur dix-huit, se déclarent indépendants, et veulent « marcher sur Peking ! » […] Le Président préside une assemblée dissoute. Les ministres volent, prennent la fuite, et s’arrêtent réciproquement. (C, II : 889, à Yvonne, 30 mai 1917).

Le 4 juillet, il fait un récit carnavalesque de l’échec de la dernière tentative de restauration impériale[8] :

La chute — ou plutôt la glissade mandchoue — était déjà d’un assez bas comique. Ceci n’est plus comédie : à peine épisode Pathé. On tourne le cinéma. (C, II : 924, à Yvonne, 4 juillet 1917).

Solitude et création à Hanoï

Cet épisode a mis fin à ses derniers espoirs de partir vers le Yunnan. L’instabilité politique chinoise a finalement eu raison de la mission : « À la minute où le contrat devait, sans réserves, s’approuver, voici que l’on “fait de nouveau révolution” » (C, II : 922, à Vitry 1er juillet 1917). Il résume sa situation à son ami Charles de Polignac :

J’appartiens à une sorte de cirque ambulant — Mission de recrutement de main-d’œuvre chinoise — dont le premier travail dut être de concilier à Paris le Ministère du Travail et celui de la Guerre ; puis, en Chine, divers départements encore plus distants, divers inexistants. […] Il y a certain fourmillement dans les mollets, à être si loin ; une crampe douloureuse à faire le touriste chinois quand d’autres choses violentes se passent ailleurs. Il y a enfin une grande ironie à recevoir deux mois après les nouvelles enthousiastes que démentent au même instant les derniers télégrammes. Il y a aussi la solitude. (C, II : 908, 20 juin 1917).

Il prend acte de l’échec de ses projets au Yunnan en parodiant un vers d’Horace : « La Belle Femme qu’était notre Mission au départ me semble donc in piscem desinere[9] » (C, II : 956, à Vitry, 29 juillet 1917). Le caractère ambigu de la sirène est un motif qui devait intéresser l’expert en licornes et autres chimères. D’un côté il est fatigué de supporter les attentes et la solitude, de l’autre, il a constaté que ce séjour en Chine est favorable à la création. Il avait envisagé de demander sa réintégration dans la marine, mais une autre opportunité se présente ; il va accompagner un convoi de travailleurs chinois de Nankin à Saïgon où un autre médecin les prendra en charge jusqu’à Marseille, ce qui lui permet de rester en Indochine. Il écrit à Yvonne : « l’absence est lourde et j’ai besoin du retour » (C, II : 954, 25 juillet 1917), mais c’est lui qui a décidé de séjourner à Hanoï afin de rassembler une documentation pour son poème Thibet à l’École française d’Extrême-Orient. Il s’est certes plaint début août dans une lettre à Yvonne d’une « série de contr’ordres plus capricieux qu’un bouc en mal de chèvres » (C, II : 957, 5 août 1917) car cela retarde son retour en France de plusieurs mois ; fin septembre, il admet finalement qu’il s’est aménagé ce séjour en Indochine sans y être contraint par ses obligations militaires :

Après tout, je n’avais décidé ce séjour d’Hanoï que pour y décider de l’Art Indochinois et écrire mon poème, ou du moins lui donner une vitalité telle qu’il ne puisse plus ne pas être. Le Poème est gros, fort, touffu, viable, et confortant. Et l’Art Annamite, Cham et Khmer n’a plus d’ombres mystérieuses. (C, II : 990, à Yvonne, 26 septembre 1917).

Le médecin constate avec satisfaction la bonne santé du nouveau-né ! Le poème (poesis) pousse comme un enfant, il a en lui-même le principe de son développement (phusis).

Ce séjour est fécond. À Hanoï, il mène la vie qui lui convient : « dans un pays chaud comme les Tropiques » (C, II : 978, à Yvonne, 21 septembre 1917), il passe les journées dans l’excellente bibliothèque de l’École française d’Extrême-Orient (« petit air vieillot, tropical et amical de l’établissement », C, II : 972, à Lartigue, 3 septembre 1917). Il y étudie méthodiquement et passionnément la section tibétaine : « d’abord, une forte documentation livresque, un voyage forcené dans des Voyages, m’était nécessaire » (ibid.). Voyager dans les textes précède la composition de l’œuvre ; par exemple en Polynésie, avant de rédiger Les Immémoriaux, il avait exploré les récits de Bovis et Moerenhout[10]. Noël Cordonier voit dans ces recherches la première approche du Divers : « Segalen, avant de se mettre en route, fut l’explorateur infatigable de toutes les bibliothèques, de tous les espaces et toutes les disciplines du savoir universel de son époque. […] Qui a l’occasion de remonter dans les manuscrits de notre écrivain découvre les traces minutieuses d’une enquête intense sur autrui, au sens large. » (« L’œuvre et la réception de Segalen au prisme de “l’appropriation culturelle” », dans Camelin et Détrie (dir.) 2019 : 426).

La lecture et l’écriture sont complémentaires. En plus de la documentation, de nombreuses œuvres littéraires nourrissent la pensée et l’invention de formes nouvelles : la correspondance de Flaubert, « un très Grand Artiste » (C, II : 857, à Yvonne, 27 avril 1917), Shakespeare toujours, Poe, Mallarmé, Gide, Ecce Homo de Nietzsche (« cette puissante et volcanique vie », C, II : 981, à Yvonne, 24 septembre 1917). Il récite des poèmes à haute voix pour en écouter le rythme : « Je mâche un hémistiche de Baudelaire et dévore du Rimbaud avec à la bouche des goûts de venaisons aussi diverses que les plus distants et fumeux gibiers. » (C, II : 991, à Yvonne, 26 septembre 1917).

Pendant la préparation de son déménagement, il a lu ou relu Guillaume de Rubrouck[11], dit l’Admirable, mystique flamand médiéval qu’il regrettait de ne pouvoir « lire en Brabançon du XIVe siècle… » (C, II : 927à Yvonne, 8 juillet 1917). Dans L’Ornement des Noces Spirituelles, Rubrouck commente un verset de la parabole des Vierges sages et des Vierges folles (voir Mt, 25:1-13) : « Voyez, l’Époux vient, sortez à sa rencontre » sur trois modes : la vie « active ou extérieure » (la pratique des vertus morales), la vie « affective ou intérieure » (le « recueillement », « sur les sommets, dans la partie haute ») et la vie « contemplative » : « C’est le mode qui dépasse tous les autres et selon lequel on sort en une contemplation divine et en un regard qui ne cesse pas, tandis que l’on est transformé en la clarté divine et tout pénétré par elle. » (Rusbrock 1902 : 71, « L’Ornement des Noces Spirituelles »). On ne sait si le « soleil » qui éclaira parfois Rubrouck a pu briller pour Segalen, mais il est attiré par ce mouvement d’élévation qui a sa valeur en lui-même. Le poème, s’il reste au seuil de ce qui ne peut s’atteindre par les voies du langage, est animé par cet élan. L’ascension de Thibet en garde l’impulsion. Peut-être Segalen a-t-il aussi apprécié chez Rubrouck un processus allégorique qu’il mettra en œuvre dans Thibet (voir Gournay 1995 : 236-63) …

De ses lectures, des conversations avec Toussaint et surtout de sa propre imagination créatrice, soutenue par un travail constant, est né « ce dernier poème, le premier très long chant dont je martèle mes jours » (C, II : 965, à Yvonne, 23 août 1917). Il en avait eu l’idée lors d’une promenade sur les murailles de Pékin le 10 juillet, quelques semaines après avoir rencontré Gustave-Charles Toussaint. Pendant ses séjours à Nankin, Shanghaï et Hanoï, à bord de différents navires, il est habité de ce poème qu’il écoute chanter en lui. Alors que les nations européennes épuisent leurs peuples dans une guerre interminable, Segalen affirme la valeur de l’énergie créatrice :

Enfin, de plus en plus, je transforme en activité intérieure tout ce que l’extérieur solliciterait de gestes ou d’aventures. Certes point par fatigue ! mais par meilleur, plus digne, plus sévère emploi du Temps et de la Force, empereurs indiscutables, et qu’aucun peuple ne chassera de leurs trônes astrologiques. (C, II : 977, à Yvonne, 3 septembre 1917).

La solitude permet un « emploi du Temps et de la Force » favorables à la maturation de Thibet : « C’est l’enfant volontaire d’une solitude peuplée de soi-même, et la répétition quotidienne de la même pensée obsédante » (C, II : 979, à Yvonne, 24 septembre 1917).

À Hanoï, il vit la tension entre une solitude douloureuse et des moments de création et d’amitié. Il retrouve le soir un « vieux camarade bizarre et pas banal de Brest et de Paris, Charles Guibier » qui a fréquenté le milieu littéraire parisien fin-de-siècle (Renée Vivien, Remy de Gourmont, Charles Cros…) — le milieu du Mercure de France qui représentait, pour le jeune Segalen, « le Parnasse de [ses] désirs littéraires, le porte-parole de [ses] dilectés symbolistes » (C, I : 350, à Émile Mignard, 22 novembre 1901). Ils partagent la nostalgie d’« un monde intellectuel qui semblait devoir à jamais s’évanouir », écrit Charles Guibier (cité dans C, II : 968, note 2, article paru à l’Imprimerie d’Extrême-Orient, Hanoï-Haïphong).

Ils se rencontrent au bord d’un lac avec « une petite pagode annamite […], des crêtes de monts à l’horizon. » (C, II : 961, à Yvonne, 13-17 août 1917). Cela vaut certes mieux que l’hôpital de Brest ou qu’un navire sanitaire. Il y a même un fil télégraphique militaire accessible « pour vingt-deux sous le mot » (ibid.) qui lui permet de communiquer avec sa famille :

Reçu, quatre jours après le mien, ton télégramme : tous bien, tendresses. Ces communications possibles, sûres, me donnent une parfaite quiétude, et, ne pouvant avoir le coup de soleil de la présence, la brûlure chaude et douce sous la peau, j’en ai comme la photo en couleur, mécanique, mais intellectuelle et positive. (ibid. : 964).

Comment Yvonne a-t-elle pris ce compliment ? Elle savait que la création de l’œuvre l’emporte sur tout. Dans une lettre de Shanghaï à Yvonne datée du 27 avril 1917, Segalen avait exposé la singularité de l’artiste en des pages qui reprennent les idées de l’essai qu’il avait envisagé sur les artistes « hors-la-loi », Nietzsche, Rimbaud et Gauguin — « Gauguin fut un monstre. C’est-à-dire qu’on ne peut le faire entrer dans aucune des catégories morales, intellectuelles ou sociales, qui suffisent à définir la plupart des individualités » écrivait-il en 1904 (PEA : 49, « Gauguin dans son dernier décor »). Il défend particulièrement la « vie monstrueuse » de l’écrivain, tout entière consacrée à la création :

De toutes façons, il lui faut traiter au fond de son âme avec des forces, des notions, des inventions qui n’ont pas encore de catégories — des êtres larvaires qu’il doit mettre au monde… C’est pourquoi il est un peu étonné et parfois rebuté quand il lui faut en venir à la discussion, à l’apostolat, à la justification de lui-même. Il n’a pas d’autre raisonnement que son œuvre. Ou bien l’on accepte son œuvre, et il faut l’accepter lui-même en entier, dans tous les tâtonnements ivres, fous, hallucinés ou radieux qu’il projette, — ou bien, si on le répudie en un seul de ses points, il faut se détourner et perdre tout le suc de son œuvre. (C, II : 857-8, à Yvonne, 27 avril 1917).

Il doit s’efforcer de maintenir ou de susciter des conditions favorables à son travail, aussi n’a-t-il à se justifier ni s’il ne fait pas bonne figure dans la « comédie quotidienne » ni s’il ne révèle pas ses tourments intimes. Lui, « le voyant », imagine la souffrance qu’il fait éprouver à l’autre, mais il n’a pas à s’y arrêter car elle est ordinaire, déjà exprimée en « notions explicites », alors que la sienne échappe à toute formulation existante :

[Cette douleur] dont on ne peut fixer aucun mot (car il s’agirait dès lors d’œuvre d’art) — dont personne que lui n’a droit de parler ; et dont il ne sait lui-même quoi penser, quoi sentir, — qui s’agite avec une horrible volupté au fond de lui, comme un manuscrit peut-être, qui sera, ou ne sera pas… (Ibid.).

Thibet sera mais ne sera pas achevé…

Le poème et Segalen ont échappé de peu à un naufrage à cause de la collision entre son paquebot et un navire anglais ; en attendant un nouveau transport, il est ensuite immobilisé six semaines à Singapour, ce qui lui laisse du temps pour continuer à écrire son poème. Il donne à Yvonne des détails sur le « vers souple », la composition des Séquences constituées de distiques : « L’Œuvre est loin d’être achevée, mais le Poème est fait. Il me faut bien, maintenant, aller jusqu’au chef-d’œuvre » (C, II : 1046, à Yvonne, 31 décembre 1917). L’ascension de Thibet est bien avancée :

Puissé-je, — moi — scander à coups de reins dans ta grandeur

Cet hymne mouvant, ce don farouche,

Tribut d’essor escaladant à Toi des pays le plus haut !

— Mon cœur qu’il en batte chaque mot (OC, II : 609, « Tö-Bod » Thibet I).

De Singapour, il écrit à son ami Henry Manceron au sujet de son manuscrit en train de croître comme un enfant ou de lever comme une pâte à pain :

Malgré l’inapproprié de la chambre ouverte à tous les passants, avec ses murs peints en clair-sale, je puis travailler ; je reprends des notes ; je prépare, toute levée, la pâte dont j’espère, en 1918, brasser mon pain quotidien. Il y a tant de choses à exprimer qui ne furent jamais dites. (C, II : 1043, à Henry Manceron, 28 décembre 1917).

La seule « raison d’être de l’artiste est d’exprimer ce qui n’a pas été dit[12] » (ibid.), c’est pourquoi il explore d’autres territoires que ceux des certitudes établies répétées par la doxa du moment. Le parti pris en faveur de la création, s’il lui apporte la joie de réalisations, est inséparable de la douleur spécifique de l’artiste qui, comme le disait déjà Héraclite à propos du « sophos », est « séparé » des humains absorbés par la vie sociale[13]. À Hanoï, la séparation concrète dans l’espace et le temps accentue le caractère douloureux de la « séparation » fondamentale du poète, marqué par une fêlure originelle, une « faille[14] » dit-il.

Le conflit entre les exigences impératives de la création artistique et l’existence, dans ses affections les plus vitales, devient de plus en plus douloureux. Il écrit le 2 janvier 1918, après avoir narré sa vie à Singapour, « de tout autre au monde, je ne sais rien : voici que quatre mois et deux jours reculent ta dernière lettre du 30 Août » (C, II : 1047, à Yvonne). Avant cette longue immobilisation, il écrivait déjà à Lartigue le 3 septembre de Hanoï : « Une immense solitude, plus grande qu’en toute autre absence ; la première peut-être de ma vie. » (C, II : 970) puis le 6 octobre, de Haïphong :

Mais je suis seul. Extrêmement seul. Il vient un moment où le goût de la solitude, mal récuré, laisse passer le cuivre, et presque ses oxydes vénéneux. J’ai un immense besoin des miens, des nôtres, de ceux que nous aimons. Mais qu’ils soient là, là, à toucher. (C, II : 1006, à Jean Lartigue).

Il découvre cependant certains aspects de la personnalité d’Yvonne dans ses lettres : « Tes lettres […] ont acquis une beauté singulière, et les reflets de changements, de mutations profondes, d’arrière-châteaux se découvrant[15]. Je sens en toi une personnalité s’affirmant avec un mystérieux étrange. » (C, II : 1045, 31 décembre 1917). Même s’il tente, par l’intensité de son imagination, de faire naître un « nouveau soleil » grâce au « jaillissement perpétuel d’une source d’amour » (C, II : 970, à Jean Lartigue, 3 septembre 1917), la séparation lui pèse. Peut-être ces échanges avec Yvonne, ont-ils quelque relation avec « cette Autre qu’est la femme, comprise comme “la reine du royaume d’ailleurs” » (Gournay 1995 : 228) de Thibet

Depuis la Baie d’Along, en Indochine, Segalen confie à Henry Manceron le bilan de son « année 17 » : « année inégale, abondante parfois, pénible de solitude souvent — riche à nouveau en trouvailles inopinées ; — non perdue, certes ; mais l’une des années amères de ma vie » (C, II : 1029, 27 novembre 1917). Ses lettres montrent une tension croissante entre une solitude douloureuse, loin des siens, et la création de ses œuvres favorisée par cette solitude même. Longues, vivantes, détaillées, les lettres tentent de combler la distance avec ses proches. Elles comportent des pages relevant de l’étude archéologique, du poème en prose, de la satire, de l’essai, des écrits intimes. Il se garde cependant de mentionner les défaillances de son corps. Il est revenu amaigri, affaibli ; il signale simplement à Lartigue une « entérite » persistante (C, II : 970, 3, septembre 1917).

Ces lettres accompagnent ses découvertes, ses lectures, la croissance de ses œuvres en chantier — qu’elles éclairent. Segalen partage avec ses correspondants, Yvonne et Lartigue surtout, sa très riche « activité intérieure » nourrie de lectures, de rencontres, de pensées libres. Il commence à rédiger Sites, Chine. La Grande Statuaire et bâtit de nombreuses séquences de Thibet. Créations d’autant plus précieuses que la Grande Chose poursuit ses ravages en Europe : « Cette année a été très grave pour la guerre », écrit-il à Yvonne (C, II : 1038, 18 décembre 1917) Contre les destructions, Segalen élève des constructions de l’esprit : « Les hommes oublieraient-ils que la Connaissance est un autre combat, et de tous les instants, contre les puissances aveugles et taciturnes » (C, II : 815, à Jules de Gaultier, 13 mars 1917). L’écriture des lettres et le poème sont d’énergiques tentatives de résistance au chaos de l’Histoire — destruction des corps que le médecin s’efforçait de « réparer » à Brest. Dans un monde livré à la violence, ces lettres créent un espace de vie et d’échanges, complexe, intense — et fragile.

 

 

  • Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Camelin et Détrie (dir.) 2019 : Colette Camelin et Muriel Détrie (dir.), Victor Segalen. « Attentif à ce qui n’a pas été dit », Hermann, « Colloque de Cerisy », 2019.

CGS : Victor Segalen, Chine. La grande statuaire, texte établi et annoté par Philippe Postel, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2010.

Gournay 1995 : Dominique Gournay, Thibet de Victor Segalen, itinéraire d’une esthétique à une poétique, thèse de doctorat, Université de Paris X-Nanterre, 1995.

Montaigne 2007 : Michel de Montaigne, Les Essais, édition établie par Jean Basalmo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

PEA : Premiers écrits sur l’art (Gauguin, Moreau, sculpture), textes établis par Colette Camelin et Carla Van den Berg, annotés et commentés par Colette Camelin, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2011.

Rusbrock 1902 : Rusbrock [Jan van Ruusbroeck, aujourd’hui Guillaume de Rubrouck], dit l’Admirable, Œuvres choisies, traduites par Ernest Hello, Paris, Perrin et Cie, 1902 [rééd. en 1912].

  • Contributrice

Colette Camelin, ancienne élève de The University of Chicago Laboratory Schools, (en tant qu’élève d’échange du lycée Paul Valéry, Paris 12e) et de l’ENS de Fontenay-aux-Roses, agrégée, est professeur émérite de littérature française du XXe siècle à l’Université de Poitiers. Elle a enseigné les humanités à Sciences-po Euroamerican College (Reims) de 2012 à 2017. Elle a écrit plusieurs ouvrages sur la poésie de Saint-John Perse. Elle a coordonné divers volumes collectifs. Elle a organisé, en collaboration avec Marie-Paule Berranger, le colloque 1913 cent après : enchantements et désenchantements au Centre Culturel International de Cerisy.

Elle est l’auteur de nombreux articles sur des œuvres de Saint-John Perse, Senghor, Follain, Lorand Gaspar, Gamaleya, Modiano, Cendrars, Döblin, Lawrence, Mukasonga, Bienne et, surtout, Segalen… Trois de ses articles traduits ont paru dans des revues en Chine.

Elle a préparé, en collaboration avec Carla Van den Bergh, une nouvelle édition des Premiers écrits sur l’art de Segalen. Elle a édité deux numéros des Cahiers Victor Segalen. Elle a organisé avec Muriel Détrie, Philippe Postel et Mathilde Poizat-Amar le premier colloque de Cerisy consacré à Segalen, en juillet 2018.

Elle est actuellement présidente de l’Association Victor Segalen.

  • Bibliographie de l’autrice

Éclat des contraires, la poétique de Saint-John Perse, Paris, CNRS éditions, « CNRS Littérature », 1998.

Colette Camelin et Joëlle Gardes-Tamine, La « Rhétorique profonde » de Saint-John Perse, Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 2002.

L’imagination créatrice de Saint-John Perse, Hermann, « Savoir Lettres », 2007.

Michel Briand, Colette Camelin, Liliane Louvel (dir.), Les Écritures secrètes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « La Licorne », 2009.

Michel Briand, Colette Camelin, Liliane Louvel (dir.), L’Intensité : formes, forces, variations, Presses universitaires de Rennes, « La Licorne », 2011.

Cahiers Segalen n° 1 : Le Mythe de la Chine impériale (dir. avec Philippe Postel), Honoré Champion, 2013.

Cahiers Segalen n° 3 : Segalen et la Polynésie : Exotisme et Altérité, Honoré Champion, 2015.

Édition critique de Premiers écrits sur l’art (Gauguin, Moreau, la sculpture), textes établis par Colette Camelin et Carla Van den Berg, annotés et commentés par Colette Camelin, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2011.

Marie-Paule Berranger et Colette Camelin (dir.), 1913 cent après : enchantements et désenchantements, Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2014.

Colette Camelin et Muriel Détrie (dir.), Victor Segalen. « Attentif à ce qui n’a pas été dit », Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2019.

[1] C, II : 979, à Jean Lartigue, 3 septembre 1917.

[2] Voir Colette Camelin, « Segalen médecin, archéologue et poète “en temps de détresse” » (p. 103-126) et Corentin Segalen, « La Grande Guerre de Victor Segalen » (p. 85-102), dans Camelin et Détrie (dir.) 2019.

[3] Voir C, II : 884-90.

[4] Edmond Chassigneux, géographe, et Paul Vitry, conservateur au Louvre, sont membres de la Mission, placée sous les ordres du commandant Grillet.

[5] Voir Gustave-Charles Toussaint, Le Padma than yig, Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, année 1920, p. 13-56, et Le Dict de Padma, ms. de Lithang, traduit du tibétain par Gustave-Charles Toussaint, Paris, Librairie Ernest Leroux, 1933, le récit de la vie de Padmasambhava, fondateur du bouddhisme tibétain (VIIIe siècle). Pour la genèse de Thibet, voir Victor Segalen, Thibet, éd. de Michael Taylor, Mercure de France, 1979, p. 10-12.

[6] Fengshui (风水) signifie littéralement « le vent et l’eau ».

[7] Transcription fortuitement cocasse de dūdu (都督) — toutou dans la transcription de l’École française d’Extrême-Orient —, « gouverneur militaire provincial », également en charge de l’administration civile, au début de la période républicaine.

[8] Saint-John Perse, alors diplomate à Pékin, fait un récit humoristique de ces événements dans ses Lettres d’Asie (écrites pour l’édition de la Pléiade), voir Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1972, p. 844-9.

[9] « Desinit in piscem, mulier formosa superne » (Horace, Ars poetica, v. 4), cité par Montaigne à propos de peintures grotesques (2007 : 189, Livre I, ch. XXVII).

[10] Voir Édmond de Bovis, État de la société tahitienne à l’arrivée des Européens, Revue coloniale, Paris, 1855 et Jacques-Antoine Moerenhout, Voyages aux îles du Grand Océan, contenant des documents nouveaux sur la géographie physique et politique, la langue, la littérature, la religion, les mœurs, les usages et les coutumes de leurs habitants et des considérations générales sur leur commerce, leur histoire et leur gouvernement depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Paris, 1837 (rééd. Paris, Maisonneuve, 1959).

[11] Également orthographié Rubroeck, Rubruk, Ruusbroeck, Ruysbroeck, Rusbrock…

[12] Voir aussi : « Attentif à ce qui n’a pas été dit ; soumis à ce qui ne fut point promulgué ; prosterné vers ce qui ne fut pas encore. » (OC, II : 40, Stèles, « Sans marque de règne »).

[13] « Le sage est séparé de tous » Héraclite B cviii, Les Présocratiques, éd. de Jean-Paul Dumont, Jean-Louis Poirier et Daniel Delattre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 171.

[14] « J’ai eu cette grande cassure dans ma vie ; cette sorte de faille que l’on trouve dans les terrains bouleversés. » (OC, I : 818, Imaginaires, « Moi et Moi. L’Ami d’un soir »).

[15] Voir aussi : « Yvonne m’écrit des lettres ascendantes avec une sûreté belle. » (C, II : 1006, à Lartigue, 6 octobre 1917).

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Sophie Gondolle, Traces épistolaires et « matériaux vécus » dans Les Immémoriaux

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Traces épistolaires et « matériaux vécus » dans Les Immémoriaux

Sophie Gondolle 

  • Résumé

Cet article se propose de lire Les Immémoriaux sous l’angle de la correspondance en suivant principalement les lettres de Victor Segalen datées du séjour polynésien, de janvier 1903 à février 1905, puis celles écrites jusqu’en 1907, date de parution de l’ouvrage.

Véritable pierre d’achoppement, le courrier témoigne de la genèse, de la germination, des modifications, de la lente maturation et parfois même de la difficile réception d’un récit atypique.

Les destinataires principaux sont peu nombreux, les lettres sont majoritairement adressées à ses parents et à son ami d’enfance Émile Mignard. Quelques-unes sont des réponses envoyées à ses maîtres et amis de plume que sont Saint-Pol Roux ou encore Claude Farrère dont la lecture compte énormément pour le jeune écrivain.

On pressent dans ce va-et-vient constant de la pensée couchée par écrit dans les lettres à la rédaction du roman tahitien, l’ampleur d’une entreprise sans précédent pour évoquer, loin de l’artefact littéraire du paradis perdu, la civilisation maorie à jamais disparue et immortalisée par le récit dans toute l’authenticité de son étrangeté.

  • Abstract

Epistolary traces and “real-life materials” in The Immemorials

This article proposes to read The Immemorials from the point of view of correspondence by mainly following Victor Segalen’s letters dated from his Polynesian stay, from January 1903 to February 1905, then those written until 1907, the year his novel was published.

A real stumbling block, the letters bear witness to the genesis, germination, modifications, slow maturation and sometimes even the difficult reception of an atypical story.

The main recipients are few, as the letters were mainly addressed to his parents and his childhood friend Émile Mignard. Some are replies sent to his mentors and pen friends such as Saint-Pol Roux or Claude Farrère whose opinion was very important for the young writer. In this constant back and forth movement, we can sense from the thoughts expressed in the letters to the writing of the Tahitian novel the extent of an unprecedented undertaking in order to evoke, far from the literary artifact of a lost paradise, the Maori civilization that has forever disappeared and been immortalized by the story in all the authenticity of its strangeness.

  • Pour citer l’article

Gondolle, Sophie, « Traces épistolaires et « matériaux vécus » dans Les Immémoriaux », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

Traces épistolaires et « matériaux vécus » dans Les Immémoriaux

Sophie Gondolle 

« Je t’ai dit avoir été heureux sous les tropiques. C’est violemment vrai. Pendant deux ans en Polynésie, j’ai mal dormi de joie. J’ai eu des réveils à pleurer d’ivresse du jour qui montait… » (C, I : 1244, à Henry Manceron, 23 septembre 1911). Si ces mots adressés à Henry Manceron en 1911 sont bien connus dès lors que l’on s’attache au séjour polynésien de Victor Segalen, une allusion, en revanche, l’est moins, étrangement oubliée et relative à l’enfant qu’il aurait eue là-bas, comme s’en étonne Mme Danièle Déniel, qui m’a confié être partie sur les traces du poète en Polynésie à la recherche de cette histoire et de cette enfant perdues, suite à son travail de thèse sous la direction de Jean Balcou, intitulée Victor Segalen, retour à l’origine (voir Tréguer-Déniel 1997). Mais cette recherche n’a pas abouti et c’est un autre mystère qui s’agrège ainsi à la vie du poète, faisant écho à l’enfant trouvé devant les portes de l’hospice de Brest qu’a été son propre père avant d’être repris et reconnu quelques semaines après sa naissance par sa mère, comme le raconte Gilles Manceron dans sa biographie (voir Manceron 1991).

Ainsi lit-on dans une lettre adressée à Hélène Hilpert depuis Alger en 1919, dont la date reste imprécise, le 14 ou le 15 mars :

Vous vous souvenez de mes « projets » ? Il y en eut qui retournaient au Pacifique, comme si l’eau de lagon et des ports tahitiens n’avait pas été souillée des obus d’un bombardement ridicule[1]… Comme si la fille que je prétends être née de moi aurait daigné me reconnaître pour son père… » (Segalen 2004b, p. 1222). Une note en bas de page précise : « Seule allusion à un enfant qu’il aurait eu en Océanie» (C, II : 1224).

Sans juger du comportement de Victor Segalen, l’histoire de cette enfant qui grandit sans père reste mystérieuse ; elle est à l’image de son île oublieuse de ses propres origines à laquelle Victor Segalen s’emploie à redonner forme avec l’écriture des Immémoriaux. Le destin de Térii rappelle celui d’Œdipe, qui par sa faute est condamné à vingt ans d’errance jusqu’au retour dans son île transfigurée par l’évangélisme, où la parole biblique s’est définitivement substituée aux récits païens et anciens.

Pour comprendre Les Immémoriaux, il nous faut situer ce récit à la croisée d’une production littéraire multiple, au moment du séjour polynésien. Auteur d’un journal qui deviendra Le Journal des îles, de notes qui fourniront la matière de l’œuvre, il tient aussi un cahier d’observations qui rend compte de son importante activité médicale en Océanie. Il évoque le cyclone qui a dévasté les îles Paumotou ou Tuamotou, peu de temps après son arrivée à Tahiti, le 23 janvier 1903, dans un article, Vers les sinistrés qu’il fera paraître dans la revue Armée et Marine, le 17 avril 1903 (voir OC, I :.513-9). L’abondante production épistolaire est une pièce maîtresse, jouant un rôle majeur dans l’œuvre à venir. Elle est une exploration de la pensée, le dépositaire d’une réflexion que prolonge l’œuvre littéraire, le lieu de maturation des idées. Aborder Les Immémoriaux sous l’éclairage de la correspondance nous permet de suivre l’élaboration du récit, de sa genèse à sa réception et de comprendre comment les lettres participent plus ou moins directement du processus de son écriture.

La genèse du récit à la lettre

Le projet est conçu dès le mois d’avril 1903 et la première allusion à ce qui deviendra Les Immémoriaux apparaît dans une lettre adressée à Émile Mignard, en date du 24 avril. Le projet est confirmé en juin de la même année : « J’ai mon sujet, de l’entrain, pas d’aveulissement (j’ai supprimé la sieste tropicale) et pourtant mon “Promeneur de nuit” pérégrine bien lentement. » (C, I : 512, à Émile Mignard).

C’est en janvier 1904 qu’il reconnaît en avoir terminé de sa période dite « d’incubation polynésienne » :

Parfois, je m’exerce à penser en Tahitien. Puis je vérifie le degré de probabilisme sur des indigènes. Je vais avoir deux mois de tranquillité et vais donner un sérieux coup de collier. À mon départ pour Nouméa, (prévu pour avril de la même année) j’aurai terminé le 1/3 de mon livre, la petite fêteuse, guerrière, vrai-Maorie de l’ancien Tahiti. Je t’en enverrai, comme primeur, quelques chapitres. (C, I : 561 à Émile Mignard, 2 janvier 1904).

Le 21 janvier 1904, il écrit à ses parents n’avoir pas une seconde de libre et il évoque la réalisation de l’ouvrage comme « un sempiternel accouchement qui n’en finit pas ! » (C, I : 563). Accaparé, semble-t-il, par son activité de médecin et les nombreux malades qui viennent jusque chez lui pour se faire opérer, puisqu’il a installé une petite clinique à son domicile, ses projets littéraires en pâtissent :

Dans tout cela forcément mes projets littéraires stoppent un peu. J’ai d’abord essayé de réserver ma matinée à « l’écriture », à l’acte ingrat de fixer l’Imaginaire, de réaliser ; j’abattais mes cinq, six pages mais cela devait être précédé d’une maturation nocturne qui se tournait vers des temps opératoires ; je compte sur douze jours de tournée aux Îles-sous-le-vent pour avancer. J’ai deux chapitres de terminé. (C, I : 564-5).

Arrivé à Nouméa en date du 25 avril 1904, et pour une période de plus d’un mois, il profite d’une vie au rythme régulier pour travailler. « Fixer l’Imaginaire » relève d’une discipline opiniâtre et constante :

Une chambre, une table, des papiers sur la table et des bouquins ; avec ça on ne moisit nulle part. J’avance à grands coups mon manuscrit, ponctuel comme un comptable : dix pages par jour. C’est encore une façon comme une autre de vivre à Tahiti l’ensoleillée, malgré les torrents d’eau de la Calédonie. (C, I : 575-576, à ses parents).

Nouméa lui paraît insipide et le séjour interminable dans cette ville l’incite à « rédiger à outrance les notes vécues intensément à Tahiti. Je me suis donné […] des heures de bureaux, d’autres d’escrime. Pas de femmes. Pas de café. Pas de cheval. Pas de bateau. Le pays m’indiffère. Je n’en vis pas, le traverse ; bonheur de revenir en France avec mon manuscrit avancé, et la satisfaction (enfin) d’un travail mené jusqu’au bout. Le premier. » (C, I : 578, à Émile Mignard, 10 mai 1904). Si certaines pièces de l’œuvre de Segalen touchent à la perfection dans leur composition, d’autres resteront inachevées et l’on appréhende déjà dans ces propos l’immense soulagement du devoir accompli.

Le 6 août 1904, de retour à Tahiti, il confie à Saint-Pol Roux vouloir donner avant le retour en France qu’il pense situer au 1er septembre, « un dernier coup de collier local à (son) livre. Je veux en avoir terminé le scénario complet avant de quitter Tahiti. Et une grosse partie, un tiers en est à la première “écriture”. Mais plus tard je ne me presserai nullement de le terminer. Je le laisserai mûrir. Oh ! Pas d’impressions de voyages jetées au public au lendemain du retour !… » (C, I : 588). Une note de l’édition de 2004 précise qu’« il est difficile d’établir avec certitude ce qui a été écrit à Tahiti ». Si le chapitre intitulé « Le Prodige » date du 7-8 août 1904, cette même note atteste, aux dires de la correspondance avec Émile Mignard, qu’il « rapportait les premières versions de plusieurs autres chapitres ».

Il est intéressant de noter que son projet s’écarte d’une démarche traditionnelle ; il élabore non pas le plan d’un roman mais bien “le scénario” d’un récit exempt de tout exotisme, folklorisme ou épisode édifiant.

De retour de Polynésie, fin janvier 1905, soit deux ans après son arrivée, il confie à ses parents depuis Port-Saïd être très heureux « d’avoir terminé (son) voyage sans aucun indice de fatigue, ou d’ennui […]. [Il] arrive même à travailler aisément en mer […]. [Il n’a] plus une minute à perdre dans la vie. Elle est trop bonne quand on la vit volontairement et énergiquement. » (C, I : 614, 25 janvier 1905).

À l’automne de la même année, il écrit au Dr Laurent qu’il est « toujours attelé à [s]on roman Maori » (C, I : 648, 21 septembre 1905), et espère le voir sur pieds six mois plus tard, et publié un an après.

Il continue à rassembler une abondante documentation, que l’on retrouve sous forme de notes marginales tout au long du manuscrit. En avril 1906, il exprime à George-Daniel de Monfreid son espoir de pouvoir lui adresser, « vers le 1er Novembre », un exemplaire des Immémoriaux. (C, I : 660, 12 avril 1906). L’ouvrage semble en bonne voie d’achèvement et le contact a été pris avec Alfred Vallette, directeur au Mercure de France. Le 29 avril 1906, il répond à une lettre de Saint-Pol Roux « heureux que [s]on “Prodige” [lui] ait plu » (C, I : 666), mentionnant l’envoi du quatrième chapitre de la première partie des Immémoriaux. Au moment où il travaille au quatrième acte de son drame Siddhârtha, il confie à Debussy, avoir pour projet de terminer son « roman de la lutte de deux races, en Polynésie » (C, I : 668, 30 avril 1906).

En réponse à une lettre de Claude Farrère, outre l’éclairage et la simplification lexicographiques qu’il apporte en partie à son texte, selon les corrections demandées par l’ami et l’écrivain, il revoit également la composition. Il n’est plus satisfait à cette date de sa première partie qu’il dit vouloir reprendre « en entier (40 pages) sous une forme légendaire, moins actuelle, moins mise en scène, forme analogue à l’histoire du vieux Téaé se changeant en arbre, dans la sorte de ballade du IVe chapitre, “le Prodige”. Ainsi me donnera-t-elle peut-être l’écart nécessaire (20 ans) entre mes première et troisième parties. Ou du moins “l’impression de cet écart”. Mais c’est un gros retard. » (C, I : 674, 21 juin 1906). L’été qui va suivre est encore consacré au travail du roman tahitien, comme il s’en confie le 14 juillet 1905, à Pierre Dufour[2], l’époux d’Isabelle Rimbaud, sœur du poète (voir C, I : 675, 14 juillet 1906).

S’il écrit à Claude Farrère, en date du 2 août 1906, avoir terminé la seconde partie et presque la troisième, le Tahiti christianisé, il semblerait que le projet soit toujours inachevé en date du 2 novembre 1906, « l’exemplaire est loin d’être définitif, comme rédaction. Mais les alinéas sont en place, et l’Allure générale ne changera plus », écrit-il à George-Daniel de Monfreid. Il en prévoit l’impression vers « Mars, et l’édition (privée d’abord) se fera vers juin, publique en Octobre. » (C, I : 683). George-Daniel de Monfreid s’est engagé à lui fournir l’illustration de début que Segalen se propose de réserver aux exemplaires de luxe et d’amis. Le 14 novembre 1906, il écrit à Pierre Dufour être absorbé « depuis deux mois, par la dernière version de (son) livre » (C, I : 684).

Le manuscrit des Immémoriaux est achevé le 13 février 1907 et expédié au Mercure de France dans les premiers jours de mars. Victor Segalen adresse un courrier à son éditeur Alfred Vallette le 11 mai 1907 pour lui accorder de supprimer « les faux-titres de chapitres » et lui recommander de conserver « les en-têtes PREMIÈRES PARTIES, DEUXIÈME P…, etc. Tout ce qui pourra donner de l’air à un texte un peu dense ! » (C, I : 700).

La fabrication du texte prévoit des normes qui restent relativement classiques et qui n’éclairent pas l’étrangeté du contenu. Segalen cherche même à en « égayer » la composition « par le choix des caractères […], d’une initiale empiétant sur le texte, au début de chaque chapitre. » (Ibid.). Mais Vallette le lui déconseille au risque de donner à son texte « un petit air “d’amateur” » qui le desservirait. (Lettre du 13 mai 1907, citée dans C, I : 701, note 2). Il serait alors question d’une publication entre les mois de septembre et octobre.

Il aura fallu plus de quatre années avant que son récit ne paraisse en date du 24 septembre 1907. Les échanges épistolaires nous montrent la lente gestation d’un ouvrage qui interroge à la fois son auteur et l’oblige à plusieurs reprises à en revoir non seulement la composition mais aussi l’écriture elle-même. Le sujet qu’il choisit de traiter n’est pas simple et le roman tahitien hérite d’une forme composite complexe et innovante, comme en atteste encore la correspondance.

Le lien vital de la correspondance

Le séjour polynésien s’échelonne du 10 janvier 1903, date du départ de San Francisco pour arriver en vue des terres océaniennes, à Tahiti, le 23 janvier de la même année, avant de s’achever au début du mois de février 1905, date du débarquement à Toulon. Ces deux années passées en Océanie donnent lieu à environ quatre-vingts de lettres de l’auteur. Les principaux destinataires sont ses parents avec une quarantaine de lettres, sa sœur recevra une lettre en particulier, une trentaine de lettres sont adressées à son ami d’enfance Émile Mignard. Victor Segalen écrit de façon plus épisodique, lors de son séjour, six lettres à Louise Ponty, amie rencontrée à Bordeaux, fille de Jules Merleau-Ponty, ancien médecin du bagne de Nouméa et oncle du philosophie Maurice Merleau-Ponty, cinq lettres à George-Daniel de Monfreid, peintre, ami et correspondant fidèle de Gauguin, deux lettres à Charles Guibier, ancien camarade de Brest, avec lequel il a beaucoup d’affinités intellectuelles, une lettre à Louis Joubin, qui aurait été professeur de physique à la faculté des sciences de Rennes, trois lettres enfin à Saint-Pol Roux, rencontré dès 1901.

Victor Segalen accorde une importance majeure au courrier. Aussi, lors de ce séjour, le temps est-il marqué par l’arrivée et le départ des paquebots à Tahiti. « Les Romains comptaient en Consuls, nous en courriers. » (C, I : 482, à Émile Mignard, 5 février 1903).

Les lettres adressées à ses parents et à Émile Mignard, au rythme de deux à trois lettres par mois, sont numérotées au cas où ils les recevraient en même temps, afin de leur permettre de les lire dans le bon ordre. Ces lettres sont parfois écrites sur plusieurs jours et le départ des navires provoque l’urgence de renvoyer vers la métropole ses écrits : « T’ai-je dit comment, au dernier courrier, j’ai expédié au Mercure un article sur Gauguin, article ponctué des vagissements d’une cliente que j’accouchais, et expédié au dernier moment au paquebot par le mari affolé », écrit-il à Émile Mignard (C, I : 565, 10-20 février 1904).

Méticuleux, voire anxieux, il prend soin de dédoubler les lettres adressées à ses parents et de les recommander. Déçu de ne pas avoir autant de nouvelles qu’il le souhaiterait, il leur intime tout un ensemble de recommandations pour recevoir une lettre hebdomadaire a minima. (voir C, I : 491, 29 février 1902). Cette inquiétude traduit-elle le souci de ne pas perdre pied avec la réalité complexe faite d’ici et d’ailleurs ? Circonscrire le réel avec précision est la tâche qu’il s’assigne dans sa correspondance, en indiquant par exemple les dates précises de ses navigations vers les îles Gambier, situées à cinq jours de Tahiti, vers Wallis, les Marquises, les Îles-sous-le-vent ou Nouméa. Les lettres adressées à Émile Mignard et à ses parents se font écho et se complètent, employant les mêmes termes pour traduire les impressions reçues. En revanche, le ton de la camaraderie autorise des confidences à l’adresse de l’ami que l’on ne retrouve pas ailleurs, sur son rapport aux femmes en particulier. Les lettres à ses parents relatent plus ses missions et ses activités médicales.

Les annotations sur le paysage sont récurrentes et s’il exprime à de nombreuses reprises son aversion de la pleine mer, « le large est mesquin et inodorant » (C, I : 486, à Émile Mignard), il ne manque pas de détails pour décrire avec précision le charme du pays qu’il explore avec beaucoup d’intérêt et de curiosité. Tahiti est bien « l’île du rêve, fantastique, lascive et charmeuse » (C, I : 474, à Émile Mignard, 23 janvier 1903).

On relève ainsi trois fois sa définition des îles, reprise dans son article Vers les sinistrés : « Car, en ce paradoxal archipel, les îles ne sont pas des terres entourées d’eau, mais au contraire, de l’eau avec, alentour, du corail. » (C, I : 481, à Émile Mignard, 5 février 1903). Eau entourée de terre ou de corail puis encore et toujours de l’eau : l’évanescence du paysage insulaire océanien fascine le poète. Une terre quasi liquide à l’instar d’une civilisation liquéfiée par la tragédie de l’histoire.

Un récit en germe dans la correspondance

Ces observations premières participent manifestement de ce qui préside au récit et c’est dans une lettre plus tardive, adressée à Yvonne depuis Pékin, datée du dimanche 8 août 1909, qu’il confie avoir « cette chance, un mois après [s]on arrivée dans un pays, de tenir [s]on livre : Tahiti : arrivée 23 Janvier-1er Mars : Immémoriaux. Chine 12 Juin-1er Août : Fils du Ciel — ou équivalent. » (C, I : 955).

Il tient son sujet dès le 25 février 1903, où il écrit à ses parents depuis l’île de Manga-Reva : « Ici comme partout ailleurs la race se meurt ; les Manga-Reviens, comme les Tahitiens encore, s’en vont peu à peu. » (C, I : 488). Le constat du médecin est implacable : la tuberculose, la rougeole qui déciment ces populations sont d’origine européenne. La malédiction semble s’acharner contre ces îles, les Pomotou sont en proie à un violent cyclone le 7 janvier 1903, qui est selon Marie Ollier, « le révélateur d’une dévastation plus ancienne, plus redoutable et la “jonchée funéraire” qui recouvre les choses mortes ne fait que signaler la mort de la race polynésienne. » (Ollier 1997 : 29-30).

Dans l’article consacré aux sinistrés de janvier 1903, le ton employé est mordant, Segalen s’insurge contre l’indifférence générale à l’égard de ces populations qui meurent dans le mépris général, il espère venger leur existence en apprenant à l’Europe « que les îles Paumotou existent » (OC, I : 513, « Vers les Sinistrés »). Mais ceux qui incarnent les valeurs de l’Occident ne lui inspirent aucune confiance, le pauvre portrait qu’il livre à ses parents de deux missionnaires européens corrobore celui du commandant de bord de la Durance et de son second qui est un « ours » dit-il. Victor Segalen a des annotations qui laissent entendre avant l’heure les accents d’un René Maran qui, dans sa préface à Batouala (prix Goncourt 1921) dénonce la « Civilisation, civilisation, orgueil des Européens et leur charnier d’innocents » (Maran 1921 : 6).

L’oubli du nom dans les Immémoriaux conduit Térii à la peur, il flaire un mauvais présage « comme un cochon sacré renifle, avant l’égorgement, la fadeur du charnier où on le traîne » (OC, I : 110). Ce charnier d’innocents est le tribut d’un affrontement entre deux mondes qui mène à la destruction du mythe et à la disparition de soi. Si le désir de puissance a précipité le destin tragique de certains peuples, comme le raconte J.M.G. Le Clézio à propos du Mexique (voir Le Clézio 1988), le mythe est entré en collision avec une réalité qui dès lors s’est désenchantée. Comme les peuples indiens du Mexique, qui pensaient voir se réaliser la prédiction de la venue sur terre d’hommes guidés par le Serpent à plumes Quetzalcóatl, en découvrant Cortés et ses hommes aux casques et aux armes flamboyants, les Maoris avaient eux aussi une croyance. Segalen rapporte d’après Ellis une prophétie du grand prêtre Mahui selon laquelle une pirogue sans balancier arriverait dans les îles en provenance d’un pays étranger. Cette pirogue sans balancier est à l’image du déséquilibre qui résulte du choc des cultures : un monde nouveau se substitue à un monde ancien, par le hasard de l’histoire enclenchant l’inéluctable processus d’acculturation et de destruction. Victor Segalen adresse une lettre à Carl Siger (pseudonyme de Charles Regismantet) datée du 27 mars 1907 ; ce dernier est alors fonctionnaire au ministère des Colonies et auteur d’un ouvrage intitulé Essai sur la colonisation. Il lui avoue combien son livre lui a été utile pour l’écriture des Immémoriaux afin de « préciser quelques points d’observation restés indécis. J’ai surtout senti la véracité du chapitre III, et l’inanité de vouloir assimiler les races. Les populations Maori, dans leur évanouissement presque consommé, sont un admirable exemple de cet antagonisme si essentiel qui fait que malgré tous les prétextes, les hypocrisies ou les trop-naïfs bon-vouloirs, une race forte sera toujours de par son contact, simplement néfaste pour les autres, qu’elle le veuille ou non. Et l’on peut vous savoir plein gré de l’avoir dit clairement et sans autres détours. » (C, I : 693-4).

Si Segalen est à la recherche d’une « face absolument nouvelle », tentant d’exprimer pour la race maorie « la réaction non plus du milieu sur le voyageur, mais du voyageur sur le milieu vivant » (OC, I : 746, Essai sur l’exotisme, 9 juin 1908), il recourt encore à un vocable qui entérine l’antagonisme des races dénoncé bien plus tard par Aimé Césaire, en 1950, dans son « Discours sur le colonialisme », en citant justement ce même Carl Siger, incapable à son sens de condamner le colonialisme autrement que par un point de vue très ethnocentré.

Victor Segalen a, quant à lui, le mérite de développer une pensée innovante qui tend à considérer l’autre, à lui restituer une certaine authenticité, à le restaurer dans son identité originelle, dans un contexte doublement difficile. Sur le plan historique et idéologique d’abord, l’époque est très complaisante au colonialisme, puis sur le plan personnel et familial, l’éducation qu’il a reçue et le discours maternel n’autorisent pas la remise en cause des valeurs judéo-chrétiennes. La lettre du 2 avril 1904, adressée à sa mère, en dit long sur la difficulté qu’il a eue à s’affranchir de son autorité. Après douze jours passés sur les Îles sous-le-vent, qui lui ont été propices pour avancer dans l’écriture de son récit, tant il en est empêché à Tahiti, monopolisé constamment par son activité médicale, il écrit : « Rassure-toi, ma bien chère Maman, les Religieux n’ont rien à voir avec mon livre, dont l’action se passe entre 1800 et 1820, à Tahiti. C’est le vieux passé maori que j’oppose à la “civilisation” représentée à ce moment-là par les missionnaires protestants. Titre : L’Émigrant Immémorial. » (C, I : 573). La critique du protestantisme n’est qu’un prétexte, le livre est plus largement un pamphlet antireligieux, il est l’expression du rejet de la langue de l’Évangile, de la langue maternelle. Selon Marie Dollé et Christian Doumet, « pamphlet antireligieux d’une rare virulence, le livre dénonce l’action des Missionnaires qui défigurent une culture en lui imposant une loi étrangère. » (Segalen 2001 : 23).

L’opposition du vieux passé maori à ladite « civilisation » se traduit par « l’acte ingrat de figer l’imaginaire, de réaliser », écrit-il à Émile Mignard, entre le 10 et le 20 février 1904 (C, I : 564). L’antagonisme des forces du réel et de l’imaginaire habitera l’œuvre entière de Segalen, à l’image des deux bêtes qui se confrontent, dans Équipée, traduisant aussi sa difficulté à dépasser un mode de pensée duelle très occidentale.

En Polynésie, est-ce le dragon qui a eu raison du tigre ? « En somme petit Eden, à condition de s’accommoder aux joies du pays et de ne pas exiger d’impossibles et défuntes beautés. La nature est restée sans doute intacte, mais la civilisation a été, pour cette belle race maorie, infiniment néfaste. » (C, I : 471, à ses parents, 23 janvier 1903).

Des matériaux vécus

La fin d’un monde lui procure donc le sujet du livre à venir. Son projet s’intitule d’abord « Le promeneur de nuit », qui devient le titre d’un chapitre figurant dans les premières versions des Immémoriaux.

Un « harepo », prête de Taaroa, initié à la société des Arioi sent vaguement le monde Polynésien s’en aller… Vers 1820-1830 ; au moment où la civilisation meurtrière s’infiltre dans ces terres-enfants… […] Je voudrais que ce soit le roman de la race elle-même ; et mon Harepo (ou Promeneur de nuit, car c’est à l’entour des temples, la nuit qu’on récitait les versets sacrés) sera fait de matériaux vécus. […] J’ai lu, ou lirai tout ce qui peut se lire pour reconstituer l’ancien Tahiti. Je le vis le plus possible. Reste la Réalisation. (C, I : 504-5, à Émile Mignard, 24 avril 1903).

L’acte de réalisation s’écarte de tout conformisme réaliste ou naturaliste. L’entreprise vise à reconstituer le passé à partir de lectures et plus encore de « matériaux vécus ». Les conseils qu’il reçoit alors d’un professeur au Collège de France, un certain M. Lejeal, rencontré à bord du paquebot La Touraine, qui le conduit du Havre à New York, nous montrent comment les outils de classification de l’ethnologie en vigueur au XIXe siècle pour sauver et garder trace d’un passé en voie de disparition, rattrapent aussi l’entreprise de Victor Segalen en Polynésie. On lui conseille de s’attacher « plus encore qu’aux déterminations physiques et physiologiques, aux caractères linguistiques, aux industries, à l’archéologie et aux variations de l’habitat. Le tabou, s’il existe, serait aussi un heureux sujet de recherches. » (Lettre de Lejeal cité dans C, I : 517, note 3). Une autre lettre reçue le 13 novembre 1903, du professeur Von den Steinen, corrobore le constat qu’il a déjà établi.

Quant à Tahiti, il y a une lacune déplorable […]. La chose déplorable manque — et c’est sur cela que je veux surtout appeler votre attention — il manque les textes originaux des mythes dans l’idiome aborigène. Il s’agit du matériel authentique, objectif. Il faut laisser raconter les gens, et, comme un sténographe, écrire exactement ce qu’ils disent, même si d’abord on ne les comprend pas du tout […]. Mais surtout des gens plus âgés (des femmes !) sont encore au courant de beaucoup de généalogies et de contes des temps anciens […]. Enfin, je vous recommande instamment de déterminer avec la plus grande exactitude à l’aide d’une carte céleste, l’astronomie des Tahitiens, de collectionner autant de noms d’astres que possible et d’identifier exactement leur valeur astronomique… (Ibid.).

Comme il est étonnant de lire les conseils qui lui sont prodigués, propres à la démarche des collecteurs du XIXe siècle ! Lui, le Breton en exil, dont un des projets non réalisés eût été d’écrire Les Immémoriaux Bretons. Ainsi parcourt-il l’île de Tahiti à bicyclette, comme il l’avait fait en Bretagne, durant l’été 1899, d’où était né son premier texte A Dreuz an Arvor, pour recueillir, noter ce qu’il voit et entend, sauver peut-être les dernières scories de la tradition orale.

La part du légendaire confère au texte une dimension ethnographique sans le réduire pour autant à cela. Dès le 23 janvier 1903, il retranscrit dans une lettre à Émile Mignard une litanie de l’île de Pâques sur laquelle il s’endort : « Dieu Peint-en-Jaune, Dieu Peint-en-Rouge, Dieu Fardé-aux-yeux-contournés… » (C, I : 474), litanie qui réapparaît dans un chapitre de la troisième partie des Immémoriaux « Les Hérétiques ». Paofaï veut encore croire à l’enseignement des signes anciens. De retour de la terre Vaïhu, il raconte les signes incrustés sur une palette de bois brun, où « chacune de ces figures […] désigne un être différent : […]. Voici la Baleine et toute la suite des dieux-fardés : le dieu peint-en-rouge, le dieu peint-en-jaune, le dieu à l’œil-contourné. » (OC, I : 212) Mais ces signes sont impuissants désormais à raconter leur propre histoire, ces tresses nouées sont faussement appelées « Origines de la parole » et « bonnes seulement à raconter ce que l’on sait déjà ! et impuissantes à vous enseigner davantage… » (ibid.).

Pour pallier la mémoire, Victor Segalen s’imprègne des bruits de l’île, de ses chants, des contes qui se mêlent aux longues soirées tropicales :

J’achève la soirée délicieusement en une vérandah fraîche, ivre de coco, de senteurs, de désirs forts et sains pour ce jeune corps qui se moule presque au mien, cependant que la vieille tante me commence un chapeau tissé en fibres de canne-à-sucre, et me narre les aventures merveilleuses de Taaroa, le Iaveh Maori. (C, I : 476, à Émile Mignard, 26 janvier 1903)

Mais Taaroa comme tous les « dieux Maori [, a] disparu à l’importation de nos croyances Méditerranéennes et Sémites. La Bible les a frappés. Christos a tué Taaroa » (C, I : 534, à Louis Ponty, août 1903).

À Raiatea, une des Îles sous-le-vent, « l’île sacrée de la Polynésie », il fait un pèlerinage au plus vieil autel païen de l’archipel, qui n’est plus qu’un amas de lave informe. « En mon honneur on a tué le cochon réservé aux nobles étrangers, et un vieux sorcier devait me préparer la célébration d’un Unu-Ti, le four enchanté, dont les pierres chauffées au rouge ne brûlent pas les pieds nus des fidèles dévots qui les foulent. » (C, I : 568, à ses parents, 20 mars 1904). Les rites qu’ils soient des offrandes faites aux Dieux ou des sacrifices sont largement rapportés dans le récit. La notion de don joue un rôle majeur ; on fait don d’étoffes, de femmes, de présents de toutes sortes aux personnalités importantes, aux visiteurs, comme aux chefs. Segalen en comprend toute l’importance, le don est la base des relations humaines, il est ici la forme première et ancienne du contrat social tel que Marcel Mauss le définira dès 1923-1924 dans son Essai sur le don, Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. Forme non altérée par la spéculation économique et marchande à venir qui en détruira tout le sens.

Le matériau vécu du récit est aussi la langue maorie qu’il dit travailler, en relevant toutes les spécificités verbales et gestuelles. « Je travaille ferme la langue maorie. Ils ont un joli mode d’affirmation ; alors que nous, pour dire “oui”, nous baissons la tête, eux la relèvent, en levant les sourcils, en levant les yeux et en souriant. » (C, I : 478, à ses parents, 4 février 1903). La mise en contact des langues ne conduit pas pour autant au métissage linguistique mais à l’avènement d’une autre langue relevant d’un acte créatif, inventif et poétique. Il semble en effet qu’il n’ait pas approfondi plus que cela la question linguistique et qu’il se soit contenté du bagage nécessaire pour se faire comprendre des patients locaux. Si le recours à la langue maorie dans Les Immémoriaux crypte la compréhension du texte, avec l’emploi de termes étrangers non traduits, le procédé employé relève plus du simulacre. La langue est avant tout œuvre poétique, elle peut faire système dans le livre, comme l’explique Marie Dollé (Ollier 1997 : 184), permettant au lecteur de s’ancrer dans le récit, tout en laissant entendre les accents disparus des Maoris, les voix originelles à jamais éteintes. L’authenticité du récit procède paradoxalement du simulacre de la langue.

L’influence des maîtres

Ainsi, évoquer un monde disparu relève de la reconstitution du passé. Les lectures des anciens permettent alors d’authentifier l’ancrage historique du récit. Victor Segalen à l’image de Paofaï cherche à reconstituer le passé maori en dépouillant « pieusement les manuscrits » (C, I : 527, à ses parents, 5 août 1903) d’un chef de file de l’école de Pont-Aven, Gauguin qui vient de mourir et avait inscrit sur le socle en bois d’une statue d’argile plantée devant sa case : « Les dieux sont morts, et Tahiti meurt de leur mort ». Dans une lettre adressée à George-Daniel de Monfreid, datée du 12 avril 1906, au moment où il vient de prendre contact avec Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, pour publier Les Immémoriaux, il rappelle comment Gauguin est aussi un modèle d’inspiration pour l’écriture de son roman tahitien : « J’ai essayé “d’écrire” les gens Tahitiens d’une façon adéquate à celle dont Gauguin les vit pour les peindre : en eux-mêmes, et du dedans en dehors. » (C, I : 660). Les sources sont nombreuses, entre les récits de voyage de Bougainville et de Cook, ce dernier apprécié pour ses précisions cartographiques, et les récits des premiers ethnologues dont Gauguin avait aussi fait la lecture : William Ellis pour Polynesian researches paru en 1831 et Moerenhout qui écrit en 1847 Les Voyages aux îles du grand océan.

Sa correspondance avec Claude Farrère atteste aussi de la teneur littéraire et maritime de son récit. Il reconnaît l’influence de Huysmans avec À Rebours et « pour l’influence Salammbô, elle est indéniable ! J’ai subi Flaubert avec trop de fatalité pour essayer de m’en défendre ou de me disculper. » (C, I : 674, 21 juin 1906).

L’échange avec le maître l’aide à vérifier l’authenticité de son récit. On retrouve dans le récit les précisions techniques annotées dans la correspondance. Évoquant le voyage de Paofaï et de Térii en pirogue double, il lui explique qu’il s’agit « d’excellentes embarcations, de haute mer sur la houle longue, mauvaises dans le clapotis qui les fatigue. Marchant très bien grand largue et vent de travers. Quant au nombre de passagers : Cook dit 140 — un vieil évêque m’a dit en avoir vu 50. J’en mets 20 — Provisions de route : noix de coco fraîche pouvant se conserver une quinzaine de jours, comme boisson : le maoiré fermenté de durée indéfinie comme “pâte alimentaire“ ». (C, I : 677, 2 août 1906).

Segalen lui confie aussi respecter la lecture que les Polynésiens faisaient des astres pour se déplacer d’un point à un autre, l’observation des vents de la houle sont autant de points de repère pour la navigation en mer. La transposition de ces éléments observés chez les anciens passe par le recours à l’aphorisme qu’il s’imagine « facile à retenir pour un tahitien » (ibid.). Le récit primitif des temps anciens conduit à une écriture qui se veut à la fois elliptique pour accompagner le simulacre de l’oralité et fortement ancrée dans l’observation quasi scientifique des phénomènes, comme il s’en confesse toujours à son maître.

… Voici le chemin vers Havaï, etc.

Ils partent donc de Raïatéa, le 15 mai 1798. De Mars à Septembre, l’alizé est Est et constant. Donc presque vent arrière. Un peu de largue puisqu’ils remontent légèrement. La distance à parcourir entre Raïatéa et Havaï-i (Savaï-i, des Samoa) est environ 1500 milles. Le courant équatorial sud pour eux. La houle Sud est également supposée constante (provient des fortes brises des régions tempérées du Pacifique). Je suppose la durée du voyage de 13 jours, soit 4 nœuds 5 à 5 nœuds. Rien d’excessif dans ces conditions-là.

Au moment où ils vont apercevoir Savaï, Cyclone. J’avoue qu’ils sont très rares au mois de Mai : 1 pour 29 en Janvier, dit Angot. Il suffit de ce un. J’ai peut-être exagéré la description du calme central, de l’« œil de la tempête » (page 19 : à leur divin contact…, etc.).

Puis la tempête reprend. Le « feu monstrueux » de la page 21 n’est qu’une éruption volcanique dont les Samoa ont donné, dans le cours du siècle, d’assez nombreux exemples.

Ils manquent donc Savaï-i. Ce qui était fréquent. Et échouent à Uvea (Wallis). Là, mes scrupules nautiques prennent fin. Les baleiniers sillonnaient le Pacifique en tous sens, suivant les périodes de l’année, et rien de plus facile que de gagner, même au moment du fort alizé, l’île de Pâques. Tâche que je n’eus point osé faire assumer par une simple pirogue, qui faisait de bien mauvais plus près.

Et maintenant, au triple point de vue : Littéraire, Légendaire, Polyn[ésien]-Marin. Cela se tient-il ?

Vous seul mon cher Ami, pouvez me le dire. (Ibid. : 677-8).

Ces lignes attestent de la teneur maritime du récit, les précisions relèvent presque de la démarche encyclopédique d’un Jules Verne et contribuent à ancrer le texte dans un Roman des origines (voir Robert 1972) doublé d’érudition méticuleuse, fouillée et documentée.

Les Immémoriaux prennent le contre-pied du mythe tahitien installé dans la littérature française depuis le XVIIIe siècle. Loin de la vision idyllique du paradis océanien, le roman rencontre à sa parution peu de succès.

Un récit déceptif

Après lecture, les réactions attestent souvent de l’incompréhension à l’égard d’un récit qui s’écarte des formes canoniques. La troisième partie de l’ouvrage déçoit Claude Farrère qui préfère « la belle vie antique et libre » au christianisme protestant. Mais l’intention est justifiée, c’est ce réel désappointement qu’a voulu exprimer l’auteur face à la « race maorie dans son apostasie. […] La belle vie antique et nue et libre de la première partie, je l’ai mise en scène avec l’intention précise de l’effacer, trait par trait, dans la troisième. […] J’ai tenté autre chose : évoquer pour détruire… Soyez dépité, déçu, agacé, énervé par mes derniers chapitres, tant mieux ainsi. Je suis satisfait. Avec, dans la bouche, un arrière-goût d’âpreté, et la sensation, aux mâchoires, d’avoir mordu. » (OC, I : 679, 2 septembre 1906).

Ainsi cette déception est une intention pleinement calculée et voulue ; il ne retouchera pas aux personnages. Il refuse de modifier l’apparence du personnage d’Aüté qui, selon les conseils du maître, avec « une silhouette vive, nette », un trait de caractère plus prononcé, une apparence plus marquante de son visage, frapperait l’attention des Maoris. Quant à vouloir faire disparaître le personnage de Paofaï par une mort violente, impossible là encore car il est à l’image du « Tahiti ancien [qui] n’est pas tombé dans un grand cataclysme. Il n’a pas sombré dans une apothéose de sang ou de gloire. Il a disparu… peu à peu… Voilà tout. Paofaï, on pressent qu’il va mourir, malgré quelques grands gestes… Ainsi de sa race. » (Ibid.) Les Immémoriaux ne racontent pas l’épopée d’un héros en quête de sens. Le récit est celui d’un peuple déchu, et cet effacement de l’histoire doit en accompagner l’écriture.

Claude Farrère s’en trouve perdu. Il manque de repères, et la troisième partie déçoit encore ses attentes. Il recherche au moins un dénouement marquant et il invite Segalen à tuer son personnage, à conférer au personnage de l’Anglais l’allure typique et svelte du colon, il aspire à retrouver encore cette atmosphère primitive d’une belle vie antique et libre, sans comprendre que tout l’enjeu du récit tient à la rencontre de deux mondes et à leur délitement.

Alfred Vallette exprime quant à lui sa crainte de ne pouvoir vendre ce roman, dans un contexte où, en 1906 « le roman va mal » (Lettre du 11 avril 1907, citée dans C, I : 701, note 1). La publication est envisagée comme « une affaire qui risque d’être désastreuse, évaluée à « une perte certaine de mille francs » (Lettre du 6 septembre 1906, citée dans C, I : 681, note 1). Il ne remet pas en cause la valeur de l’ouvrage, mais il demande à son auteur de le publier à son compte, à raison de 1500 francs pour 1000 à 1100 exemplaires. Le « succès de librairie » étant incertain, comme le croit encore Remy de Gourmont (C, I : 680, à Yvonne, 27 octobre 1906), Victor Segalen se voit contraint d’emprunter cette somme à ses parents. L’ouvrage sort en septembre 1907, tiré à 1100 exemplaires, sous le pseudonyme de Max-Anély. Il espère alors gagner le Goncourt, obtenu l’année précédente par Claude Farrère pour son roman Les Civilisés. Huysmans l’informe alors des conditions (voir la lettre du 26 décembre 1905, citée dans C, I : 681, note 2), mais cette année-là, le prix est attribué à Émile Mosely pour Terres lorraines.

L’ouvrage apprécié de Jules de Gautier est aussi loué par Pierre Loti : « Vous m’avez fait revivre des heures de Polynésie avec une intensité que je ne croyais plus possible. Votre livre, votre talent ne ressemblent à rien de déjà connu. […] Mais je ne crois votre livre compréhensible que pour ceux qui ont habité la Polynésie ; il y a trop de mots de là-bas que vous dédaignez d’expliquer aux non-initiés. » (Lettre citée dans C, I : 723, note 1).

L’ouvrage est aussi adressé à Jules Renard récemment élu à l’académie Goncourt, succédant ainsi à Huysmans. Rachilde accorde à Victor Segalen un article flatteur, paru dans le Mercure de France, le 16 novembre 1907. Segalen rapporte à sa femme Yvonne la conversation qu’il a eue avec cette dernière :

« Vous m’avez donné du mal, Monsieur !

  • Je vous en fais toutes les excuses.

  • Il ne faut pas s’excuser d‘avoir fait un beau livre. Vous avez fait un beau livre ? Je vous affirme l’avoir entièrement lu. Vous le verrez d’ailleurs. J’y ai appris du nouveau. J’aime toujours apprendre quelque chose. » (C, I : 724, à Yvonne, 12 novembre 1907).

Un roman « diversel »

En cherchant une écriture qui s’écarte des lieux communs de leur époque, Les Immémoriaux apportent une pierre précieuse à la littérature-monde ou à la littérature du tout-monde. À la croisée de l’ethnotexte, du roman initiatique et du récit de voyage, le récit est traversé et travaillé en filigrane par une réflexion scrupuleuse, documentée, nourrie d’observations et de matériaux vécus dont attestent les traces épistolaires. Si l’ouvrage déçoit et n’est pas toujours compris, la correspondance nous aide à éclairer l’intention de l’auteur et à suivre progressivement un projet qui évolue et donne lieu à de nombreux remaniements, à un aboutissement régulièrement différé et définitivement étranger aux canons de la littérature encore en vigueur.

On retiendra du roman tahitien de Victor Segalen les images et les affres d’une culture lointaine, en proie à sa disparition, les miasmes d’une tradition orale océanienne qui aujourd’hui encore lutte pour sa survivance voire sa résurgence contre les vents de la globalisation, de l’acculturation et de l’effacement identitaire.

Lire ou relire Les Immémoriaux engage le lecteur à ne plus tourner le dos aux cultures dites minoritaires et autochtones, et participe sans doute d’un regard décentré, insulaire et enrichi par le Divers.

 

 

  • Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Le Clézio 1988 : Jean Marie Gustave Le Clézio, Le Rêve Mexicain ou la pensée interrompue, Paris, Gallimard, « Essais », 1988.

Manceron 1991 : Gilles Manceron, Segalen, Paris, J.C. Lattès, 1991.

Maran 1921 : René Maran, Batouala, Paris, Albin Michel, 1921.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Ollier 1997 : Marie Ollier, L’Écrit des dits perdus. L’invention des origines dans Les Immémoriaux de Victor Segalen, Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 1997.

Robert 1972 : Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Bernard Grasset, 1972 [rééd. Gallimard, « Tel », 1977].

Segalen 2001 : Victor Segalen, Les Immémoriaux, Préface, notes et dossier par Marie Dollé et Christian Doumet, Paris, Le Livre de poche, « Classiques », 2001.

Tréguer-Déniel 1997 : Danièle Tréguer-Déniel, Segalen. Retour à l’origine, Thèse, Bibliothèque du C.R.B.C., Yves Le Gallo, cote M-10325-00, 3 vol.

  • Contributrice

Sophie Gondolle est docteur en Littérature et professeur certifiée en Lettres Modernes, en poste à la faculté Victor-Segalen de Brest, et membre du Centre des Correspondances et Journaux Intimes (EA 7289). Ses travaux de thèse ont porté sur le conte de tradition orale en Bretagne. Ses recherches s’orientent vers la littérature bretonne et maritime. Elle a participé à la création de l’association Segalen de Brest et à la mise en œuvre du programme élaboré à l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain.

  • Bibliographie de l’autrice

Bretagne et mer en écritures (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Plurial », 2008.

« Noa Noa jeu d’ombre et de lumière », dans  Moraud, Yves (dir.), L’Exotisme, ou la tentation d’une histoire immobile, Abbaye de Daoulas, Chemin du patrimoine en Finistère, 2011, p. 70-85.

[1] « Tahiti avait été bombardé en 1914 par les Allemands » (C, II : 1224, note 5).

[2] Pierre-Eugène Dufour est connu sous le pseudonyme Paterne Berrichon. Il est l’auteur d’une vie d’Arthur Rimbaud, très lissée pour y avoir effacé les épisodes sulfureux de la vie du poète. Victor Segalen lui adresse ses remerciements en échange d’un autographe du grand Disparu et lui confie que sa vision du désert n’est pas très éloignée de celle du poète non plus. (C, I : 675, 14 juillet 1906).

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article dans Cahiers Segalen

Jean Balcou, Le manuscrit brestois d’Orphée-Roi au prisme de la collaboration Segalen-Debussy

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Le manuscrit brestois d’Orphée-Roi au prisme de la collaboration Segalen-Debussy

Jean Balcou 

  • Résumé

Cet article retrace la collaboration entre Victor Segalen et Claude Debussy à propos d’un projet de livret d’opéra sur le mythe d’Orphée. Il se fonde sur la correspondance entre les deux créateurs et sur l’analyse du manuscrit brestois.

Abstract

Orphée-Roi’s manuscript of Brest through the letters between Segalen and Debussy

This article recounts the collaboration between Victor Segalen and Claude Debussy about a project for an opera libretto on the myth of Orpheus. It is based on the correspondence between the two creators and on the analysis of the manuscript of Brest.

  • Pour citer l’article

Balcou, Jean, « Le manuscrit brestois d’Orphée-Roi au prisme de la collaboration Segalen-Debussy », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

Le manuscrit brestois d’Orphée-Roi au prisme de la collaboration Segalen-Debussy

Jean Balcou 

Je reviens vers vous comme dans une oasis.

Segalen à Debussy, 3e entretien, 10 octobre 1907

Comme si au delà de toute forme pure

Tremblât un autre chant et le seul absolu.

Yves Bonnefoy, À la voix de Kathleen Ferrier

Rien de plus patiemment passionnant, voire d’exceptionnel que cette histoire d’Orphée-Roi marquée par Segalen-Debussy. Le plus évident, le plus fructueux ici, est de suivre une chronologie qui s’impose en trois temps : apparition d’Orphée, collaboration, autonomie de l’œuvre.

Tout commence le 25 avril 1906 quand Segalen, jeune auteur si prometteur, rêvant d’un livre opéra, est accueilli chez son dieu, le célèbre compositeur. Il lui soumet son projet de Siddhârtha, ce drame lyrique conçu dans une sorte d’illumination d’un pur Bouddha lors d’une longue escale à Ceylan. Mais il a besoin d’y travailler encore. Ce sera seulement le 26 août 1907 qu’en possession du texte intégral Debussy livre son verdict : non pour Siddhârtha, mais oui pour un Orphée ? Pourquoi, soudain, Orphée, et quel Orphée ?

Le gros de mon travail est naturellement centré sur une collaboration aussi rare dans notre histoire culturelle. Elle se caractérise par une véritable amitié qui rejaillit sur les familles, par le parti pris de l’égalité des partenaires, par la durée d’une relation qui va de 1906 à 1918-1919. La documentation ne manque pas se déployant des Entretiens avec Debussy à toute une correspondance dont, chez Segalen, une partie à l’état de brouillon. Et il y a les manuscrits, qui sont au nombre de trois dont le deuxième est précisément notre manuscrit brestois qui sera la base naturelle de cet article. Il est d’autant plus attachant que Debussy en fera don à son usage à Segalen après un renoncement qui interpelle.     

Ce renoncement aboutit au texte posthume de Segalen avec une émouvante préface développée en genre du tombeau. Retravaillé, décanté, calibré, tout cela est repris en Chine et pour l’essentiel à Brest. Comme si l’éloignement signifiait un besoin de se libérer. Certes le compositeur est présent mais partout et nulle part. Mais ainsi désenchaîné l’auteur fait de son « drame lyrique » une œuvre personnelle, audacieuse, originale.

Tout Orphée est déjà en germe dans la nouvelle « Dans un monde sonore »

La nouvelle « Dans un monde sonore » paraît dans le Mercure de France le 16 août 1907. Il n’en faut pas plus à Debussy pour réagir. L’occasion est trop belle pour enterrer Siddhârtha et proposer Orphée à Segalen d’autant mieux que c’est lui-même qui dans sa nouvelle en fait la référence suprême. Un universitaire bordelais raconte sa visite à un collègue un peu farfelu qui vit en reclus à la campagne dans « une villa sans voisinage » (OC, I : 551). Mathilde à l’entrée : « Il est fou. » (OC, I : 553). André est là, dans la chambre obscure remplie entre autres de résonateurs faits pour orchestrer les moindres bruits accompagnés de deux énormes harpes à peine visibles. Alors cet aveu : « Ma femme est folle. » (OC, I : 556). C’est que dans ce couple l’empire des sens est en jeu : André est l’ouïe, Mathilde les autres. Et le voici qui se lance et la salle accompagne le discours par changements d’éclairages et de rythmes :

Elle est perdue, et s’en va tous les jours plus vite. L’harmonieuse a disparu Comment rappeler la pauvre fuyarde ? J’imagine volontiers Orphée, le chantre des chantres, abandonnant le monde aux milliers de lyres, et descendant aux antres infernaux […]. Et voici qu’ayant rejoint, à travers tant d’obstacles lourds, Eurydice, […] Orphée avait cru reconquérir et tout recouvrer. Son amour pour Eurydice et son désir de l’aimer encore étaient demeurés purs, libres, harmonieux. Même avant de quitter le séjour infernal, ne doutant pas du pouvoir de sa lyre sur la divine retrouvée, il voulut la réjouir d’amour. Il chanta […]. La femme étonnée ; roula vers lui des yeux interrogeants ; puis les baissa, puis les releva tout pleins de lueurs qu’Orphée reconnut impudiques. […] Où donc l’émoi conjugué de leur double entendement ? […] Sa main qui pétrissait la boue fouilla les plis du voile, et parmi l’obscénité du ventre, atteignit la boucle d‘airain où se nouait sa ceinture, afin de la délacer. […] D’un coup de voix, il déchira la trame de sa lyre : la corne ployée le frappa dans la poitrine, et les fils, en cassant, mordirent ses poignets et ses ongles. Eurydice, souriant, ouvrit sa tunique. Orphée s’enfuit, et il ne se retourna point. (OC, I : 560-1)

Non, André n’était pas un avatar d’Orphée, qui, à ses yeux, est pure création mythique, pour pallier tout ce que « nos sensations arachnéennes » produisent de gluant et de grossier incarnant, « la puissance de vivre et de créer dans la sonorité » (OC, I : 562). Je parie que c’est Segalen qui est venu réveiller, secouer Debussy séduit par tant d’audacieuse nouveauté qui répond aussitôt, le 26 août 1907, à sa lecture : « Ne pensez-vous pas qu’il y aurait quelque chose d’admirable à faire avec le mythe d’Orphée ? » (Segalen et Debussy 1961 : 67). Question qu’il considère dans son Hommage de 1921 être le « germe » de l’œuvre à venir mais un germe qui « grandit » (ibid. : 220, préface d’Orphée-Roi). Mais pour grandir il faut venir de quelque part. Lors du deuxième entretien, le 8 octobre 1907, on revient sur la nouvelle : quand l’auteur ne voyait Orphée que comme « parabole » (ibid. : 73, 8 octobre 1908), le compositeur plus subtil voyait un point de départ. Quel plaisir alors de découvrir dans cette nouvelle de banlieue le surprenant terreau d’Orphée-Roi ! Voyez déjà, par exemple, ce que devient Eurydice. Allons, vite, cher Victor, au travail.

La collaboration Segalen-Debussy à partir du manuscrit brestois

Il se trouve que l’importante lettre du 26 août 1907, restée inédite jusqu’en 1962 quand elle fut publiée dans l’ouvrage Segalen et Debussy, ouvre le dossier du manuscrit brestois d’Orphée-Roi offert par Annie Joly-Segalen à la ville natale de son père en novembre 1963 et depuis peu mis en ligne. Il est précédé d’une pochette de documents d’A. Joly-Segalen, le texte lui-même se trouvant sur des feuilles de papier calque collées sur les feuillets est de 75 p. sur 32 cm. Un carton de couverture donne « Orphée Triomphant » comme titre avant Orphée-Roi. Le manuscrit terminé à Brest est donné à l’épouse avec dédicaces le 19 septembre 1915. L’Orphée de Segalen se déroule sur une très longue durée : trois temps, trois manuscrits connus, deux auteurs, plus un, l’édition posthume. Le manuscrit brestois, le ms 2, se trouvant au cœur du grand jeu, il me faut encore suivre la chronologie, pour mieux le situer, pour qu’il se donne aussi mieux à relire au prisme des mss 1 et 3, c’est-à-dire, de la correspondance Segalen-Debussy.

Manuscrit de Brest d’Orphée-Roi

Des neuf entretiens avec Debussy deux ne concernent pas Orphée, le 1er et le 7e. Ils se groupent par deux blocs en fonction de la présence de l’officier, qui jouit alors d’une période de mise en disponibilité, à Paris : quatre en 1907, trois en 1908. C’est que Debussy impose la collaboration parlée que Segalen s’empresse de transcrire. À l’impulsion du 26 août 1907 répond le 4 septembre de Brest au « grand magicien » un brouillon qui a pour en-tête « La Naissance d’Orphée ». Ce premier, immédiat échange, révèle un enthousiasme commun : pour Debussy, non à ce Gluck « anecdotique et larmoyant » qui n’a pas vu dans Orphée « le premier et le plus sublime des incompris » (ibid. : 67) ; pour Segalen, oui pour faire « éclater le légendaire connu et crever ces mythes rabâchés » sur ce « superbe protagoniste » (ibid. : 68-9, 4 septembre 1907, brouillon). S’ouvre ainsi le cycle, du 6 octobre 1907 au début avril 1909, à la veille de son embarquement pour la Chine, où s’élaborent les manuscrits 1 et 2 : le 1, envoyé acte par acte à Debussy, est écrit de novembre 1907 à avril 1908 ; le 2, envoyé par fragments les 4 et 12 août, puis le 26 octobre 1908, avec ultimes corrections en avril 1909, est celui de Brest. Tels sont les 2 textes sur lesquels Victor et Claude travaillent de concert. Ce qui pose pour nous le problème de la double correction que les auteurs de 1961 ont résolu de la façon la plus sourcilleuse en décantant dans les notes, à partir du livre paru en 1921, les corrections du ms 1 et du ms 2. Celles de Debussy, car il y en a quelques-unes d’amis proches, sont signées D replié sur un C.

La correspondance qui en découle, le plus précieux des guides, comporte vingt lettres ou billets de Debussy à Segalen, pour 12 dont une bonne partie de brouillons de ce dernier, des billets à sa femme et une longue lettre le 31 janvier 1908 de Londres où il a accompagné les Debussy. Ajoutons-y quelques lettres à des amis sur son travail avec le compositeur. Sans compter toutes ces conversations qui nous échappent lors de cette collaboration active mais dont les corrections nous donnent un aperçu. Pour avoir une belle idée de ce travail fait en commun deux citations suffisent : de Debussy, le 5 juin 1916 : « je nous revoyais armé de deux crayons ; et nos longues discussions, et mes plus longs silences » (ibid. : 141) ; écho au mot de Victor à sa femme le 7 mai 1908 : « Tout s’est passé entre Orphée, sabré de crayon rouge, et nous. Demain, de même. » (Ibid. : 98). Au troisième entretien Victor se lance devant un Claude subjugué, ému, dans un mime de son Orphée Triomphant tel qu’il l’envisagera :

Oui, c’est très beau, je suis tout à fait à vous pour cela. Belle matière. C’est dur à tenter, mais cela mérite de l’être. Nous nous y casserons peut-être les os, mais il faut l’essayer… J’y vois précisément ce que je veux faire en musique… quelque chose de plus… Ce serait ainsi mon Testament musical. (Ibid. : 78-9, 10 octobre 1907).

C’est là, dès le début, le plus prometteur, le plus exaltant des entretiens entre Segalen pour qui tout se joue désormais « à travers [la] personne même » (ibid.) de Debussy lequel va jusqu’à se réserver le rôle d’Orphée. Au point de lancer sur-le-champ, « un peu vanné », à sa femme : « Orphée existe en puissance entre lui et moi » (ibid. : 81, 10 octobre 1907)). Dans ma communication au colloque de Brest j’ai présenté une dizaine de pages de notre manuscrit illustrant le soin mis par le musicien à corriger, approuver, proposer. Je me contente ici de renvoyer en notes les deux dernières pages pour relever les observations générales éclairées par la correspondance. 

Les réactions s’égrènent au fil des enregistrements : sur les niveaux de langage par rapport au décor, à la situation, aux personnages subalternes, à Orphée qui est la musique même, à ses silences ; sur l’expansion du plateau ; sur l’excès de phrases et le manque de clarté. Mais si les ratures et corrections sont nombreuses, si des relectures s’imposent, les éloges ne manquent pas non plus, par exemple sur l’art de transcender l’anecdote, la beauté de tel dialogue, de tel mouvement ou de tel moment. Disons enfin qu’il y a entre Claude et Victor une collaboration d’esprits qui apprenaient beaucoup l’un de l’autre et qui croyaient passionnément au projet. Et c’est bien Segalen qui, en tant qu’auteur, est le maître d’œuvre. Il faudrait citer, véritable art poétique, l’important brouillon de sa lettre à Debussy du 3 janvier 1908 révélé dans la Correspondance éditée en 2004 : son drame conçu comme « une sorte d’organisme aux parties reliées entre elles avec un lien qui relie incessamment le présent et l’avenir » (C, I : 735) ; tout chez Orphée provient d’un seul germe, le conflit avec les Hommes ; « le premier désir d’une expansion croissante du décor » (ibid. : 736) ; la mort d’Eurydice pressentie et imposée ; la portée des silences d’Orphée dans le dialogue avec Eurydice ; contre « la trop facile documentation […] ; dans l’imaginaire tout seul résident les plus belles et les plus solides réalités » (ibid. : 736-7). Cet important brouillon se situe précisément à la veille de l’attaque de notre manuscrit brestois.

Si la correspondance concernant ce manuscrit est beaucoup moins étoffée fin 1908, c’est pour plusieurs raisons : le plus gros est déjà balayé, et si la collaboration entre les deux amis qui va du 27 août 1908 après l’envoi des deux premiers actes le 5 août à la mi-avril 1909 fonctionne moins bien, c’est que Segalen passe l’hiver à Paris en vue également de son départ pour la Chine et que, de son côté, Debussy est trop accaparé par la difficile reprise de Pelléas. Notons ces réactions de Segalen : Debussy accepte presque intégralement les deux premiers actes (voir Segalen et Debussy 1961 : 102, Segalen à Jules de Gaultier, 3 septembre 1908) ; « j’attends la ré-impulsion Debussy » (ibid. : 104, à Henry Manceron, 23 octobre 1908) ; « la collaboration orphique marche à grands pas » (ibid. : 110, à Max Prat, 23 décembre 1908). Pour 1909, « un 3e [acte] en bonne voie, le reste à revoir encore » (ibid. : 111, à Yvonne, 6 février 1909) ; « Orphée dort » (ibid. : 112, à Yvonne, 8 mars 1909) ; « Je reste donc samedi, après lui avoir déclaré que deux heures doivent suffire à tout mettre debout, et qu’elles y suffiront » (ibid. : 112, à Yvonne, 7 avril 1909). Reste que, de la lettre du 27 août 1908 de Debussy, du brouillon de réponse du 28 septembre, à l’entretien du 17 décembre qui n’est qu’un monologue, se joue le problème fondamental de l’écriture lyrique.   

Dès réception des deux premiers actes le compositeur met en garde l’auteur sur « le rythme plus littéraire que lyrique »:

Pour mieux m’expliquer je vous citerais — si j’en avais le temps, des pages de Chateaubriand, V. Hugo, Flaubert que l’on trouverait flamboyantes de lyrisme, et qui ne contiennent — à mon avis, aucune sorte de musique. (Ibid. : 101-2, 27 août 1908).

Réponse de Segalen sur ce « point brûlant » qui le désarme : « comment se différencie le lyrisme dans l’un et l’autre de ces deux mondes » (ibid. : 103, 28 septembre 1908, brouillon). L’entretien qui suit roule sur l’orchestration (« les musiciens ne savent plus décomposer le son, le donner pur »,), l’insuffisance de la batterie, le projet d’une « écriture de chœur, stylisée et très simple » (ibid. : 107, 17 décembre 1908). Mais un billet du 28 décembre 1908 à un ami montre les efforts de Segalen à se libérer de « cette hantise littéraire à rebours qui était de trop écrire » et de terminer bientôt sa tâche « dans une prose qui lui restera pourtant ductile » (ibid. : 110, à Jules de Gaultier).

L’Orphée-Roi post-Debussy de Segalen : la lyre et la voix

C’est le 5 septembre 1913 que, lors d’un rapide séjour à Paris à l’occasion d’un déjeuner, Debussy donne à Segalen « les permissions pour la publication d’un Orphée » avec « une préface de [s]on idée » (ibid. : 135, à Yvonne). Tous ces problèmes lui reviennent, bien conscient que les remarques du compositeur sur plus de simplicité et de dépouillement visent juste. Moins d’un an après, avant de quitter la Chine, le 29 mai 1914, il précise à une amie comment il voit son futur texte :

Mais un texte libéré ; non point que je veuille l’étendre, ni que j’espère, au moyen des mots, lui donner par avance la musicalité réservée aux seuls éléments sonores ; — je tendrai au contraire à le dépouiller de tout verbalisme clinquant au lecteur choisi le soin d’entendre ce qu’il voudra tout autour. Je me donnerai en revanche libre cours dans l’orchestration du décor qui, n’étant pas partie oratoire du drame, peut tenter d’indiquer à l’oreille des fragments-frises, portants de théâtre, sol et ciel, — faits du monde sonore tel que je l’entends. (Ibid. : 136, à Gabrielle de Fourcaud).

Et, sur le point de prendre le bateau, le 28 juillet, à sa femme : « Dès les premiers jours recueillis je me mets à Orphée que j’espère réécrire et peut-être recomposer en trois ou quatre mois. » (Ibid. : 136). Bientôt surgit la Grande Guerre que le médecin Segalen affronte à l’hôpital de Brest. On peut donc dire que ruminé en Chine c’est à Brest que l’ouvrage est, de novembre 1915 à juin 1916, mis au point. On sait qu’il y travaille surtout la nuit. Et d’en rajouter : « J’en donne un texte indépendant quoique proche de celui que vêtira la musique Debusséenne. » (Ibid. : 139, à Jules de Gaultier, 23 novembre 1915). Le 3 mai 1916 il rend une dernière visite émouvante à l’ami Claude alors très éprouvé. Mais que penser de la dernière lettre connue de Debussy, du 5 juin ?

Ce n’est pas sans émotion que j’ai relu Orphée… je nous revoyais armés de deux crayons ; et nos longues discussions, et mes plus longs silences. […] Quant à la musique qui devait accompagner le drame, je l’entends de moins en moins. D’abord on ne fait pas chanter Orphée, parce qu’il est le chant lui-même — c’est une conception fausse, il nous restera d’avoir accompli une œuvre, dont certaines parties sont très belles. (Ibid. : 141).

Le nouvel Orphée dont le 11 suivant Gilbert de Voisins reçoit copie ? Ce qui éclaire la lettre précitée du 23 novembre sur l’espoir jamais éteint d’une possible collaboration musicale. Réponse négative avec les mêmes arguments qu’autrefois, et de moins en moins. Mais aussi, de quoi ramener au manuscrit brestois : « j’ai relu Orphée… il nous restera… ». Je penche pour cette solution allant même jusqu’à me demander si Debussy n’a pas eu alors un coup de remords d’avoir manqué Segalen. De Debussy, qui meurt en mars 1918, avons-nous d’autres réactions ?

Mais l’essentiel n’est-il pas dit dans l’hommage de 1921 ? Du genre du tombeau à la mise au tombeau : « L’autre texte, qui est à lui, demeure enterré dans une tombe, la sienne. » (Ibid. : 222, préface à Orphée-Roi). Tout s’est joué et se joue de l’ancien au nouveau entre le poète et le musicien, entre le « lyrisme des mots » et le « lyrisme de la lyre : le chant » (ibid. : 220). Au poète en haute solitude tout ce que ne dit pas le manuscrit brestois. Ce qui frappe tout de suite c’est « l’arabesque imaginée » (ibid.) par un metteur en scène futuriste qui cale pour les développer en scènes ductiles d’une palette vertigineuse l’atmosphère et le cadre entourant et reliant « du seul rythme intérieur » (ibid. : 221) les actions du début à la fin : I, la Montagne, lieu de l’apparition d’Orphée, ce fils des hauteurs ; II, le Bois, l’adolescente Eurydice et la barrière du Fleuve ; III, le Portique, plateau cyclopéen pour scène unique de la mort extatique d’Eurydice, passage du fleuve à la Mer ; IV, le Temple sous la terre, vestibule entre deux mondes, la bouche d’ombre du cloaque hideux pour Ménade en rut de l’Antre ; V, la Montagne, lieu de la propulsion du destructeur de l’Antre et vainqueur de la mort, dont la voix dépecée s’orchestre « au plus haut des cieux » en Airs sonores. Quel challenge pour ce polissage qui « dura plus de deux années » (ibid.) et dont l’acte IV fut, dira-t-il, le plus ardu ! Relire le manuscrit brestois au prisme du texte édité c’est le revoir passer du monde des notes au monde de mots. Mais dès le départ tout était juré entre l’auteur et le compositeur pour un autre Orphée, un Orphée révolutionnaire.                      Pour la tradition Orphée c’est Orphée et Eurydice, c’est Orphée aux enfers. À quoi Segalen répond par le mythe personnel du surhomme, de la terrible solitude du génie. Mais pour composer son mythe il fallait d’abord réincarner Orphée en le faisant vivre sur terre tout en le drapant de surhumanité. Son génie, s’il porte la lyre qu’il a créée, pour lui faire rendre des sons inouïs, et qui n’est qu’un instrument, est ce qui remonte des entrailles, ce qui ne vient que de lui, et qui rend fou, c’est sa voix. Être de fuite, tout le monde veut le rattraper pour l’adorer ou le détruire en le ramenant comme tout le monde. D’où l’émouvante création de la petite Eurydice, qui fascine Orphée par sa voix. Ô cette voix d’Eurydice qu’il ne veut ni ne peut perdre… Couple imposé dans un duo de voix qui se forme sur terre par le don total et la mort extatique de l’amante Eurydice. Mais cette mort montre ce qu’il a perdu. Car le génie rencontre l’amour. Et l’amant redevient le surhomme qui, par sa lyre et sa voix, veut l’arracher à l’antre, cet antre qui symbolise dans toute son horreur le monde qui n’est pas le sien, qui est celui de l’humanité sans musique, monde de la femelle universelle. Ce mot du manuscrit de Brest « Périssent les hommes » devient dans la version définitive « Périsse la femme » (ibid. : 326, Orphée-Roi). Couple séparé sous terre, honteusement bafoué, dans un duo infernal avec une Eurydice fantôme lubrique sous les traits de la Forme qui se transforme en Prêtresse-Ménade : « Tu es bien morte. Tu n’es pas l’autre Eurydice » (ibid.). L’acte d’amour n’existe que pour l’accomplissement du génie. Crevant les cordes de la lyre, il se propulse, jetant cet appel rimbaldien : « Lyre, ouvre-moi la route ! Ma route ! À Moi ! » (ibid.), écrasant l’antre maléfique, dans le monde des vivants sous le choc d’où il s’évade pour se retrouver dans le repaire de ses souvenirs. Or remontant les souvenirs voici que s’y précipite le vieillard citharède qu’il nous était temps de retrouver, création de Segalen, qui l’appréciait, partagé entre sa fascination pour Orphée et son amour pour sa fille Eurydice ! Affolé par l’imminence de l’assaut des renardes, il accourt supplier Orphée de se sauver : voir en notes la page du manuscrit et sa réfection par Segalen (ibid. : 330). Inconsolable de la mort d’Eurydice, morte, autre invention, par amour dans les bras d’Orphée, comment savoir ? Voix et lyres se sont tues pour la réponse ineffable : « J’appelais… Eurydice » (ibid. : 334). Et aussitôt c’est, « petites voix myriadaires », toute la nature qui bruit du « Nom multiplié » (ibid. : 335), miracle d’immortalité.

Confronter, pour la dernière page du dénouement, celle qui est toute en didascalies, la version définitive, au manuscrit de Brest, nous donnera d’ultimes éclairages sur le travail de Segalen. D’abord par rapport à Debussy, puis selon sa propre inspiration. Le texte corrigé, qu’on retrouve en note, est du 15 avril 1908, avec une variante du 11 octobre 1908 barrée à gauche, dominée par le vieillard qui sauve la lyre tombée dans la mêlée, est ranimé par elle, s’en saisit, et l’on entend la voix première d’Orphée alors que ce dernier, occupant toute la partie droite, chanteur impassible, était abattu, noyé, entraîné par les Ménades. Reste au vieillard à quitter le terrain portant haut « la lyre triomphale ». On ne s’étonnera pas de la réaction offensée de Debussy : « La lyre tend à chanter seule et ranime le vieillard. Il la touche et en meurt. Il ne faut pas que personne puisse la toucher surtout ce vieillard (illisible : dévot ?) beaucoup orphique. » Voir sa lyre ainsi traitée, devenir déjà objet de culte ! L’attitude de Debussy force Segalen à recomposer sa dernière page qui, dès lors, prend son envol. Comme si celui qui se nomme maintenant le poète démontrait à l’intransigeant musicien que les mots pouvaient rivaliser avec les notes, sinon l’emporter. Facture, incantation font de ce dénouement le poème en prose de la lyre et de la voix. Reprenant la bataille pour la renouveler, il commence par une scène digne des pires surréalistes : [les Ménades en furie] le submergent, l’entraînent, dépècent sa voix toute vivante. Ménades et proie disparaissent pendant qu’une onde noire absorbe tout. Reprise simplifiée du vieillard qui, effleurant la lyre à terre, achève de mourir près d’elle sa vieillesse. Enfin l’apothéose qui soulève le ras du sol du manuscrit, les arbres saluent, tout s’éveille et resplendit. Pour la lyre, c’est l’ascension fulgurante. Pour la voix, le Chant s’affirme, et c’est LA VOIX PREMIÈRE D’ORPHÉE — son épiphanie. Les deux allusions christiques sont une récupération à dépasser. Il ne s’agit plus d’une religion particulière, historique, mais du mythe de la Beauté. Non pas de la Beauté relative, mais de la Beauté en même temps la plus universelle, la plus intime, la plus vitale, car c’est le chant de notre voix pour enchanter notre vie, notre destin. Ce qu’exprime idéalement la voix première d’Orphée. Mais dans le mythe révolutionné par Segalen, il y a aussi toute une liturgie sacrificielle.

 

  • Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Segalen et Debussy 1961 : Segalen et Debussy, textes recueillis et présentés par Annie Joly-Segalen et André Schaeffner, Monaco, éditions du Rocher, 1961.

  • Contributeur

Jean Balcou est professeur émérite de littérature française à l’université de Bretagne occidentale. Il a notamment publié des ouvrages sur Fréron et Renan (dont une biographie parue aux éditions Champion, grand prix de l’Académie française en 2016). En 1994, il a organisé un colloque sur Victor Segalen dont les actes ont paru en 1995 (éd. CRBC/Le Quartz).

  • Bibliographie de l’auteur

Victor Segalen. Actes du colloque de Brest [26-28 octobre 1994] (dir.avec  Yves Leroy), Brest, CRBC/Le Quartz, 1995.

Ernest Renan. Une biographie, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernité », 2017.

« Arts et artistes chez Segalen », Correspondances, philosophie, religion et arts (dir. Sophie Guermès), Brest, Cahiers du CECJI, avril 2021, p. 229-42.

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article dans Cahiers Segalen

Sophie Labatut, P. S. : Poétique de l’épistolaire dans René Leys de Victor Segalen

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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P. S. : Poétique de l’épistolaire dans René Leys de Victor Segalen

Sophie Labatut

  • Résumé

Le propos explore les formes de l’épistolaire à l’œuvre dans le roman René Leys de Victor Segalen : elles ne sont pas premières, mais très nombreuses et révèlent souterrainement une poétique romanesque expérimentale intéressante. Dans un premier temps, le matériau épistolaire factuel et biographique, reflet partiel, important mais lacunaire, de la relation de Segalen à Maurice Roy, pilotis de René Leys, a servi à la genèse du roman, et son examen révèle une savante opération d’autofiction et de réécriture. Dans un second temps, la lecture thématique révèle à quel point le roman explore des formes particulièrement inventives des missives, en corrélation avec l’entreprise de déconstruction du romanesque en œuvre dans le premier XXe siècle, tant dans l’interrogation de l’ethos du locuteur que dans la polyphonie et la précarité des figures de lecteurs. Dans un troisième temps, c’est à travers une forme encore plus particulière des codes épistolaires qu’on peut relire René Leys : le post-scriptum, tant dans le codage et la leçon métatextuelle du roman, que dans ses effets dynamiques d’esprit de l’escalier.

  • Abstract

This study provides an exploration of the epistolary forms at work in René Leys by Victor Segalen. Even though they are not, at first sight, prominent, these numerous underlying forms disclose some noteworthy experimental poetical and fictional patterns. First, not only did the factual and biographical epistolary material — an imperfect, incomplete yet notable depiction of the relationship between Segalen and Maurice Roy (a model for René Leys) — fuel the genesis of the novel, but a close examination of its functioning also reveals an artful strategy for rewriting and autofiction. Secondly, a thematic reading of the novel testifies to an outstanding creative handling of the material of the letters, which is to be related with the deconstructive operations and practices used in the “Belle Époque” novel. Indeed, deconstruction is at work both in the ethical questions raised by the speaker and in the precariously polyphonic/plural figures of the readers. Finally, René Leys can be re-read through the prism of an even more specific device, used by epistolary conventions, that of the postscript whose codes prominently feature in the logic and the metatextuality of the novel, not to mention the effects of its slow-witted turn of mind.

  • Pour citer l’article

Labatut, Sophie, « P. S. : Poétique de l’épistolaire dans René Leys de Victor Segalen », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

P.S. : Poétique de l’épistolaire dans René Leys de Victor Segalen

Sophie Labatut

Laisser des « traces alternées », comme le veut le titre de ce colloque, c’est tantôt se livrer à son talent d’épistolier, tantôt passer à la littérature, et l’on connaît bien cette bivalence de Victor Segalen : de très belles lettres d’un côté, des ouvrages inaltérables de l’autre. Mais ses écrits se sont aussi construits sur des notes quotidiennes, feuilles de route, ébauches, brouillons et documents soigneusement conservés. C’est le cas de René Leys, composé de deux larges et beaux manuscrits reliés, d’enveloppes et de dossiers, comme Notes et Plans[1], où l’on peut trouver une douzaine de lettres, assorties de huit enveloppes, écrites par Maurice Roy, le pilotis de René Leys. Autant dire que l’épistolaire est aux origines de l’élaboration de ce roman — aux origines aussi de son mystère.

Et déjà un peu d’ordre est nécessaire, pour dégager trois massifs que nous explorerons l’un après l’autre. D’abord, celui de l’atelier : que nous apprend le dossier génétique ? C’est-à-dire : comment passe-t-on des lettres réelles de Maurice Roy au personnage René Leys : prestidigitation, alchimie, autofiction ? Ensuite, nous aborderons l’exposition de l’épistolaire : le roman se révèle un véritable magasin, à croire que les enjeux stylistiques, linguistiques et philosophiques de la communication par lettres ont offert à Segalen un terrain de jeu créatif et renouvelant le romanesque. Enfin, la « lettre » rejoint une opération profonde que René Leys semble particulièrement mettre en œuvre : celle du signe et de ses seuils[2]. Le finale du roman modifie son statut et induit un changement d’état du texte qui ne peut s’opérer que dans la dynamique d’une lecture rétroactive, et qui s’apparente à un effet de l’esprit de l’escalier qui reconfigure a posteriori l’histoire, comme le ferait un post-scriptum.

Dans l’atelier de René Leys : du matériau biographique et génétique à la fiction

À la naissance du projet de roman se situe la rencontre, en 1910, de Maurice Roy, français et non belge ; son père, loin d’être épicier, est Receveur principal de la Poste française des Légations : le jeune modèle est, pourrait-on dire, génétiquement lié à l’épistolaire.

Ce n’est qu’une anecdote, encore n’est-il peut-être pas inutile de rappeler l’importance des échanges par lettres. Segalen, grand épistolier, y a recours toute sa vie, comme un exercice sérieux d’écriture. Plus précisément, lorsqu’il part en Mandchourie au début de 1911, puis à Tianjin, il a un échange épistolaire avec Maurice Roy resté à Pékin, qui s’intensifie lorsque le jeune homme essaie de traiter affaires pendant la chute des Qing. L’activité épistolaire y est alors aussi problématique que nécessaire et expérimente plusieurs canaux : convoi par la Poste française ou chinoise, télégrammes, téléphone, messages laissés aux lieux fréquentés, tout cela forme un réseau qui est dû aux conditions historiques et rejaillit sur le terreau fictionnel de René Leys. Il faut donc d’abord replacer l’écriture du roman dans ce contexte d’« hyper-épistolarisation », pourrait-on dire, nonobstant une lacune essentielle. D’une part, aucune lettre ne demeure de Segalen vers Roy, alors que la plupart des destinataires ont conservé les missives de l’auteur. Maurice Roy, moins scrupuleux, moins conscient de leur valeur, peut-être aussi détenteur de lettres plus compromettantes, ne les a visiblement pas gardées[3]. D’autre part, le contexte historique révolutionnaire a en quelque sorte hystérisé la nécessité d’une communication fiable : dans un contexte où les fausses informations sont politiquement sciemment utilisées et où la rumeur ne cesse de circuler, avoir un contact direct et véridique est essentiel, d’autant plus que son engagement auprès des Impériaux donne à Segalen l’impression d’avoir un rôle politique à jouer, y compris dans le secret et le cryptage.

De cela témoignent les dossiers adossés au manuscrit : le dossier Révolution égrène les traces que Segalen peut rassembler sur la Révolution chinoise (parfois en confrontant la presse avec les témoignages, qu’ils proviennent des personnes autorisées des Légations françaises ou du « tam tam[4] » de Maurice Roy) ; les Annales secrètes d’après MR [Maurice Roy], tenues depuis le 14 juin 1910, ou les pages annexes des deux manuscrits ; et surtout les fameuses lettres de Maurice Roy lui-même.

Ces lettres méritent un peu d’attention. Elles ont alimenté en leur temps une sorte de légende noire ou rose, dans la mesure où leur exposition par Jean Loize en 1944 et le catalogue auquel elle a donné lieu, ont été illégalement copiés, ce qui a donné lieu à une publication apocryphe en 1975 à Pékin[5] (Roy 1975). Il y a douze lettres en tout dans le dossier manuscrit (reprises dans Segalen 1999), et huit enveloppes qui leur sont associées, peut-être quelquefois d’une manière erronée, les traces n’étant pas exhaustives : Segalen a pu détruire des lettres compromettantes, soit sur le trafic d’armes que Maurice Roy lui proposait en abusant de sa confiance et en le faisant passer pour un ravitaillement des forces impériales, soit sur la proposition de réfugiement [sic] de l’Impératrice et de sa suite chez Segalen à Tianjin (et dans ce dernier cas, Segalen pouvait se protéger ou bien se débarrasser d’une histoire décevante à laquelle il avait naïvement cru). Les lettres s’échelonnent de mars à décembre 1911, lorsque Segalen est à Tianjin. Le papier et les enveloppes peuvent être chinois (blanc ligné ou rouge, comme il est d’usage en Chine pour les lettres de félicitations) ou à l’enseigne du Grand Hôtel des Wagons-Lits de Pékin ; l’écriture de Maurice Roy est régulière, classique pourrait-on dire, en général à la plume mais peut-être aussi au pinceau.

Concernant leur contenu, certains épisodes sont repris dans René Leys, mais pour alimenter l’intrigue et les récits oraux du jeune homme, en s’affranchissant donc du support épistolaire d’origine. Maurice Roy, censé être chef d’escorte, dit être nommé chef de la Police, officielle et secrète, du Palais dans la cinquième lettre (Segalen 1999 : 1069 sq., 9 septembre 1911 : 17e jour de la 7e lune) ; avoir déjoué un attentat à la bombe dans la Cité interdite dans la sixième (ibid. : 1072 sq., 17 octobre, mais il s’agit peut-être de la date de réception et non de rédaction) ; il fait allusion à l’asile possible et à la protection des Dames du Palais par la France via Segalen dans la huitième (ibid. : 1081 sq., lettre non datée, peut-être 8 novembre). On y retrouve aussi le théâtre, l’École des Nobles, les amantes dûment numérotées, les allusions vulgaires et tout ce qui relève de la Police Secrète.

Ce qui est resté lettre morte, exclu du roman, est intéressant également : l’affaire des ventes d’armes (Maurice Roy s’enquérant de la quantité de Mauser et de Mannlicher que Segalen peut se procurer à Tianjin, ce dernier pensant que c’est pour armer les forces impériales et se rendant compte, à l’occasion d’une conversation téléphonique inopinément surprise, que Maurice Roy en fait vraisemblablement un trafic illégal à son compte) ; la mère omniprésente (René Leys sera orphelin, les brouillons des manuscrits dédicacent ironiquement le roman à sa mère, et montrent l’agacement de Segalen pour ces attachements qui lui semblent puérilement freudiens) ; mais aussi la cordialité virile, martiale, d’une privauté qui pèse à Segalen, notamment dans les adresses (« mon vieux », « vieux frère », « mon vieux Victor ») ou dans les formules de congé (« cordiale poignée de mains ») de Maurice Roy, là où une ambiguïté sera travaillée pour René Leys. Ajoutons enfin l’épisode de la blennorragie contractée par Maurice Roy, qui apparaît clairement dans les Annales secrètes et dans la correspondance avec Yvonne, et que Segalen a volontairement fait disparaître du roman, comme le dossier Notes et Plans en témoigne : il en reste une trace ténue, lorsque René demande un conseil et un rendez-vous matinal, mais qui n’aboutira pas aux soins médicaux (le narrateur n’étant pas médecin)[6].

On peut cependant repérer des transpositions directes de la correspondance réelle dans la fiction. René Leys s’autorise le tutoiement (voir Segalen 2000 : 187-189), mais écrit « Mon cher Victor », là où Maurice Roy disait « Mon vieux Victor ». Les enveloppes sont également un bon moyen de voir s’opérer l’autofiction : celles de Maurice Roy peuvent provenir du Grand Hôtel des Wagons-Lits (comme la sixième lettre), ou être chinoises (gaufrées, éventuellement décorées dans la trame, et dans le format rectangulaire allongé traditionnel en Chine) ; celles de René Leys seront toutes chinoises mais avec un mauvais goût fleur bleue, un côté adolescent, et Segalen reporte sur le papier à lettres ce qui concernait surtout les enveloppes : « ce mot, écrit au pinceau, mais en Belge, sur du papier chinois mince tramé de fleurettes roses et vertes » (ibid. : 87) est aussi authentique que falsifié. « Le papier en est, d’ailleurs, parfaitement ridicule : des fleurs simili-bleues sur un vert et rose sentimental. Une enveloppe moirée crème et beige alangui (ibid. : 187-8) » suggère déjà tout un monde imaginaire — on aimerait croire que de telles lettres aient existé, mais c’est une hyperbole comique à charge et une vengeance personnelle : Segalen fait mourir Maurice Roy, par le truchement du roman, dans son avatar belge, inculte, sentimental, ses lettres faisant, en quelque sorte, (mauvaise) foi.

Il y a surtout un passage étonnant qui reprend presque littéralement une lettre de Maurice Roy : au chapitre 20, « l’épître lyrique » est en fait une lettre enchâssée de Longyu adressée à René Leys/Maurice Roy (qu’il faut comprendre inventée de toutes pièces par l’un, littéralement, et prêtée à l’autre, fictionnellement). Tout y est, ou presque, dans l’amorce et dans le poème inséré (mais celle de Maurice Roy est écrite sur le papier des Wagons-Lits). Voici la version réelle, originale, de Maurice Roy (Segalen 1999 :1063-5) :

Pour continuer la phrase malencontreuse, je te disais que jeudi dernier, j’ai été voir ma 1ère……… et que, ayant trouvé qu’il faisait trop chaud, Elle eut l’idée de se promener sur le lac du Sud. C’était le soir, vers 8 h ; les derniers rayons du soleil doraient encore le sommet du [Paé t’a] et une légère brume s’élevait au-dessus du lac. Je me revois toujours, habillé en mandarin, assis en tailleur, près de Sa chaise derrière laquelle se tenaient deux eunuques et trois dames d’honneur abandonné dans mes pensers au doux balancement du bateau impérial. Tout à coup j’entendis derrière nous des coups de cymbales et de tambours, c’étaient des eunuques qui suivaient dans un autre bateau, chantant des airs antiques, sur un ton tout à fait différent et qui n’a aucun rapport avec ceux qu’on chante dans les théâtres, mais qui n’en charme pas moins.

Quand nous descendîmes de bateau et que nous nous retrouvâmes plus seuls dans la chambre orange, Elle me montra une poésie qu’Elle avait composée en m’attendant et qui disait :

« Pourquoi l’aimé ne peut-il pas rester éternellement auprès d’Elle

Le poisson et sa femelle nagent bien ensemble dans le lac aux eaux colorées par les feuilles des arbres qui s’y mirent sur ses bords

L’oiseau et sa femelle volent bien côte à côte dans les airs embaumés par la végétation du parc des trois Mers.

Mes pensées s’attachent à ces lieux tranquilles, quand je regarde l’eau calme, il me semble l’apercevoir ; cependant une douleur inconnue fait tressaillir le sein du Phénix ».

J’ai naturellement conservé cet « Écrit tombé de Son Pinceau » comme tu dirais et je L’ai quittée, car c’était le moment de partir. Je n’y retournerai pas avant de lui avoir répondu par une autre poésie quelque peu digne d’Elle.

Juge pourtant de la tristesse que j’éprouve à me retrouver le lendemain matin devant maman qui me jette un regard soupçonneux, alors que je lui dis avoir dîné avec un tel, et surtout de celle que je ressens en faisant mon cours, car ma classe étant au 1er étage, des fenêtres on aperçoit à 500 m les toits jaunes des pavillons impériaux. Et je ne puis m’empêcher de penser que c’est là qu’habite celle avec qui j’étais la veille, entourée de soldats, de gardes impériaux, dans la ville Interdite autour de laquelle rôdent les P. S., Interdite aux Européens, aux Chinois même, et dans laquelle cependant moi, petit professeur de 20 ans, je puis pénétrer, sous une sorte de travesti !

Qu’en dis-tu, hein ! cher Victor.

Et voici la version romanesque, dans René Leys, un peu plus doctement enchinoisée :

— Mon cher Victor… [déjà ?] Je m’autorise de nos conversations antérieures pour te tutoyer en prose à la chinoise comme font, en vers, les bons amis. Je t’écris pour te dire que tu avais parlé juste : puisque tu m’avais questionné : est-ce qu’une Mandchoue peut aimer un Européen, et en être aimée ? Permets-moi de te dire que c’est possible, et que je le ressens. Puisque tu t’intéresses à tout ce qui La touche, comme moi, [« la » est précédé de la majuscule impériale], je m’empresse de te communiquer ce qui suit : Hier, trouvant qu’il faisait trop chaud, Elle eut l’idée de se promener ensemble (sic) sur la « Mer du Sud ». C’était le soir. Les derniers rayons du Soleil doraient le sommet de la Tour Blanche, et une légère brume couvrait le lac. Je me revois encore, habillé en mandarin de quatrième classe, assis près de sa chaise, derrière laquelle se tenaient deux Eunuques et trois dames d’honneur, abandonné dans mes pensées au doux balancement du bateau impérial. Tout à coup, j’entendis derrière nous des coups de gongs et de tambours ; c’étaient des eunuques qui suivaient dans une autre barque, chantant des airs antiques, sans aucun rapport avec ceux que j’ai appris au théâtre de Ts’ien-men-waï, mais qui n’en charment pas moins…

Quand nous descendîmes de bateau, et que nous nous retrouvâmes plus seuls dans la chambre orange, Elle me montra une poésie qu’elle avait composée en m’attendant et qui disait :

« Pourquoi l’aimé ne peut-il pas rester éternellement auprès d’Elle ?

» Le poisson et sa femelle nagent bien ensemble dans le lac aux eaux colorées de cinq couleurs par les feuilles des dix mille arbres qui se mirent [sic] sur ses bords…

» Le paon et la paonne volent pourtant plume à plume dans les airs embaumés.

» Mais je crois l’apercevoir : une douleur bien connue fait tressaillir le sein du Phénix. »

[Le reste en prose, moins poétique, et, tel un commentaire :]

Juge, mon cher ami, de la tristesse que j’éprouve à me retrouver le lendemain matin, faisant mon cours d’économie politique ! Ma classe est au premier étage du bâtiment de l’Ouest, et de mes fenêtres on aperçoit les toits jaunes des Palais Impériaux. Je ne puis m’empêcher de penser que c’est là qu’habite Celle avec qui je causais la veille…

Qu’en dis-tu ? Ceci fait-il bonne figure dans les « documents » et souvenirs que tu cherches sur Lui ? (Segalen 2000 : 188-9).

Ainsi la confidence accordée par René Leys de sa liaison avec Longyu se fait dans le roman par la voie épistolaire (alors que les lettres de Maurice Roy qui en parlent en sont déjà à l’accouchement), mais l’épisode conté et l’emboîtement d’un poème sont le fait du jeune homme réel : la réalité peut quelquefois dépasser la parodie la plus burlesque.

Ce qu’on voit donc, dans ce premier arrêt, c’est l’effet massif de l’épistolaire, en tant que matériau de départ, dans l’élaboration du roman, non seulement parce qu’il y a eu un échange effectif de lettres qui a relayé la parole orale dont il nous reste une partie, mais aussi parce que Segalen en a fait quelque chose comme une partition volontaire, en supprimant certains motifs, en infléchissant d’autres traits, jusqu’à brouiller les cartes de l’invention. On dira que c’est le propre de l’autofiction, mais sans doute n’est-il pas anodin de la puiser dans un terrain épistolaire qui relève de l’échange intime, devenu « extime ». Dans le choix même de cette inspiration, la solitude de la parole diariste qui architecture pourtant toujours le roman se trouve mise en tension avec une polyphonie, un plurivocalisme qui joue des voix et des frontières entre la fiction et le réel vécu.

René Leys : un terrain d’investigation des potentialités romanesques de l’épistolaire

N’y a-t-il pas, en effet, quelque chose de profondément inventif, dans cette tension des paroles privées et précaires, transposées dans l’écrit de fiction ? On rappellera que, d’une part, René Leys participe du laboratoire du roman qu’a été la Belle Époque, de Huysmans à Proust en passant par Gide, par l’expérimentation d’une narration volontairement déprise de l’omniscience des grands romans du XIXe siècle, écrits à la troisième personne. J’ai ainsi, comme d’autres, pu insister sur l’enjeu essentiel de la forme diariste : provisoire, égotiste, témoin y compris malgré elle. Segalen, en cela homme de sa génération, dans sa production romanesque (Les Immémoriaux ou Le Fils du Ciel) et à travers des théorisations que l’on peut retrouver dans « Sur une forme nouvelle du roman ou un nouveau contenu de l’essai » (Segalen 2000 : 313 sq.), a constamment cherché le point de rupture de l’ethos narratif (pour lui construction invraisemblable), mais aussi de la continuité linéaire du récit, au profit d’une déconstruction toute moderne, d’une mise en inquiétude tant de la littérature que des représentations du monde[7]. D’autre part, la plupart des ouvrages généraux sur la place de l’épistolaire dans le roman, de Jean Rousset (voir 1963) à Laurent Versini (voir 1979) pour ne citer que les plus connus, constatent une évolution du roman épistolaire qui, de florissant qu’il est dans la polyphonie du classicisme et des Lumières, va s’amuïssant vers le XXe siècle. De fait, les grands romans iconoclastes et refondateurs du XXe siècle ont rarement repris une forme épistolaire classique : les lettres peuvent apparaître ponctuellement (dans Les Faux-Monnayeurs par exemple), mais plutôt insérées dans un dispositif plus global qui ressortit à d’autres vecteurs, notamment ceux d’une parole solitaire, partiale, relative, laborantine en quelque sorte, tant dans l’essai spéculatif (chez Proust) que dans la forme diariste (chez Gide, puis Butor par exemple dans L’Emploi du temps). Il n’y a pas là forcément d’opposition. Si l’épistolaire étoile une parole polyphonique de sources locutoires plurielles et extériorisées (privées voire secrètes, mais aussi exposées, explicites malgré elles, voire exhibées) tandis que le journal intime enferme dans le soliloque circulaire de la psyché, la prise sur le vif est essentielle : elle garantit d’une part l’assise attestée d’un réel prosaïque sans raffinage et d’autre part fige l’instantané tout aussi bien, et sert autant à une relecture accusatrice dans les deux cas, proposant un double régime écriture/lecture, et jouant tantôt de la double coïncidence des communications, tantôt de leur décalage dans un dialogue de sourds. Or, c’est bien la trame dramatique de René Leys. Formellement, la manière dont les dates s’égrènent et inscrivent l’énonciation dans la précarité du provisoire, tandis qu’a posteriori la lecture les transforme en archives est commune, et on pourrait dire initiale, tant à l’épistolaire qu’au journal intime[8]. Ainsi, René Leys semble pouvoir être un terrain de jeu et d’enquête central pour remettre en question l’apparente disparition de l’épistolaire dans les élaborations expérimentales des avant-gardes du XXe siècle : crépusculaire, sans doute, le roman épistolaire semble pourtant prendre une forme discrète, discontinue, de contrepoint et d’ombre du tableau romanesque. En tout cas un constat s’impose dès lors qu’on lit René Leys à cette lumière : ce roman qu’on croyait essentiellement écrit sous le régime de la monodie diariste se révèle un fourmillement de lettres diverses, sous toutes leurs formes, et donc non plus seulement une transposition d’un matériau génétique réécrit, mais aussi un parcours des formes potentiellement romanesques de la correspondance.

Les lettres, pour peu qu’on relise le roman de près, sont en effet omniprésentes, et Segalen semble se livrer à une sorte de répertoire, de nomenclature de toutes les formes possibles de missives. René Leys devient alors étonnamment un véritable inventaire de l’épistolaire.

D’abord les personnages arrivent sous couvert de lettres de recommandation, ce qui permet au trio Leys-Wang-Jarignoux de faire son entrée ; le prolongement métonymique et comique de la carte de visite, peut être vu comme un avatar de la lettre (si l’on veut bien supposer que le carton de la carte de visite, avec ses éventuels caractères chinois se tend finalement comme une enveloppe et a quelque chose à voir avec l’arc de communication épistolaire, qui part du destinateur pour aller au destinataire en passant par le geste de la main qui donne ou prend), de la même manière que les invitations entre le narrateur et le couple Wang se font par faire-part interposés, et que tout finit en lettres de congé ou lettres de créance : lettres de recommandations et cartes de visite des employeurs garants, puis lettres échangées d’invitation et de congé pour Maître Wang (voir ibid. : 45, 87 et 207), cartes de visite à double face pour Jarignoux (voir ibid. : 48 et 123). Il y a là une exploration des possibilités de sociabilité mondaines de la lettre[9].

On peut compter également d’autres lettres véritables (je veux dire adressées, et intentionnellement écrites à un destinataire) et reçues, en plus de la forme déjà repérée de l’épître sentimentale. Trois cas surtout retiennent notre attention. Le premier groupe est formé par la lettre du Père, reçue doublement par Jarignoux et René Leys (voir ibid. : 123 et 127), et donnant lieu à la syncope du jeune homme : dans cette expérience déceptive pour le narrateur qui regimbe devant la puérilité de René Leys et les leçons de morale triviale de Jarignoux, se nichent aussi les confidences sur le Palais, la Police secrète, et l’amitié du Régent, confessions qui remplacent avantageusement la conversation qui aurait dû avoir lieu — autant dire que derrière son aspect ordinaire se cache un déploiement du romanesque. On peut rapprocher cet épisode de la missive[10] que René Leys envoie au narrateur pour annuler son cours (voir ibid. : 87), et qui finalement aboutit à la grande promenade révélatrice le long des murailles de la Cité interdite. Dans ces deux cas, la lettre réelle est reléguée au dérisoire, et son annulation permet la venue du conte mythique proféré en touches d’or : la déception, le renvoi à son inanité vulgaire permet inconsciemment de légitimer le « creux » dans lequel la parole magique vient se déployer. Le deuxième noyau épistolaire est la lettre-anonyme-de-Jarignoux (voir ibid. : 208), avec son amusant trajet, de la main au fumier et inversement. Signée « un ami prévoyant », elle fait retour (voir ibid. :210), par le mafou, et le narrateur l’appelle « une vieille note de linge sale » : le papier rappelle qu’il fut un jour chiffon. Il s’agit ici d’une variation drolatique sur les potentialités de l’épistolaire : que se passe-t-il quand l’émetteur est inconnu, ou croit l’être ? Peut-on se débarrasser de la matérialité du support épistolaire si facilement qu’on le croit ? La lettre y fait retour à l’envoyeur dans un comique de situation digne de la farce ou de la bande dessinée. Il faut mentionner enfin les nouvelles que le narrateur reçoit des Légations sur la Révolution (deux télégrammes de Canton parviennent aux Légations par exemple, voir ibid. : 232), qui entament une sorte de match contre celles que René Leys dit recevoir, à la PS (Police Secrète), des forces impériales (les dépêches de Han-K’eou, voir ibid. : 248) : ici, elles sont au pluriel, et Segalen visiblement s’en donne à cœur joie avec la frénésie des missives en temps de trouble et de guerre, le cryptage, la caducité et l’impossible fiabilité et assignation, dans un travail de la désorientation par multipolarisation — le romanesque rejoue bien l’épistolaire.

Il me semble cependant pouvoir distinguer encore trois aspects singuliers, idiosyncrasiques et exotiques, que je voudrais aborder pour finir.

D’abord le mouchoir, qui fonctionne pour René Leys comme un signal, c’est-à-dire comme une missive. Un premier mouchoir « de soie blême » (ibid. : 85), puis « l’envoi d’un certain mouchoir de soie rose » (ibid. : 185), mais le « message d’Elle » censé être reçu lors de la Grande Nuit Tragique devra bien sûr être jaune, couleur impériale (ibid. : 260) : de la courtisane de Ts’ien-men-wai au signal de la Policière aux cinq couleurs jusqu’à l’Impératrice, le mouchoir prend du galon. Objet de transition et de message, code, c’est une sublimation de la lettre, mais d’un paradoxe total, puisqu’il a la souplesse du tissu (papier-chiffon-mouchoir de soie : le roman en trace une ligne mobile et de disparition), qu’il est vierge puisque sa surface reste unie, sans inscription… toutefois, si sa forme peut séduire comme lettre non scripturale mais codée et phatique, sa versatile attribution et sa plurivocité ambiguë en font le lieu de tous les leurres du langage.

À l’inverse, le Reçu de la Grande Première Nuit, est un papier recouvert d’inscriptions, signalées à deux reprises dans une description « objective » (c’est-à-dire où la myopie du regard étranger égrenant les pictogrammes est censée authentifier la nature scripturale, encrée, voire gravée, des caractères) ; si les mouchoirs restent désespérément lisses, le Reçu au contraire ne cesse d’exhiber ses signes, mais, comme le roman le montre et comme je l’ai étudié ailleurs (voir Labatut 2019), ces signes restent signes : illisibles. Le Reçu est tendu par René Leys, comme une lettre, et donne lieu à la première description de l’illisibilité des signes : « Et il me tend un papier couvert de caractères dont les abréviations cursives demeurent dans ma main peu efficaces à éclairer ce qu’il vient de me dire… Je regarde, sous les derniers éclats de ma lampe qui saute, les files de caractères aussi mystérieux pour moi qu’une sténographie Ægyptiaque enveloppée d’arabesques Hittites, cloutée de Cunéiformes et regrattée par vingt archéologues ! » (Segalen 2000 : 185). Tandis que René Leys s’est endormi, ce Reçu finit dans la poche du narrateur, comme la lettre anonyme de Jarignoux maculée, mais il sera exhibé à la fin comme une preuve éventuelle conservée, mais impertinente :

Rien non plus, chez moi, sauf deux lettres, déjà transcrites…

Et cet énigmatique Reçu « de la première nuit d’amour au palais » — qu’il croyait perdu… sans que je le détrompe. J’ai déjà tenté de le déchiffrer. Mais suis-je mauvais élève, ou le devoir trop dur ? Ces caractères représentent des objets redoutables : des couteaux, une lance à croc ; des yeux en long ou dressés en hauteur, des fleurs, des dents de rat, des femmes se cachant le ventre, des puits, des creux, des tombes, des trous lutés d’un couvercle… un fourneau magique… une bouche vide… un bateau… De tout cela, qu’est-ce qui exprime ce thème… Première Nuit d’Amour au Palais ?

Faut-il faire traduire ? Si c’est faux, et peut-être un compte de maison : quel ridicule sur moi. Si vraiment il s’agit de… cela : quelle trahison pour lui qui ne peut s’en défendre… et qui ne peut plus s’en expliquer…

Ou simplement : ce papier ne serait-il pas écrit de ses mains : car la calligraphie n’était qu’un jeu dans ses étonnantes aptitudes… (ibid. : 279-7).

Ainsi, Segalen semble démontrer a fortiori, en formant un diptyque avec les supports épistolaires vierges d’un côté, et les tablettes surchargées de l’autre, que le monde est rempli de fausses lettres, de fausse monnaie : il se rattache ainsi à une pensée moderne sur les énoncés dissociés de la vérité, et n’est pas étranger à la pensée inaugurale de la linguistique et de la philosophie du langage, non plus qu’à cette exploration que le roman épistolaire a notamment illustrée, puisque parmi les grandes œuvres, c’est souvent le jeu de cette fausse parole, d’abord efficiente, puis obérée par la multiplicité des autres sources, par les aveux contradictoires ou par les déductions des lecteurs qui en constituent le nœud dramatique — le piège — et la dynamique heuristique — la solution. Au fond, Laclos pose les mêmes questions sur le mensonge. Mais alors pourquoi parler d’attitude exotique ? Parce que tout en vectorisant des usages typiquement chinois, à quoi Segalen donne en passant une existence et une consistance littéraire dans le monde des représentations imaginaires romanesques occidentales, il ne le fait qu’en questionnant systématiquement la réciprocité et le renversement des ordres. Un message est censé dire quelque chose — et s’il disait autre chose, ou le contraire ? Une lettre est censée avoir été écrite par telle personne — et si son secret ne résidait pas plutôt dans qui l’a reçue ? Ces « retournements bout pour bout » constants sont le fait de la poétique du roman, qui s’exprime explicitement comme un principe taoïste, mais aussi rejoue indéfiniment la partition de L’Essai sur l’exotisme. On y retrouve, en miniature, tous les enjeux du Divers.

Enfin, le dernier élément de singularité que je voudrais souligner ici sera le jeu de l’épître chinoise : elle provient d’un original de Maurice Roy, on l’a vu, mais aussi elle rappelle fortement la structure du Fils du Ciel. On trouve en effet dans ce roman plurivocal les différents décrets officiels, accompagnés du commentaire de l’annaliste, qui lisse et oblitère, dans une langue de bois institutionnelle, toutes les tentatives réformistes de Kouang-siu (Guangxu), et qui colore en faits divers anodins l’internement forcé, l’empoisonnement du jeune empereur par sa tante Tseu-hi (Cixi), le meurtre de sa concubine préférée Ts’ai-yu (Cai Yu) ou la fuite devant les forces d’occupation lors de l’épisode des Boxers : ici déjà se côtoient deux sortes de voix mensongères, celle des édits impériaux (qui revisitent l’Histoire), et celle des écrivains au service du pouvoir, laudateurs, courtisans, compromis. Segalen fait jouer le contraste entre l’annaliste et les « écrits tombés de Son pinceau », qui sont les poèmes composés par l’empereur et que par tradition chinoise on archive dans les annales. Ces versets figurent en marge décalée à droite et en italiques, tandis que l’écrit en prose de l’annaliste est en romain. Pourtant, nul poème du Fils du Ciel (ni de Stèles, les deux livres se faisant écho dans maints poèmes) ne ressemble, pour le propos, à celui que comporte notre roman : il y a donc là un jeu d’inversion, René Leys proposant sur un mode dégradé, burlesque, grossier, ce que Le Fils du Ciel et Stèles écrivent au même moment sur un mode sérieux, grave, lyrique et authentiquement, exotiquement chinois. Ce jeu de réécriture en miroir préside à toute la poétique de Segalen, et passe donc par l’épistolaire, sous trois instances : celle de la forme chinoise, authentique d’abord, en montrant qu’une lettre peut être un poème (ce qui n’est pas rien) par effet d’expertise sinologique en quelque sorte (c’est l’étage de la bibliothèque de la poésie chinoise). La deuxième instance permet de renouveler le genre romanesque occidental par ce métissage qui se veut un nouveau baptême, et de faire entrer la lettre-poème dans le champ du romanesque possible, voire de la romanisation (Segalen s’y affirme créateur : c’est l’étage du Fils du Ciel). La troisième instance montre la même forme abîmée dans sa dégradation mensongère et vulgaire (c’est l’étage de René Leys), et Segalen s’y paie le luxe d’y écrire un mauvais poème[11]. Il n’est pas indifférent non plus que le recours à l’épître chinoise, et donc l’appartenance véritable au genre de la poésie vienne ici encore faire jouer les frontières de surface des genres : le roman glisse, même par parodie, vers le poétique et rappelle in fine, par la forme épistolaire et sa plasticité, qu’il serait souhaitable de faire éclater les digues qui enserrent et confinent les écritures et les genres.

Il semble ainsi nécessaire de se pencher, pour finir, sur les enjeux de cette omniprésence en variation, en expérimentation, de l’épistolaire : comment un genre peut-il en cacher un autre ?

Les enjeux de la scène épistolaire

Ainsi, derrière la virtuosité de l’utilisation du champ épistolaire par Segalen dans René Leys, se dessine encore une fois sa volonté de renouveler la scène de l’écriture : faire bouger les lignes du genre romanesque et de l’invraisemblable narration surplombante par un étoilement des paroles précaires dont l’adresse inscrite dans le hic et nunc disparaît derrière les prestidigitations du langage. Le tour de passe-passe achevé, ne restent que les signes, réduits à leur inscription et à leur illisibilité, aussi bien en termes de vérité (tout le monde ment, dans René Leys, finalement) qu’en termes de littéralité (rien n’est univoque, tout en même temps veut dire son contraire) : les lettres, parmi les autres vecteurs de parole, restent lettre morte, les epistulae ne sont qu’une variante des litterae. On sait que le sens se dérobe, malgré la prolifération de ses fausses sources, et qu’à la fin ne restent que les surfaces, comme autant de parchemins : le Reçu, le plan de Pékin, la surface éreintée de la Ville, la peau de René Leys. Il faudrait être épigraphe pour déchiffrer les signes qui y sont inscrits, y compris en profondeur (le papier serait regratté par vingt archéologues, la Ville cache souterrainement l’inscription du Nom caché, la peau mate de René Leys renvoie aux yeux caves, aux mots touches d’or dans la mosaïque du Ciel, à la cloche bôomante ou au potentiel poison instillé par l’encre des veines, autant d’images qui introduisent la profondeur là où tout semblait surface lisse), mais au fond, tout est lettre (ou caractère), c’est-à-dire tracé, gravure, signe sans référent, sans vérification, sans sens.

Mais pour aller plus loin encore, constatons d’abord que le dernier support, celui du manuscrit, relu in fine par le narrateur puis produit publiquement comme témoin et qui se retrouve par passation magique et métaleptique du monde de la diégèse vers le monde réel dans les mains du lecteur appelé à une seconde lecture au terme de la première, ce manuscrit peut lui aussi être rapproché du genre épistolaire, par celui de la lettre ouverte. Le roman, dédicacé « à sa mémoire » (celle de la mère de Maurice Roy ? celle de Maurice Roy qui survivra pourtant à Segalen ? celle du jeune conteur de naguère, en face du commis « insipide, gentil, fini » rencontré en 1917 ? [Lettres à Yvonne des 1er et 4 mars 1917, citées dans Segalen 1999 : 1114]. Ou encore celle de René Leys, personnage transitionnel sacrifié sur l’autel du mythe impérial tant désiré par l’ethnographe exote ?) s’apparente ainsi à la publication tous azimuts d’un texte qui excède son destinataire initial, comme le fait une lettre ouverte.

On remarquera aussi que, si l’ensemble peut fonctionner a posteriori comme un dossier à charge et une lettre ouverte d’auto-accusation, il existe bien une lettre manquante : ce serait celle qu’un suicidé est censé écrire avant de commettre son geste irréparable. Dans notre fiction, l’éviction de cette pièce maîtresse est essentielle : on ne saura jamais si René Leys s’est volontairement suicidé ou s’il est mort du poison ou de syncope. Il n’est pas anodin que Segalen ait décidé de ne pas conférer au narrateur le métier de médecin qui était pourtant le sien, et qui aurait rendu invraisemblable l’incertitude finale sur les causes du décès, y compris dans la répugnance exprimée devant l’autopsie. Il s’agit ici de construire l’intrigue autour d’une non-lettre. Et cette non-lettre est in fine remplacée par la publication d’un journal intime, dernier hommage, témoignage, testament et missive adressée à René Leys, donc par un ersatz de lettre. Les jeux de substitution vont jusque là[12].

Mais peut-on encore parler de lettre et de jeu générique avec l’épistolaire ? on voit à quel point Segalen brouille les frontières et franchit les prétendues imperméabilités : narration romanesque, narration provisoire, monodie, polyphonie, prose, poésie, récit, discours, rhétorique, lyrisme, privé, patent, ces porosités ont déjà été interrogées ici. Mais comment qualifier cette manière d’explorer spécifiquement les potentialités de l’épistolaire dans ce roman ? On ne peut que constater une tentative d’épuisement, en même temps qu’un essai de nomenclature, de répertoire, les Anglais diraient d’exhaustment. Qu’il nous soit permis une dernière hypothèse : si l’on considère que la lettre est un discours qui s’arrête à la signature, après la formule de congé, on peut dire que René Leys indique la première sur la page de garde, la seconde dans les dernières pages du roman. Seulement, il n’est pas rare que l’esprit d’escalier vienne perturber l’ordonnancement du propos et même le contenu de l’envoi : les post-scriptum sont des hyperbates qui souvent modifient la teneur de la lettre, et jouent de leur fausse appartenance à l’anodin pour tout renverser, pour modaliser, et s’agglomérer comme un discours final, crépusculaire mais inoubliable, secondaire mais central, décentré mais nodal. Il ne semble pas impertinent de redire ici que « P. S. » a été un titre sérieusement envisagé par Segalen[13] et qu’il s’agissait du sigle communément utilisé par Maurice Roy et lui tant dans leurs cachotteries que dans leurs cryptages sérieux au moment de la Révolution. On le retrouve tant dans les lettres de Maurice Roy que dans les Annales secrètes ou encore dans les manuscrits et addenda[14]. « P. S. » est donc le signe, la lettre (littera) qui reprend une réalité mensongère (l’appartenance de Maurice / René au personnel impérial), pourtant crue à force de familiarité (un acronyme crée un réseau de connivence entre ceux qui l’utilisent, contre ceux qui ne le connaissent pas, et se transforme vite en illusion de connaissance), et qui est à la fois l’abréviation de « Police secrète » (en deux mots l’intrigue du roman) et de « Post-scriptum » (en deux mots le statut du discours) : j’y vois donc un ajout à l’histoire vécue avec Maurice Roy et la Chine, dans une poétique qui va, au delà peut-être de l’épistolaire, se loger dans celle, toute particulière, du post-scriptum. Ainsi René Leys pourrait-il être la tentative de rectifier le réel et une correspondance avérée en lui ajoutant une fiction (qui compense le ridicule vécu), une sorte de figure d’épanorthose qui, en créant moins un memento qu’un memorandum, cherche à oblitérer un pan gênant du réel, à faire de la fiction une opération d’arrangement. On dit souvent que René Leys a la saveur du crépusculaire (crépuscule de la Chine immémoriale, nostalgie d’un Pékin perdu), on note également tout ce que le roman doit à la négation (« Je ne saurai donc rien de plus », les premiers mots du roman, s’achèvent sur le « oui ou non » final, et tout part de rien, est figuré par une ellipse et un blanc, pendant la grande promenade inaugurale), on pourrait donc ajouter ici que beaucoup de choses se jouent dans cet après-coup que ménage, paradoxalement, la marginalité du post-scriptum : une manière d’ajouter une phrase anodine, annexe et informelle mais qui réaménage tout le reste, dans la logique de l’hyperbate.

On peut ainsi lire René Leys à la lumière de l’épistolaire, par son lien ontologique avec la communication essentiellement différée, comme un post-scriptum géant, un post-roman, une post-histoire, une post-lettre et une post-écriture — un livre qui fait résonner l’après en nous, et qui travaille profondément ce qu’on pourrait appeler l’inactuel.

P.-S. : c’était une absence de conclusion possible.

 

 

  • Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Labatut 2019 : « Réversibilité ou réciprocité dans René Leys : tout se peut-il retourner bout pour bout ? », dans Colette Camelin et Muriel Détrie (dir.), Victor Segalen, « Attentif à ce qui n’a pas été dit », Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2019, p. 277-304.

Rousset 1963 : Jean Rousset, « Une forme littéraire : le roman par lettres », dans Forme et signification, Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, « Les Essais », 1963, p. 65-108.

Roy 1975 : Maurice Roy [René Leys], Lettres à Victor Segalen, Pei-King, Presses des Lazaristes, 1975, 58 p.

Segalen 1999 : Victor Segalen, René Leys, édition de Sophie Labatut, Paris, Chatelain-Julien, 1999, 2 vol.

Segalen 2000 : Victor Segalen, René Leys, édition de Sophie Labatut, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000.

Versini 1979 : Laurent Versini, Le Roman épistolaire, Paris, Presses universitaires de France, « Littératures modernes », 1979.

  • Contributrice

Sophie Labatut est professeure de chaire supérieure. Ses travaux ont porté sur René Leys, Équipée et Peintures de Victor Segalen. Elle a participé au colloque de Cerisy en juillet 2018 sur Segalen (Victor Segalen 1919-2019 « Attentif à ce qui n’a pas été dit »), publié chez Hermann en 2019, et contribue en 2021 à une journée d’étude des littératures francophones à l’Université de Lille sur l’audible et l’inaudible (« “Je l’ai vu regarder sans rien dire une peau de tambour” : entendre l’inaudible dans René Leys de Victor Segalen ») et au prochain numéro de Littérature consacré à Segalen (« René Leys, ou l’art du faux »).

  • Bibliographie de l’autrice

Édition critique de René Leys, Paris, Chatelain-Julien, 1999.

Édition de René Leys, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000

« Réversibilité ou réciprocité dans René Leys : tout se peut-il retourner bout pour bout ? » dans Colette Camelin et Muriel Détrie (dir.), Victor Segalen, « Attentif à ce qui n’a pas été dit », Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2019, p. 277-304.

[1] On trouvera ce dossier en fac-similé dans l’édition critique complète que j’ai publiée en 1999 chez Chatelain-Julien, (Segalen 1999), et en transcription dans l’édition de poche qui s’en est suivie dans la collection « Folio classique », 2000 (Segalen 2000). Je voudrais remercier Anne-Élisabeth Halpern pour sa précieuse collaboration à cette communication.

[2] Je prolonge ici en partie une réflexion entamée à l’occasion du colloque tenu à Cerisy en 2018, sous la direction de Colette Camelin et Muriel Détrie (Labatut 2019).

[3] Il existe quelques allusions à Maurice Roy dans le reste de la correspondance générale, notamment dans les lettres à Yvonne, début 1911 (j’en ai proposé un choix dans Segalen 1999, elles figurent intégralement dans Segalen 2004). Encore les allusions sont-elles très mesurées et souvent pragmatiques (projet d’une compagnie d’hydroplanes, accouchement de l’Impératrice, mais rien sur les affaires tentées pendant la Révolution ou sur la proposition d’accueillir l’Impératrice en cas de fuite fin 1911) et restreintes au moment où Segalen était séparé d’Yvonne par sa mission médicale en Mandchourie ; ainsi nous n’avons pas trace de ce que Segalen pensait de Maurice Roy pendant la Révolution en dehors des notes qu’il prenait pour lui-même et déjà en vue d’un passage à l’écriture. Rappelons également que l’auteur a brûlé son journal en 1918. Personne ne sait comment Segalen s’adressait à Maurice Roy réellement et quel degré de crédulité il lui laissait transparaître.

[4] L’expression est de Maurice Roy, elle figure plusieurs fois dans ses lettres.

[5] La préface est signée d’un pseudonyme (Song-Tche-Hien) et datée de Noël 1974 ; le format est un format allongé qui reprend les proportions des livres chinois, de Stèles mais peut-être aussi des enveloppes chinoises que Maurice Roy a pu utiliser, avec un papier plié en accordéon ; la justification de tirage stipule : « L’ÉDITION ORIGINALE DE CES LETTRES INÉDITES DE MAURICE ROY À VICTOR SEGALEN PUBLIÉE AUX DÉPENS D’UN COLLÈGE DE MANDARINS D’EXTRÊME-OCCIDENT A ÉTÉ ACHEVÉE D’IMPRIMER SUR LES PRESSES DES LAZARISTES À PEI-KING LE 25 OCTOBRE 1975 ET COMPREND 26 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR CHIFFON À LA FORME LETTRES DE A A Z ET 55 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DE RIVES NUMÉROTÉS DE 1 A 55 L’ENSEMBLE TOTALISANT 81 NOMBRE SACRÉ DE LA TROISIÈME TERRASSE DU TEMPLE DU CIEL À PEI-KING ».

[6] Dans Notes et plans (Segalen 1999 : 763 sq.), on peut lire : « Péripétie : qui est cette femme de qui dépend… je la découvre par un enchaînement autre que la gonorr [cryptage grec pour gonorrhée] ». Les lettres de Segalen à Yvonne de début 1911 font allusion aux soins apportés au jeune homme et à la nécessité de « soigner son amante » (lettre du 10 février, citée dans Segalen 1999 : 1108) ; l’épisode de la consultation demandée par Maurice Roy est daté dans les Annales secrètes d’après MR du 12 août 1910 (voir Segalen 1999 : 908). Le roman final évoque un envoi banal qui cache une demande de rendez-vous et va donner lieu à la grande promenade dans les champs de sorgho (voir Segalen 2000 : 190 sq., chapitre 21, juste après avoir reçu l’épître insérée de Longyu) : or, la demande de Maurice Roy avait débuté ainsi. Mais l’imitation de la graphie du narrateur, notamment à travers les majuscules M, V et S est difficile à vérifier : Segalen en parle sur ses brouillons comme une décision et les lettres de Maurice Roy semblent peu probantes, sa graphie étant plutôt constante, moins imitative que celle de René Leys, mais c’est difficile à dire. Il y a sans doute priorité aux logiques du vraisemblable romanesque sur les biographèmes ici, dans une transposition amusante de prélèvement ironique.

[7] Choix de formules sur la linéarité du récit : « M’affranchir enfin de cette fatalité [du roman] […] Ce roman possède une justification de tirage, une dédicace, un récit. Un récit surtout ! Soit à la troisième, soit à la première personne ; ou encore, adressé à la seconde. Et je n’en sors pas ! Il faut que je raconte ! Il faut que j’étale proprement une anecdote, comme un peintre en bâtiment une couche de ripolin. […] Je ne puis croire au nécessaire triomphe du Roman. Sa formule est grossière par excellence et sa transsubstantiation médiocre. Il réclame de se développer. Il a besoin du temps. Il lui faut aligner toute une série de causes et d’effets, et il n’est même pas réversible. Comme un long fil d’acier, il doit surtout faire preuve d’une ductilité grande (300 pages) et, pour ne pas se rompre, d’une considérable ténacité. ». Et sur le narrateur : « Le Personnage haïssable de tout roman : l’Auteur. Celui-là qui sait invraisemblablement tant de choses, et les étale avec impudeur. Celui-là qu’on sent partout sans qu’il ait souvent le courage de paraître. Celui-là qui apostrophe ses lecteurs, et de quel droit ? qui prévoit que “le” chapitre va finir ; celui-là qui, ayant cru changer de sujet, aura donné son effort pour être neuf, et reste obstinément lui-même… L’auteur impersonnel est un être à tuer. »

[8] Le fait que René Leys ne comporte pas de date ne doit pas nous tromper : cela est dû à l’inachèvement du manuscrit. Segalen avait prévu de transposer en 1911 avec René (pour concentrer l’intrigue sur l’année de la Révolution) ce qui avait eu lieu à partir de 1910 avec Maurice, et n’a précisé sur son deuxième manuscrit que la première date du journal, utilisant des croix (X) pour signaler les autres entrées, parce qu’il voulait unifier plus tard sa chronologie.

[9] On peut ajouter à ces scènes épistolaires de la bienséance et du respect de l’étiquette, les lettres de créance qui gravitent autour de la visite de l’ambassade au Régent (voir Segalen 2000 : 135 sq.), qui ressortissent aux protocoles diplomatiques. Plusieurs cartons sont échangés (d’invitation ou d’excuses, de congés ou de cadeaux emballés : l’envoi peut prendre ainsi trois dimensions — jusqu’à la petite concubine, « petit cadeau du Régent […] pas encore ouvert » (ibid. : 174) mais « kai-paolée », c’est-à-dire déballée, démaillotée (ibid. : 227).

[10] Lettre écrite sur du papier chinois, ce qui reprend en partie les lettres réelles de Maurice Roy mais aussi les modifie, en les plaçant sous le jour ironique d’un sentimentalisme de bas étage (« ce mot, écrit au pinceau, mais en Belge, sur du papier chinois mince tramé de fleurettes roses et vertes »).

[11] Les bons auteurs capables de forger des mauvais textes ne sont-ils pas le nec plus ultra des bons auteurs ? On rappellera en clin d’œil que le véritable auteur de l’épître sentimentale du Phénix sur la Mer du Sud (voir Segalen 2000 : 188-9) est surtout Maurice Roy, bon auteur malgré lui… mais aussi que la réponse de Segalen, du berger à la bergère, passe par l’avatar du narrateur (voir ibid. : 199), et reconfigure tout ultérieurement.

[12] Les manuscrits témoignent de ce tâtonnement. Le premier manuscrit faisait état (feuillet 412, cité dans Segalen 1999 : 836-7 : « Il a laissé peut-être quelque chose d’écrit ») de la recherche habituelle de la lettre explicative du suicide, ce qui est complètement gommé dans le deuxième manuscrit, laissant place à l’enchaînement que j’ai essayé de gloser. En effet, on peut lire dans le roman : « Rien non plus, chez moi, sauf deux lettres, déjà transcrites… Et cet énigmatique Reçu “de la première nuit d’amour au palais” […] Et je reviens, et je me retrouve face à face avec mon seul témoin valable : ce manuscrit » (Segalen 2000 : 276-7) : on voit la non-lettre d’explication s’effacer devant les glissements et remplacements successifs de l’épître sentimentale vers le reçu puis vers le journal intime.

[13] Voir le verso du feuillet 429 du premier manuscrit, daté du 3 janvier 191[4], qui est un essai de page de garde, où « P.S. » se trouve bien à la place du titre : « Victor Segalen / P. S. / Roman vécu / Divers Épigraphes : — Savoir… — “Je ne saurai jamais[”] ». (Segalen 1999 : 850).

[14] « PS » est l’abréviation que Segalen utilise couramment pour Police Secrète à partir du 26 juin 1910, moment où Maurice Roy lui dit, comme René Leys, en faire partie (Segalen 1999 : 907). On la retrouve utilisée dans la correspondance, de Segalen à son épouse et de Maurice Roy à Segalen. Elle devient donc un sigle presque mécanique. C’est pourquoi lorsque Segalen envisage en 1913, lorsqu’il a rompu avec Maurice Roy, de donner au roman le possible titre de P.S., il doit au moins autant entendre Police Secrète que Post Scriptum dans le choix de cette abréviation. Il envisage alors une bibliographie avec des cycles (cycle maori, cycle des héros, cycle de la Chine, cycle des laissés-pour-compte, cycle des imaginaires, cycle vécu), et place notre roman dans la dernière catégorie : cycle vécu (voir ibid. : 854, verso du feuillet 432), avec le titre de P.S. Le double sens de Police secrète et de Post Scriptum est alors intéressant : il a été vécu de croire à ce roman policier, tout comme cette fiction fonctionne comme un post-scriptum, un addendum à l’histoire réelle.

Dans le roman, l’expression « police secrète » provient d’abord de Maître Wang (voir Segalen 2000 : 47), son existence est confirmée par René Leys (voir ibid. : 80), qui se dit en être le chef (voir ibid. : 167), et l’abréviation est introduite (voir ibid. : 175), puis intronisée, précisément avec sa double lecture police secrète / post-scriptum : « P. S. [j’allais lire : “Police Secrète”… !] / Post-Scriptum : n’oublie pas surtout de déchirer cette lettre » (ibid. : 189). Il s’agit de la fin de l’épître bouffonne du sein tressaillant du Phénix, et la lecture du narrateur se superpose à l’écriture de René Leys : il s’agit déjà d’une ambiguïté vocale.

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article dans Cahiers Segalen

Odile Hamot, De Batavia à Colombo par Roscanvel : une exégèse exotique

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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De Batavia à Colombo par Roscanvel : une exégèse exotique

Odile Hamot

  • Résumé

Cet article entend mettre en lumière l’importance de la lettre que, le 1er novembre 1904, Segalen, de retour vers la France après un long séjour en Océanie, écrivit au poète Saint-Pol-Roux, afin de lui rendre compte de son exploration de la ville de Batavia, à Java. Cette lettre, très différente des deux autres relations de son séjour dans cette ville qu’offrait Segalen — la lettre du 24 octobre à ses parents et les notes du Journal des îles — met en œuvre une « exégèse exotique » qui requiert une réorientation du regard et constitue, en définitive, un dépassement de l’exotisme. Elle annonce en bien des points le futur Essai sur l’exotisme.

  • Abstract

From Batavia to Colombo via Roscanvel: an exotic exegesis

This article aims to demonstrate the very importance of the letter Segalen wrote to the earlier symbolist poet Saint-Pol-Roux, on November 1st of the year 1904, while, on his way back to France, after a long time spent in the Indian Ocean, he was enjoying a stopover in Batavia (Dutch East Indies). After exposing the nature of the relationships between those two authors, different in so many ways, it was interesting to compare this letter, relating his exploration of Batavia as a sort of “exotic exegesis”, to other documents Segalen wrote at the same time, in the same place, in order to enlight its close link to the Essai sur l’exotisme.

  • Pour citer l’article

Hamot, Odile, « De Batavia à Colombo par Roscanvel : une exégèse exotique », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

De Batavia à Colombo par Roscanvel : une exégèse exotique

Odile Hamot

Le 1er novembre 1904, par un de ces heureux hasards qui font se rejoindre dans une commune attention les esprits amis, se croisent les lettres de Saint-Pol-Roux et de Victor Segalen, l’une écrite depuis un petit village du Finistère, Roscanvel, « le jour de la Toussaint » ; l’autre, en mer, en d’exotiques antipodes, entre Batavia et Colombo. Hasard poétique encore qui fait entrer en consonance l’étape inaugurale d’un voyage intérieur, celui du poète breton d’adoption, publiant le deuxième tome des Reposoirs de la Procession, De la Colombe au Corbeau par le paon, avec celui, très concret, du médecin militaire brestois embarqué sur La Durance, comme si la colombe saintpolienne prenait son envol vers l’ami exilé, croisant ainsi dans le « Mystère » les pensées parties de Colombo, ou presque : « Suis en train de donner le bon à tirer de mon tome II — hélas retardé. Il débute par la Colombe à vous dédiée. Puissiez-vous lui porter bonheur ! », écrit Saint-Pol-Roux (SPR/VS[1] : 40, 1er novembre 1904). Hasard toujours de projets tendus entre traverses et traversée de deux hommes dont l’existence se trouve à cette date en proie à des vents contraires : Saint-Pol-Roux, enferré dans les difficultés cadastrales liées à la construction de son manoir — « Ah, mon bien cher, j’ai des occupations et des tracas par-dessus l’esprit. Ma vie se passe en allées-venues entre Roscanvel et Camaret. Au moment de terminer les alentours du Manoir, voilà que le Conseil municipal me créa des difficultés… » (ibid.) ; Segalen, tout juste sorti d’une déambulation « pénible », inaboutie, et relatant sa « peine perdue » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904). Mais au delà de ces collusions anecdotiques qui n’ont pour mérite que de nous révéler la communauté de sentiments de ces deux solitaires, ce sont deux lettres toutes différentes qui se croisent. Si la lettre de Saint-Pol-Roux, brève, ancrée dans le quotidien le plus contingent, ne livre guère que la chronique d’une existence fixée sur ce « roc camarétois » auquel il se disait « ressortir […] hiver comme été » (Saint-Pol-Roux 1978 : 45) — il est symptomatique que le poète y annonce son projet d’« étrenner sa nouvelle demeure », « un petit château […] sur les hauteurs du Toulinguet » (SPR/VS : 30-1, 15 octobre 1903), et fasse état de la nécessité, pour l’heure, de « rest[er] en la Chaumière » où Segalen l’avait visité quelques mois plus tôt —, c’est bien, à l’inverse, une lettre de voyage qu’adresse, en ce mois de novembre 1904, le jeune médecin à son lointain ami, une lettre marquée scripturairement par les impedimenta du parcours, comme en témoigne la mention en post-scriptum — « Mon écriture tremblée ? Les vibrations incessantes de l’hélice » — qui donne au lointain lecteur la sensation quasi physique de la traversée. Cette étude se propose précisément d’examiner la façon dont Segalen entreprend de rendre compte de son escale javanaise à son destinataire, afin « qu’il daigne emprunter un instant les yeux du voyageur[2] ».

Ainsi, après avoir brièvement précisé la nature des liens qui unirent les deux épistoliers, il pourrait être intéressant de comparer la lettre du 1er novembre à deux autres documents écrits à Batavia à la même époque afin de tenter de dégager les spécificités de la stratégie d’écriture mise en œuvre, en l’occurrence, une exégèse exotique qui annonce en bien des points l’Essai sur l’exotisme.

Saint-Pol-Roux et Segalen

Victor Segalen et Saint-Pol-Roux se rencontrèrent durant l’été 1901, par l’intermédiaire d’un ami commun, Max Prat, un garçon au « caractère doux et pleinement sympathique », (SPR/VS : 28, 25 avril 1902). Saint-Pol-Roux, alors âgé de 40 ans, avait depuis longtemps quitté Paris et ses déboires à la fois financiers et littéraires, et était venu s’établir en Bretagne, dans le village de Roscanvel où l’avaient séduit l’authenticité de la nature et la simplicité des habitants. Ce héraut du Magnificisme, qu’il avait lancé dans une lettre tonitruante en réponse à l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, en mai 1891, avait donc accueilli dans le « décor de rêve » de la « Chaumière de Divine », minuscule « maison rustique, meublée d’art » (VS/SPR : 21, 14 octobre 1901) qu’il habitait alors, le jeune Segalen, de dix-sept ans son cadet, de retour de Bordeaux où il terminait ses études de médecine à l’École de Santé Navale. « Venu en étranger », le jeune homme en était reparti en ami, heureux de la « discussion passionnante » avec ce maître qui avait « reconnu [s]a pleine sincérité » : « grâce à vous, Monsieur, remerciait-il dans sa lettre du 14 octobre 1901, ma thèse se précise, s’affirme en son allure de plaidoyer technique en faveur des artistes contemporains » (ibid.). C’est donc à Saint-Pol-Roux que Segalen dut d’avoir développé sa réflexion sur les synesthésies sensorielles et, plus précisément, sur l’audition colorée, thèmes sur lesquels il sollicita explicitement l’avis de son aîné qui lui répondit d’ailleurs longuement un mois plus tard (voir SPR/VS : 23-5, 12 novembre 1901). C’est également au Magnifique qu’il dut sa découverte, ô combien décisive, de Gauguin.

Saint-Pol-Roux, qui ne tarissait pas d’éloges sur l’« admirable et subtile thèse » (SPR/VS : 26, 13 janvier 1902) de ce jeune écrivain au « caractère hanté de solutions nouvelles» (SPR/VS : 23, 12 novembre 1901) ou encore sur son œuvre à venir, « forte et indépendante » (SPR/VS : 27, 13 janvier 1902), avait pressenti en lui le génie et lui prédisait une grande carrière littéraire : « J’ai une foi géante, absolue en votre destinée » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904). Les visites d’« intimité condensée » (C, I : 588, à Saint-Pol-Roux, 6 août 1904) de l’été 1901 allaient ainsi sceller une belle amitié, fondée sur une admiration réciproque, attestée par une correspondance dont on trouve trace d’octobre 1901 à novembre 1918, même si seules en sont conservées, à de rares exceptions près, les lettres de Saint-Pol-Roux à Victor Segalen. Entre la première lettre, datée du 14 octobre 1901 et encore empreinte de la déférence admirative de l’impétrant reconnaissant à l’égard du Maître du symbolisme, et la dernière, la nature des relations entre les deux hommes évolua nécessairement : les liens se distendirent progressivement et l’enthousiasme des débuts se ternit quelque peu à partir de 1909, à la suite sans doute de l’embarrassante affaire des bois de Gauguin — que Segalen avait offerts au Magnifique et que ce dernier avait été finalement contraint de vendre. Quoi qu’il en soit, en 1904, les relations étaient sans conteste au beau fixe et Saint-Pol-Roux jouissait aux yeux de son cadet d’un prestige intellectuel parfaitement inaltéré.

En janvier de la même année, le jeune médecin, alors « l’hôte envié d’îles fameuses », avait envoyé au Magnifique quelques « très précieuses […] notes des Marquises », issues de son « pieux pèlerinage à Hiva Oa » (SPR/VS : 33, 21 janvier 1904) sur les traces de Gauguin disparu quelques mois plus tôt, et l’avait tenu informé des avancées de son nouveau projet littéraire, ce qui deviendrait Les Immémoriaux. Le Magnifique faisait partie des quelques amis que Segalen avait hâte de revoir à son retour en France, comme il s’en ouvrait à son ami Émile Mignard : « Et surtout j’attends merveilles de la reprise de nos anciennes intimités intellectuelles. Toi, Max, S[ain]t-Pol, Morache… toutes bonnes choses dont j’ai été, ces deux ans, orphelin » (C, I : 594, 16 septembre 1904). Saint-Pol-Roux fut, du reste, l’un des seuls destinataires avec lesquels, durant toute cette période, Segalen s’exprima de façon un peu détaillée sur l’ouvrage en cours. En effet, l’auteur des Reposoirs l’avait alors non seulement maintes fois vivement encouragé à écrire — « Un faible peut hésiter ! Vous non pas ! Ne laissez point s’écouler un temps fertile. Ces heures ne reviennent plus. À l’œuvre donc ! Et courage ! » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904) ou encore : « revenez avec un très beau livre — ce dont je serai fier pour vous » (SPR/VS : 38, 7 juin 1904) —, mais il l’avait aussi engagé à partir à la découverte d’un nouvel exotisme, un exotisme profond, authentique et philosophique dont la littérature n’avait pas encore donné idée : « Loti a conté le charme évidemment superficiel, peut-être même faux de là-bas, à vous de nous en rapporter l’épopée, la légendaire et philosophique vérité, l’âme simple et monstrueuse, le bêlement rugi : les derniers jours du Jardin ! » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904). Au delà de la pléthore métaphorique, il y avait de la part du Magnifique, qui retrouvait de la sorte sa verve de 1891, une instigation puissante à repenser en ses fondements l’exotisme, une invitation à rapporter l’invisible présent au cœur de la beauté étrange des lointains : en dire l’âme, et non simplement l’apparence, le cri vrai, authentique, et non plus le bruit lénifiant, éculé des romans exotiques. Et c’est peut-être ce « bêlement rugi » de l’inconnu qu’entendait lui rapporter fidèlement Segalen dans cette lettre du 1er novembre, adressée à un poète qu’il savait partager ses exigences, même si, selon Jean-André Legall, « Victor Segalen l’en remercia et, bien évidemment, s’empressa de ne pas en tenir compte » (2011 : 82). Il n’est rien moins certain qu’à cette date, Victor Segalen se trouvait dans de pareilles dispositions d’esprit. Ainsi, lorsque l’idée d’un livre sur l’exotisme germa en son esprit, il n’est pas improbable que ses pensées le conduisirent tout naturellement vers son ami de Roscanvel et que lui revinrent en mémoire les exhortations enthousiastes qu’il lui prodiguait, heureux de trouver en cet aîné resté en Bretagne un vis-à-vis de qualité avec qui partager ses vues, lui qui avouait avoir « été très seul intellectuellement durant ces deux années » de voyage (VS/SPR : 43, 1er novembre 1904).

La lettre de Batavia et ses autres

En novembre 1904, Segalen, de retour vers l’Europe après un séjour de près de deux ans en Océanie, venait tout juste d’ébaucher son projet d’un Essai sur l’exotisme dont il avait eu l’idée quelques jours plus tôt seulement, alors que La Durance arrivait « en vue de Java », soit vraisemblablement le 22 octobre. L’arrivée à Java eut lieu le 23 octobre au soir, dans le port charbonnier de Tandjung-Priok, atteint avant la découverte, le lendemain, de Batavia, espérée comme « une des plus intéressantes escales du parcours » (C, I : 596, à ses parents, 7 octobre 1904), et y mouilla durant trois jours. Ce fut six jours après son départ en direction de Colombo que Segalen prit la plume pour rendre compte à Saint-Pol-Roux de son fructueux passage à Batavia. Selon le journal, en effet, le 21 octobre, La Durance est « en vue de Madoura » : « nous marchons sur Java, dans une mer immobile et un ciel lourd » (OC, I : 450, Journal des Îles). La missive adressée à Saint-Pol-Roux quelques jours après l’escale à Batavia est donc sans doute, hormis celles qu’il destinait à ses parents, l’une des premières à être écrites depuis la naissance du projet, même si à cette date il ne s’agit encore que de très rapides notations. Sa valeur inaugurale s’atteste sans mal et elle se révèle, à ce titre, particulièrement intéressante. Et que Saint-Pol-Roux en soit le destinataire n’est pas anodin, Saint-Pol-Roux dont Segalen confierait quelques années plus tard, que « chaque parole […] trouvait en lui un écho exact, et retentissait avec le timbre même, et la voix du pays qu[’il] évoquai[t] » (SPR/VS : 95, « Hommage à Saint-Pol-Roux »).

En réalité, trois documents rendent compte du passage de Segalen à Batavia : la lettre qu’il adressa le 24 octobre 1904 à ses parents alors qu’il « absorbait » Batavia depuis deux jours ; les notes de son Journal des îles, et sa lettre à Saint-Pol-Roux. Si d’inévitables similitudes s’y perçoivent nécessairement, ces trois textes répondent à des objectifs et à une rhétorique fort différents : la lettre aux parents, encombrée de diverses considérations pratiques, ne répond qu’en partie seulement au vœu d’offrir un aperçu de l’escale javanaise et n’accorde en définitive qu’assez peu de place à l’évocation de Batavia — sa visée étant essentiellement de donner des nouvelles à la fois régulières et surtout réconfortantes à la famille éloignée. Des « deux Batavia » mentionnés, « la ville indigène, près de la mer, grouillante et vivante » est, à dessein, rapidement éludée, au profit de « la ville hollandaise, spacieuse, d’un vrai confort exotique » (C, I : 598), décrite sous un jour tout à fait favorable, insistant sur sa grande salubrité et sur le luxe dont on pouvait y jouir à faible prix. Segalen y sacrifie volontiers aux stéréotypes de l’imagerie traditionnelle propres, sans doute, à satisfaire les attentes de ses destinataires : mer, soleil, vérandas, indigènes et esclaves se retrouvent sous sa plume pour décrire une lointaine contrée qui, n’ayant rien à envier à l’Europe, apparaît en même temps comme fort rassurante pour ses parents — négation de l’ailleurs : on y parle français, et on y mange — mal — hollandais.

Les notes de son journal, tenu tous les jours passés à Batavia, à l’exception du 26 octobre, sont bien plus précises et développent dans le détail, comme pour fixer immédiatement la mémoire, visites, anecdotes, notations historiques, pittoresque du lieu, dans le vœu, sans doute de ne pas « laiss[er] perdre […] beaucoup d’aperçus ou d’histoires ou de faits » (C, I : 1009, à Yvonne, 27 septembre 1909). Mention y est également faite des deux Batavia, mais Segalen se donne là tout loisir d’évoquer longuement le « vieux Batavia » et ses « canaux boueux, bordés d’énormes fougères, de cocotiers denses » (OC, I : 450, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]), « le “pestilentiel” d’antan » qui « vraiment fleure les pestes, les fléaux d’autrefois » (ibid. : 451, mardi 25 octobre [1904]) —, toutes notations qui eussent sans aucun doute effrayé ses parents. Le regard s’attarde sur le trait saillant, la couleur dominante — le blanc côté hollandais (« teintes dominantes : blanc, le blanc des pierres blanches, des marbres, des vérandas en atrium » (ibid. : 450, lundi 24 octobre [1904]), et le brun côté indigène — et le style se déploie, non sans une certaine complaisance, en des passages très travaillés :

Au milieu de chaque passage chemine « le » canal éternellement boueux, suintant de vases brunes, où passent les chalands enluminés de rouge ocreux. Sur la chaussée poussiéreuse, des Javanais au petit turban, aux kahènes bien drapées de couleurs fauves, sienneuses, terreuses, rehaussées de bleus foncés qui passent au brun. Donc le brun domine » (ibid. : 451, mardi 25 octobre [1904]).

Un style riche de nombreux adjectifs, que l’on retrouve dans les notes du jeudi 7 novembre, à propos de Colombo, « crian[t] d’exotisme » : « les larges avenues pilées de terre rouge, longées de grandes arcades en pierre rougeâtres, s’enfoncent à l’infini dans le pays, intriquées de grands étangs sinueux, alternés de parcs, de jardins vert anglais (!) » (ibid. : 456, jeudi 7 novembre [1904]). Segalen ici s’inscrit dans la mouvance de ces écrivains dont, plus tard, il entendrait prendre le contre-pied : « ils ont dit ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont senti en présence des choses et des gens inattendus dont ils allaient chercher le choc » (OC, I : 746, Essai sur l’exotisme, 9 juin 1908). Le journal qui, selon Henry Bouillier, « enregistre modestement les impressions, les sentiments, les émotions d’où naîtront les poèmes et les livres » (ibid. : 386, introduction au Journal des Îles), reste ce que Lamartine appelait « un voyage, c’est-à-dire une description complète et fidèle des pays qu’on a parcourus, des événements personnels qui sont arrivés au voyageur, de l’ensemble des impressions des lieux, des hommes et des mœurs, sur eux » (1849 : 4). Tout autre se veut la lettre à Saint-Pol-Roux.

Cette lettre, écrite près d’une semaine après le départ de Batavia, vient vraisemblablement puiser dans les notes du journal, « comme [à] un moyen de métier » dont elle serait la « retranscri[ption] dans un format “littéraire” » (C, I : 1009, à Yvonne, 27 septembre 1909), puisque s’y retrouvent quasi littéralement recopiés certains passages : « un grouillis trop ordonné de statues convulsées ; les Ganeça, innombrables, align[a]nt militairement leurs trompes » (OC, I : 451, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]). Mais elle affiche manifestement une ambition littéraire tout autre, bien au delà de la simple relation de voyage, compte tenu, sans doute, du statut de son estimé destinataire, des attentes que ce dernier avait explicitement formulées relativement à la vocation du jeune écrivain, mais également eu égard aux propos dont, dans sa dernière lettre, ce dernier s’était lui-même empressé d’assurer son aîné : « Oh ! pas d’“impressions de voyage” !… » (C, I : 588, à Saint-Pol-Roux, 6 août 1904), un refus qu’il réitérerait, d’ailleurs, dans son Essai sur l’exotisme en 1908 : « Mais quoi ! Des “impressions” de voyages, alors ? Non pas ! » (OC, I : 756, 9 juin 1908). Certes, il était alors question — en août 1904 — de l’œuvre en gestation, Les Immémoriaux, mais il ne pouvait être envisageable de déroger, fût-ce dans le cadre d’une modeste lettre, à un pareil engagement, dès lors que la qualité même du destinataire permettait l’expression d’une réflexion littéraire plus approfondie. La lettre de novembre 1904 assume donc une volonté de rupture — thématique et stylistique — par rapport à l’horizon d’attente d’un tel exercice.

Le style en est volontairement rapide, fragmentaire, elliptique : s’y multiplient phrases nominales, phrases courtes, parenthèses — « Batavia (deux Batavia) » —, tirets, interrogations rhétoriques qui anticipent les questions du destinataire : « Ce que j’en ai retiré ? » « les Malais ? », « les Musées ? » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904). On peut s’étonner du choix de cette syntaxe hachée et paratactique, proche de la restitution de notes à vocation personnelle, qui semble récuser toute élaboration ostensiblement littéraire et qui contraste avec les périodes étonnamment travaillées qui émaillent le Journal. Sans doute faut-il avancer qu’il ne s’agissait, pour Segalen, que de fournir une « Notion rapide » (OC, I : 450, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]) de Batavia, sans s’attarder aux faciles séductions et aux prestiges du lieu, pour un destinataire assez peu sensible à l’exotisme des lointains et qui se plaisait à le dire : « Je n’ai jamais éprouvé la curiosité de voyager. Sur le quai de Camaret, j’entends les vieux marins s’entrecausant : “Lorsque j’étais en Chine… Quand j’étais à Madagascar…” Et leurs gestes pétrissent des lointains fabuleux. » (Saint-Pol-Roux 1973 : 21). On notera, du reste, qu’une semaine plus tard, le 7 novembre, Segalen estimait devoir rendre le pittoresque éclatant et le charme violemment exotique de Colombo par « des tronçons de phrases hachées, des mots accouplés, des pages de Kim morcelées » (OC, I : 456, Journal des Îles, jeudi 7 novembre [1904]). Il donnait là, explicitement, la formule esthétique et rhétorique qui avait organisé sa lettre au poète Magnifique, comme si se faisait obscurément jour en lui la volonté d’inscrire sa démarche littéraire à l’inverse de l’esthétisation et de la rhétorique traditionnellement attachées à l’évocation des pays lointains.

De fait, dans la lettre du 1er novembre, on est frappé par l’absence quasi totale de notations exotiques contrairement à ce qui s’observe dans les deux autres documents : ainsi, la vision « vraiment exotique — avec cette pointe de faste — » de « javanaises au long des canaux [qui] se lavent dans l’eau terreuse » (ibid. : 451), consignée dans le journal du 24 octobre, n’est pas reprise dans la lettre ; on n’y trouve ni cocotiers, ni vérandahs, ni évocations de la mer… et la couleur, si présente dans le Journal, disparaît, ainsi que les nombreux adjectifs descriptifs, comme dans une tentative, déjà, de « jeter par-dessus bord ce que contient de mésusé et de rance ce mot d’exotisme. Le dépouiller de ses oripeaux : le palmier et le chameau ; casque de colonial ; peaux noires et soleil jaune ; et du même coup se débarrasser de tous ceux qui les employèrent avec une faconde niaise » (OC, I : 749, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908). Ainsi, la ville hollandaise jugée, dans la lettre aux parents, « d’un vrai confort exotique » (C, I : 598, 24 octobre 1904) « serait » simplement, dans la lettre à Saint-Pol-Roux, un « désirable séjour tropical » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904), le conditionnel venant, modaliser, atténuer la force de l’assertion et permettre la prise de distance de l’épistolier par rapport à un hypothétique amateur d’exotisme facile. Il semble donc bien que, dès sa lettre à Saint-Pol-Roux, Segalen ait tenté de mettre littérairement en œuvre ce rejet de la conception éculée de l’exotisme, à travers une restitution quasi schématique — le mot « schème » est employé dans son journal à cette même époque (OC, I : 450, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]) —, excluant tout pittoresque, comme pour exclure cette « faconde niaise » (OC, I : 749, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908) de littérateurs faciles. Il s’agissait, en effet, comme l’y avait engagé Saint-Pol-Roux, de ne pas rapporter le « charme évidemment superficiel, peut-être même faux de là-bas » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904), mais, déjà, de repenser la notion et, comme l’y inviterait l’Essai sur l’exotisme, d’« [é]carter vivement ce qu’elle contient de banal : le cocotier et le chameau. […] Ne pas essayer de décrire, mais l’indiquer à ceux qui sont aptes à la déguster avec ivresse » (OC, I : 747, Essai sur l’exotisme, 17 août 1908). Et certes, Saint-Pol-Roux, était un de ceux-là. Mais comment dès lors rendre compte au lointain destinataire de l’expérience javanaise ?

Une exégèse exotique

C’est, en lieu et place d’une description de Batavia, au rebours de trop banales « visions d’exotisme » (ibid. : 746, 9 juin 1908), l’idée d’une véritable exégèse exotique qu’entend proposer Segalen à son « cher Grand Ami » (C, I : 587, 6 août 1904) dans sa lettre de novembre 1904.

« Vous comprendrez ma joie, mon cher Saint-Pol, d’atterrir enfin sur de la “Terre à Passé”, sur Java, après mon jeûne en la matière » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904). C’est peut-être afin ne pas risquer de décevoir celui qui avait lui-même fait le choix de fuir Paris que Segalen omettait d’évoquer, comme à ses parents et comme il le faisait dans son journal, sa hâte de retrouver l’activité voire l’agitation d’une « grande ville » (C, I : 581, à ses parents, 2 juin 1904), préférant mentionner sa joie, plus noble, « d’atterrir sur de la Terre à Passé ». Et c’est, en effet, après un long « jeûne » en escales fécondes, après les « terres basses, quelconques, pas tropicales du tout » (ibid. : 596, à ses parents, 7 octobre 1904) du détroit de Torrès, l’espoir d’une rencontre exotique d’une autre teneur, éloignée des poncifs de la relation de voyage. Batavia promet la découverte, enfin, d’une terre riche d’un passé dont l’importance s’évalue à la majuscule que lui assigne Segalen, un passé qui transparaît au cœur du réel dont il donne à lire le mystère et la profondeur. Il n’est pas anodin que le jeune médecin ouvre sa lettre par de telles considérations, tout à fait originales, lorsque l’on attendrait assez naturellement l’évocation d’un exotisme géographique et « volontiers “tropical” » (OC, I : 746, Essai sur l’exotisme, octobre 1904). C’est qu’il entendait déjà, comme il le dirait plus tard, dans l’Essai, « dépouiller l’exotisme de ce qu’il a de “géographique” » (ibid. : 747, 17 août 1908, note), afin d’« exalter le prodigieux profond passé inconnu » (ibid. : 776, 21 avril 1917) et dégager la voie, novatrice, d’un exotisme dans le Temps, récusation de l’entente ordinairement admise de la notion : « L’une des manifestations les plus simples, les plus grossières du Divers, à l’homme est sa réalisation géographique dans les climats, les faunes et les flores. […] C’est le Divers vulgarisé, le Divers à la portée de tous » (ibid. : 777, 8 octobre 1917).

Or, ce que Segalen découvre à Batavia, si attendu, est une véritable imposture, un réel, « comique et triste » (VS/SPR : 42, 1er novembre 1904), qui se donne comme le dévoiement d’un original perdu, un « fac-similé », où la réalité équivoque s’estompe dans le flou trompeur du malentendu : des hôtels dans d’anciens palais, du neuf sous l’apparence de l’ancien ; des Chinois, des Japonais, en lieu et place des Malais ; des Javanais en Hollande :

Batavia (deux Batavia), l’ancien, l’indigène, le pestilentiel, — et le neuf, ville hollandaise, y compris les canaux, la persistante propreté, Batavia serait un désirable séjour tropical. Autant que possible j’ai fui l’Européen, les hôtels somptueux, les clubs établis en d’anciens palais, et j’ai recherché l’indigène. — Pénible ! — J’ai d’abord trouvé des Chinois, puis des Japonais ; les deux parasites inévitables de tout pays où il y a quelque argent à gagner. Les Malais ? Ils pullulent dans les rues, c’est vrai, mais je voulais les voir chez eux et non chez les Hollandais. Peine perdue. » (Ibid. : 41).

Batavia lui apparaît comme la multiplication du Même — « Des Dourga symétriques répétant un geste identique et nombreux, le rayonnement de leurs dix bras » (OC, I : 451, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]) —, la négation du Divers, et constitue un exemple patent de « la Dégradation de l’Exotisme, sur la surface de la Terre » (OC, I : 774, Essai sur l’exotisme, 21 avril 1917).

Mais à travers cette déconvenue, se dégage paradoxalement « un progrès en ethnographie » (OC, I : 452, Journal des Îles, mardi 25 octobre [1904]) et l’escale dans « l’immense Batavia » (C, I : 598, à ses parents, 24 octobre 1904) est alors éprouvée par le tout récent penseur de l’exotisme comme « vraiment neuve, vraiment fructueuse » : « Ce que j’en ai retiré ? plutôt des “limites d’ignorance” ; des certitudes d’incertitudes en ethnologie, en exégèse exotique, en tout » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904), un fruit paradoxal et négatif, né de la déception même et qui s’énonce dans le creux d’une double négation et d’une antithèse. L’ignorance devient alors méthode d’approche de ce qui du monde échappe toujours et de toutes socratiques « certitudes d’incertitudes » (ibid.), le lieu et le moyen de l’émergence du vrai. Segalen formulera cette découverte de diverses façons dans l’Essai sur l’exotisme : « Sans cultiver le paradoxe, je dois l’accepter, ou même le poser quand il est nécessaire. La partie positive de ce livre, la base, le tremplin, en doit être tout d’abord une pure négation » (OC, I : 769,4 janvier 1913). C’est bien ce que montre la lettre à Saint-Pol-Roux, où s’affirment, avec la force de la certitude, l’incompréhensibilité et l’impénétrabilité du lieu à découvrir, notions décisives de la réflexion sur l’exotisme :

L’exotisme n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle.

Partons donc de cet aveu d’impénétrabilité. Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races les nations, les autres, mais au contraire éjouissons-nous de ne le pouvoir jamais […] (ibid. : 751, 11 décembre 1908).

C’est bien cela que découvre Segalen à Batavia.

Derrière l’évidence que saisissent les « notes immédiates de touristes » (VS/SPR : 42, 1er novembre 1904), les pays, les peuples, dissimulent leur énigme aux « pseudo-Exotes » (OC, I : 755, Essai sur l’exotisme, décembre 1908). En saisir la vérité exige un exercice du regard appelé à déceler ce qui se cache derrière le visible, que ce dernier satisfasse ou qu’il déçoive les attentes du voyageur : c’est un tel regard, — comparable à celui du géologue qui, lui, « sait voir » (OC, I : 449, Journal des îles, 21 octobre [1904]) — qui fonde l’« exégèse exotique » de Segalen, formule qu’il faut entendre, d’une part, comme l’interprétation de l’exotisme en tant que notion à redéfinir et, d’autre part, comme l’exigence d’interprétation émanant de l’objet saisi. Batavia offre la preuve que l’exotisme n’est pas, paradoxalement, ce qui accroche le regard, mais précisément ce qui se dissimule et requiert une véritable quête herméneutique à travers laquelle il se redéfinit. La déception que suscite l’escale javanaise n’est pas sans rappeler, on s’en avise, celle qui, selon Segalen, serait au fondement de la réception de son Essai sur l’exotisme :

Je ne le cacherai point : ce livre décevra le plus grand nombre. Malgré son titre exotique, il ne peut y être question de tropiques et de cocotiers, ni de colonies ou d’âmes nègres, ni de chameaux, ni de vaisseaux, ni de grandes houles, ni d’odeurs, ni d’épices, ni d’îles enchantées, ni de néant et de mort, ni de larmes de couleur, ni de pensées jaunes, ni d’étrangetés, ni d’aucune des ‘saugrenuités que le mot « Exotisme » renferme dans son acception quotidienne (OC, I : 765, 18 octobre 1911).

Elle contraint à une réorientation du regard, à la redéfinition de l’horizon d’attente et au dépassement de l’exotisme. Dès lors, la stratégie d’écriture qu’elle met en œuvre réside dans la volonté non plus de restituer des descriptions pittoresques et superficielles plus ou moins convenues ou encore, selon les termes de l’Essai sur l’exotisme, de dire « tout crûment sa vision » (ibid. : 747, 9 juin 1908), ou de donner dans l’imagerie tropicale de « cocotiers et de ciels torrides » (ibid. : 746, octobre 1904), mais plutôt de livrer l’« expérience », au sens fort, de la quête de la vérité profonde de l’altérité qui s’offre dans l’ailleurs, une quête engageant un parcours complexe, non simplement spatial, temporel ou culturel de Batavia, — opposant l’ancien et le neuf, l’indigène et le hollandais, le pestilentiel et le propre —, mais un parcours dont les résonances apparaissent plus intimes : « j’ai fui », « j’ai recherché », « j’ai trouvé », « je voulais voir »…, autant d’expressions qui mettent en scène le « je » engagé dans cette quête, « pénible », d’un objet fuyant qui ne livre de prime abord que des succédanés de la vérité (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904. De fait, à Batavia, Segalen prend conscience que l’exotisme ne saurait être « cet état kaléidoscopique du touriste et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance » (OC, I : 750-7, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908), une distance qui, en l’occurrence, peut prendre la forme d’une déception. Cette dernière devient alors le point de départ herméneutique d’un exotisme non galvaudé et plus authentique : « C’est en voyant comment les valeurs diverses tendent à se confondre, à s’unifier, à se dégrader, que je connus comment tous les hommes étaient soumis à la Loi d’Exotisme » (ibid. : 774, 21 avril 1917), écrira plus tard Segalen.

Et si, le 9 juin 1908, l’exote peut envisager une « contre-épreuve » ou le « contre-pied » de ce que ses aînés, Loti, Saint-Pol-Roux et Claudel ont produit (ibid. : 746, 9 juin 1908), c’est peut-être aussi grâce à la contre-épreuve de l’exotisme qu’il formule dans la lettre du 1er novembre 1904. Il érige en méthode une docte ignorance qui impose de voir, au delà de la vision première, ce que révèle l’imagination. Ainsi, devant la prostitution de l’exotisme — qui en est en fait la négation —, la vérité même du voyage se voit niée et le voyageur se retrouve semblable à « l’exote [qui], du creux de sa motte de terre patriarcale, appelle, désire, subodore des au delà » (ibid. : 762, 1911). C’est un tel désir d’au delà que propose la suite de la lettre :

Mais ce que j’ai entr’aperçu dans les lointains de Java vaut mieux que mes notes immédiates de touriste.

Une île grouillante de vie ; 8 millions d’habitants et la végétation la plus formidable du globe. Des villes à beaux noms de fastes : Ddogdjakartha, Sourakartha, où bâillent indolemment les Sultans feudataires des gouvernements néerlandais. Des danseuses rituelles, des Ron[g]geng aux gestes onduleux… Plus loin que Java la petite île de Bâli, dernier refuge de l’Empire de Modjopahit, bouddhiste encore peut-être, et restée telle qu’aux temps des premières invasions hindoues.

Aux alentours de l’immense archipel se rattache aussi une étape de la marche de mes vieux amis les Polynésiens. L’une de leurs terres originelles fut l’île de Bouroe, dans les Moluques. Et les Malais sont quelque chose comme leurs grands-oncles. Cela seulement m’aurait intéressé à Java. (VS/SPR : 42, 1er novembre 1904).

Cette poétique de l’exotisme se trouvera également plus développée dans le Journal, dans un passage littéralement scandé par l’imagination :

Mais par-delà des expériences directes, j’entrevois avec précision des visions plus rares : j’imagine, avec un regret, des somptuosités lointaines, possibles encore dans les vieilles cités du centre, les cités à beaux noms de faste : Semarang, Djokjakarta, Sourakarta ; j’imagine des cours rutilantes, des sultans, leurs ruches de serviteurs, et, par des soirées lourdes, les flexibles ondulations des ronggeng aux doigts souples. J’en ai pu voir, au bord des canaux, les jolies lignes longues. J’imagine le concert grêle des gamelang, l’œil atone du sultan promené sur toutes ces choses, vieilles pour lui […] (OC, I : 452, mardi 25 octobre [1904]).

Au delà de l’exotisme facile et immédiat de la « chose vue » qui n’offre en réalité qu’une lecture superficielle du monde, se découvre comme l’écriture d’un palimpseste : sous la surface ou dans le lointain, affleure obscurément une réalité qu’il revient à l’œil intérieur, celui de l’imagination, de déceler et d’interpréter. C’est ce palimpseste qu’entrevoit le regard littéraire et qui fonde l’exotisme véritable comme exégèse du réel, un exotisme plus profond, riche non plus d’une beauté évidente mais d’une arrière-beauté, une poésie des lointains, plus métaphysique que géographique, où le réel, l’imaginaire, l’espace et le temps, loin de se contredire, retrouvent leur vérité.

« Or, il y a, parmi le monde des voyageurs-nés, des exotes. Ceux-là reconnaîtront, sous la trahison froide des phrases et des mots, ces inoubliables sursauts donnés par des moments tels que j’ai dit : le moment d’Exotisme » (OC, I : 750, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908). Cette trahison froide des phrases et des mots, Segalen, affronté au spectacle du monde, la formulera à diverses reprises : « les noms déçoivent autant que les dieux de bas ordre » (OC, I : 107), écrit-il dans Les Immémoriaux et, devant la mer de Corail, il éprouve le sentiment qu’« une fois de plus les mots sont plus évocateurs que les choses enfermées en eux » (OC, I : 446, Journal des Îles, 1er octobre 1904). La trahison de Batavia réside peut-être dans les attentes déçues que son beau nom avait pu faire naître chez un voyageur avide de découvertes. Mais derrière le réel « méprisable et mesquin » (OC, I : 753, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908) qu’offre la ville javanaise, où le Divers se dégrade dans la répétition du Même, se découvre une vérité paradoxale, l’idée que le véritable exotisme réside tout autant dans ce qui s’offre à la saisie que dans ce qui se refuse au regard du touriste. La ville décevante devient invitation à une quête des signes, vouée à saisir l’invisible derrière le visible, non seulement l’affleurement du passé au cœur du présent, mais plus fondamentalement celui du vrai au cœur du faux. Elle renvoie ainsi le voyageur à l’authenticité de sa propre quête et lui enseigne que l’éloignement géographique ne garantit aucunement la vérité de l’exotisme, qu’il existe, au cœur même du lointain, un exotisme plus vrai, plus profond, qui requiert une exégèse fondée sur l’accueil du paradoxe en tant que principe herméneutique : « apprendre à voir », comme dirait Rilke, en l’absence de toute certitude, dans l’absolue ouverture de l’inconnu. C’est une telle découverte que met en œuvre esthétiquement et stylistiquement la lettre du 1er novembre 1904 : négation de tout voyeurisme et refus du style traditionnel de l’exotisme s’y allient dans le refus des poncifs littéraires : ne pas faire voir, mais donner à vivre et à imaginer, dans une entreprise de régénération et de dépassement de l’exotisme.

 

 

  • Bibliographie

Bouillier 1996 : Henry Bouillier, Victor Segalen [1961], Paris, Mercure de France, 1996.

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Lamartine 1849 : Alphonse de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages, pendant un voyage en Orient, 1832-1833, ou Notes d’un voyageur, Paris, Firmin Didot,1849.

Legall 2011 : Jean-André Legall, « La Correspondance Saint-Pol-Roux-Victor Segalen », dans Marie-Josette Le Han (dir.), Saint-Pol-Roux, Passeur entre deux mondes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2011.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Saint-Pol-Roux 1973 : Saint-Pol-Roux, Vitesse, Mortemart, Rougerie, 1973.

Saint-Pol-Roux 1978 : Saint-Pol-Roux, De l’Art magnifique, Mortemart, Rougerie, 1978.

SPR/VS : Saint-Pol-Roux-Victor Segalen. Correspondance, Mortemart, Rougerie, 1975.

  • Contributrice

Odile Hamot est maîtresse de conférences en Littérature française moderne et contemporaine à l’Université des Antilles. Spécialiste de poésie française, et de Saint-Pol-Roux en particulier, elle consacre sa recherche aux rapports entre poésie, philosophie et théologie. Elle est l’auteur d’articles portant sur les XIXe et XXe siècles français, consacrés à des auteurs tels que Rimbaud, Claudel, Ernest Hello ou Camille Mauclair.

  • Bibliographie de l’autrice

Obscur symbole de Lumière. Le Mystère dans la poésie de Saint-Pol-Roux, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2013.

Terre(s) promise(s) : représentations et imaginaires, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2021.

[1] Comme l’indique la bibliographie à la fin de l’article, cette abréviation désigne la Correspondance entre les deux poètes, publiée en 1975 chez Rougerie ; SPR/VS renvoie à une lettre écrite par Saint-Pol-Roux à Segalen tandis que VS/SPR renvoie à une lettre écrite par Segalen à Saint-Pol-Roux.

[2] Extrait de la dédicace figurant sur un exemplaire de Peintures édité par Georges Crès en 1916, et offert par Segalen à Saint-Pol-Roux et reproduit dans SPR/VS.