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Sophie Labatut, P. S. : Poétique de l’épistolaire dans René Leys de Victor Segalen

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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P. S. : Poétique de l’épistolaire dans René Leys de Victor Segalen

Sophie Labatut

  • Résumé

Le propos explore les formes de l’épistolaire à l’œuvre dans le roman René Leys de Victor Segalen : elles ne sont pas premières, mais très nombreuses et révèlent souterrainement une poétique romanesque expérimentale intéressante. Dans un premier temps, le matériau épistolaire factuel et biographique, reflet partiel, important mais lacunaire, de la relation de Segalen à Maurice Roy, pilotis de René Leys, a servi à la genèse du roman, et son examen révèle une savante opération d’autofiction et de réécriture. Dans un second temps, la lecture thématique révèle à quel point le roman explore des formes particulièrement inventives des missives, en corrélation avec l’entreprise de déconstruction du romanesque en œuvre dans le premier XXe siècle, tant dans l’interrogation de l’ethos du locuteur que dans la polyphonie et la précarité des figures de lecteurs. Dans un troisième temps, c’est à travers une forme encore plus particulière des codes épistolaires qu’on peut relire René Leys : le post-scriptum, tant dans le codage et la leçon métatextuelle du roman, que dans ses effets dynamiques d’esprit de l’escalier.

  • Abstract

This study provides an exploration of the epistolary forms at work in René Leys by Victor Segalen. Even though they are not, at first sight, prominent, these numerous underlying forms disclose some noteworthy experimental poetical and fictional patterns. First, not only did the factual and biographical epistolary material — an imperfect, incomplete yet notable depiction of the relationship between Segalen and Maurice Roy (a model for René Leys) — fuel the genesis of the novel, but a close examination of its functioning also reveals an artful strategy for rewriting and autofiction. Secondly, a thematic reading of the novel testifies to an outstanding creative handling of the material of the letters, which is to be related with the deconstructive operations and practices used in the “Belle Époque” novel. Indeed, deconstruction is at work both in the ethical questions raised by the speaker and in the precariously polyphonic/plural figures of the readers. Finally, René Leys can be re-read through the prism of an even more specific device, used by epistolary conventions, that of the postscript whose codes prominently feature in the logic and the metatextuality of the novel, not to mention the effects of its slow-witted turn of mind.

  • Pour citer l’article

Labatut, Sophie, « P. S. : Poétique de l’épistolaire dans René Leys de Victor Segalen », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

P.S. : Poétique de l’épistolaire dans René Leys de Victor Segalen

Sophie Labatut

Laisser des « traces alternées », comme le veut le titre de ce colloque, c’est tantôt se livrer à son talent d’épistolier, tantôt passer à la littérature, et l’on connaît bien cette bivalence de Victor Segalen : de très belles lettres d’un côté, des ouvrages inaltérables de l’autre. Mais ses écrits se sont aussi construits sur des notes quotidiennes, feuilles de route, ébauches, brouillons et documents soigneusement conservés. C’est le cas de René Leys, composé de deux larges et beaux manuscrits reliés, d’enveloppes et de dossiers, comme Notes et Plans[1], où l’on peut trouver une douzaine de lettres, assorties de huit enveloppes, écrites par Maurice Roy, le pilotis de René Leys. Autant dire que l’épistolaire est aux origines de l’élaboration de ce roman — aux origines aussi de son mystère.

Et déjà un peu d’ordre est nécessaire, pour dégager trois massifs que nous explorerons l’un après l’autre. D’abord, celui de l’atelier : que nous apprend le dossier génétique ? C’est-à-dire : comment passe-t-on des lettres réelles de Maurice Roy au personnage René Leys : prestidigitation, alchimie, autofiction ? Ensuite, nous aborderons l’exposition de l’épistolaire : le roman se révèle un véritable magasin, à croire que les enjeux stylistiques, linguistiques et philosophiques de la communication par lettres ont offert à Segalen un terrain de jeu créatif et renouvelant le romanesque. Enfin, la « lettre » rejoint une opération profonde que René Leys semble particulièrement mettre en œuvre : celle du signe et de ses seuils[2]. Le finale du roman modifie son statut et induit un changement d’état du texte qui ne peut s’opérer que dans la dynamique d’une lecture rétroactive, et qui s’apparente à un effet de l’esprit de l’escalier qui reconfigure a posteriori l’histoire, comme le ferait un post-scriptum.

Dans l’atelier de René Leys : du matériau biographique et génétique à la fiction

À la naissance du projet de roman se situe la rencontre, en 1910, de Maurice Roy, français et non belge ; son père, loin d’être épicier, est Receveur principal de la Poste française des Légations : le jeune modèle est, pourrait-on dire, génétiquement lié à l’épistolaire.

Ce n’est qu’une anecdote, encore n’est-il peut-être pas inutile de rappeler l’importance des échanges par lettres. Segalen, grand épistolier, y a recours toute sa vie, comme un exercice sérieux d’écriture. Plus précisément, lorsqu’il part en Mandchourie au début de 1911, puis à Tianjin, il a un échange épistolaire avec Maurice Roy resté à Pékin, qui s’intensifie lorsque le jeune homme essaie de traiter affaires pendant la chute des Qing. L’activité épistolaire y est alors aussi problématique que nécessaire et expérimente plusieurs canaux : convoi par la Poste française ou chinoise, télégrammes, téléphone, messages laissés aux lieux fréquentés, tout cela forme un réseau qui est dû aux conditions historiques et rejaillit sur le terreau fictionnel de René Leys. Il faut donc d’abord replacer l’écriture du roman dans ce contexte d’« hyper-épistolarisation », pourrait-on dire, nonobstant une lacune essentielle. D’une part, aucune lettre ne demeure de Segalen vers Roy, alors que la plupart des destinataires ont conservé les missives de l’auteur. Maurice Roy, moins scrupuleux, moins conscient de leur valeur, peut-être aussi détenteur de lettres plus compromettantes, ne les a visiblement pas gardées[3]. D’autre part, le contexte historique révolutionnaire a en quelque sorte hystérisé la nécessité d’une communication fiable : dans un contexte où les fausses informations sont politiquement sciemment utilisées et où la rumeur ne cesse de circuler, avoir un contact direct et véridique est essentiel, d’autant plus que son engagement auprès des Impériaux donne à Segalen l’impression d’avoir un rôle politique à jouer, y compris dans le secret et le cryptage.

De cela témoignent les dossiers adossés au manuscrit : le dossier Révolution égrène les traces que Segalen peut rassembler sur la Révolution chinoise (parfois en confrontant la presse avec les témoignages, qu’ils proviennent des personnes autorisées des Légations françaises ou du « tam tam[4] » de Maurice Roy) ; les Annales secrètes d’après MR [Maurice Roy], tenues depuis le 14 juin 1910, ou les pages annexes des deux manuscrits ; et surtout les fameuses lettres de Maurice Roy lui-même.

Ces lettres méritent un peu d’attention. Elles ont alimenté en leur temps une sorte de légende noire ou rose, dans la mesure où leur exposition par Jean Loize en 1944 et le catalogue auquel elle a donné lieu, ont été illégalement copiés, ce qui a donné lieu à une publication apocryphe en 1975 à Pékin[5] (Roy 1975). Il y a douze lettres en tout dans le dossier manuscrit (reprises dans Segalen 1999), et huit enveloppes qui leur sont associées, peut-être quelquefois d’une manière erronée, les traces n’étant pas exhaustives : Segalen a pu détruire des lettres compromettantes, soit sur le trafic d’armes que Maurice Roy lui proposait en abusant de sa confiance et en le faisant passer pour un ravitaillement des forces impériales, soit sur la proposition de réfugiement [sic] de l’Impératrice et de sa suite chez Segalen à Tianjin (et dans ce dernier cas, Segalen pouvait se protéger ou bien se débarrasser d’une histoire décevante à laquelle il avait naïvement cru). Les lettres s’échelonnent de mars à décembre 1911, lorsque Segalen est à Tianjin. Le papier et les enveloppes peuvent être chinois (blanc ligné ou rouge, comme il est d’usage en Chine pour les lettres de félicitations) ou à l’enseigne du Grand Hôtel des Wagons-Lits de Pékin ; l’écriture de Maurice Roy est régulière, classique pourrait-on dire, en général à la plume mais peut-être aussi au pinceau.

Concernant leur contenu, certains épisodes sont repris dans René Leys, mais pour alimenter l’intrigue et les récits oraux du jeune homme, en s’affranchissant donc du support épistolaire d’origine. Maurice Roy, censé être chef d’escorte, dit être nommé chef de la Police, officielle et secrète, du Palais dans la cinquième lettre (Segalen 1999 : 1069 sq., 9 septembre 1911 : 17e jour de la 7e lune) ; avoir déjoué un attentat à la bombe dans la Cité interdite dans la sixième (ibid. : 1072 sq., 17 octobre, mais il s’agit peut-être de la date de réception et non de rédaction) ; il fait allusion à l’asile possible et à la protection des Dames du Palais par la France via Segalen dans la huitième (ibid. : 1081 sq., lettre non datée, peut-être 8 novembre). On y retrouve aussi le théâtre, l’École des Nobles, les amantes dûment numérotées, les allusions vulgaires et tout ce qui relève de la Police Secrète.

Ce qui est resté lettre morte, exclu du roman, est intéressant également : l’affaire des ventes d’armes (Maurice Roy s’enquérant de la quantité de Mauser et de Mannlicher que Segalen peut se procurer à Tianjin, ce dernier pensant que c’est pour armer les forces impériales et se rendant compte, à l’occasion d’une conversation téléphonique inopinément surprise, que Maurice Roy en fait vraisemblablement un trafic illégal à son compte) ; la mère omniprésente (René Leys sera orphelin, les brouillons des manuscrits dédicacent ironiquement le roman à sa mère, et montrent l’agacement de Segalen pour ces attachements qui lui semblent puérilement freudiens) ; mais aussi la cordialité virile, martiale, d’une privauté qui pèse à Segalen, notamment dans les adresses (« mon vieux », « vieux frère », « mon vieux Victor ») ou dans les formules de congé (« cordiale poignée de mains ») de Maurice Roy, là où une ambiguïté sera travaillée pour René Leys. Ajoutons enfin l’épisode de la blennorragie contractée par Maurice Roy, qui apparaît clairement dans les Annales secrètes et dans la correspondance avec Yvonne, et que Segalen a volontairement fait disparaître du roman, comme le dossier Notes et Plans en témoigne : il en reste une trace ténue, lorsque René demande un conseil et un rendez-vous matinal, mais qui n’aboutira pas aux soins médicaux (le narrateur n’étant pas médecin)[6].

On peut cependant repérer des transpositions directes de la correspondance réelle dans la fiction. René Leys s’autorise le tutoiement (voir Segalen 2000 : 187-189), mais écrit « Mon cher Victor », là où Maurice Roy disait « Mon vieux Victor ». Les enveloppes sont également un bon moyen de voir s’opérer l’autofiction : celles de Maurice Roy peuvent provenir du Grand Hôtel des Wagons-Lits (comme la sixième lettre), ou être chinoises (gaufrées, éventuellement décorées dans la trame, et dans le format rectangulaire allongé traditionnel en Chine) ; celles de René Leys seront toutes chinoises mais avec un mauvais goût fleur bleue, un côté adolescent, et Segalen reporte sur le papier à lettres ce qui concernait surtout les enveloppes : « ce mot, écrit au pinceau, mais en Belge, sur du papier chinois mince tramé de fleurettes roses et vertes » (ibid. : 87) est aussi authentique que falsifié. « Le papier en est, d’ailleurs, parfaitement ridicule : des fleurs simili-bleues sur un vert et rose sentimental. Une enveloppe moirée crème et beige alangui (ibid. : 187-8) » suggère déjà tout un monde imaginaire — on aimerait croire que de telles lettres aient existé, mais c’est une hyperbole comique à charge et une vengeance personnelle : Segalen fait mourir Maurice Roy, par le truchement du roman, dans son avatar belge, inculte, sentimental, ses lettres faisant, en quelque sorte, (mauvaise) foi.

Il y a surtout un passage étonnant qui reprend presque littéralement une lettre de Maurice Roy : au chapitre 20, « l’épître lyrique » est en fait une lettre enchâssée de Longyu adressée à René Leys/Maurice Roy (qu’il faut comprendre inventée de toutes pièces par l’un, littéralement, et prêtée à l’autre, fictionnellement). Tout y est, ou presque, dans l’amorce et dans le poème inséré (mais celle de Maurice Roy est écrite sur le papier des Wagons-Lits). Voici la version réelle, originale, de Maurice Roy (Segalen 1999 :1063-5) :

Pour continuer la phrase malencontreuse, je te disais que jeudi dernier, j’ai été voir ma 1ère……… et que, ayant trouvé qu’il faisait trop chaud, Elle eut l’idée de se promener sur le lac du Sud. C’était le soir, vers 8 h ; les derniers rayons du soleil doraient encore le sommet du [Paé t’a] et une légère brume s’élevait au-dessus du lac. Je me revois toujours, habillé en mandarin, assis en tailleur, près de Sa chaise derrière laquelle se tenaient deux eunuques et trois dames d’honneur abandonné dans mes pensers au doux balancement du bateau impérial. Tout à coup j’entendis derrière nous des coups de cymbales et de tambours, c’étaient des eunuques qui suivaient dans un autre bateau, chantant des airs antiques, sur un ton tout à fait différent et qui n’a aucun rapport avec ceux qu’on chante dans les théâtres, mais qui n’en charme pas moins.

Quand nous descendîmes de bateau et que nous nous retrouvâmes plus seuls dans la chambre orange, Elle me montra une poésie qu’Elle avait composée en m’attendant et qui disait :

« Pourquoi l’aimé ne peut-il pas rester éternellement auprès d’Elle

Le poisson et sa femelle nagent bien ensemble dans le lac aux eaux colorées par les feuilles des arbres qui s’y mirent sur ses bords

L’oiseau et sa femelle volent bien côte à côte dans les airs embaumés par la végétation du parc des trois Mers.

Mes pensées s’attachent à ces lieux tranquilles, quand je regarde l’eau calme, il me semble l’apercevoir ; cependant une douleur inconnue fait tressaillir le sein du Phénix ».

J’ai naturellement conservé cet « Écrit tombé de Son Pinceau » comme tu dirais et je L’ai quittée, car c’était le moment de partir. Je n’y retournerai pas avant de lui avoir répondu par une autre poésie quelque peu digne d’Elle.

Juge pourtant de la tristesse que j’éprouve à me retrouver le lendemain matin devant maman qui me jette un regard soupçonneux, alors que je lui dis avoir dîné avec un tel, et surtout de celle que je ressens en faisant mon cours, car ma classe étant au 1er étage, des fenêtres on aperçoit à 500 m les toits jaunes des pavillons impériaux. Et je ne puis m’empêcher de penser que c’est là qu’habite celle avec qui j’étais la veille, entourée de soldats, de gardes impériaux, dans la ville Interdite autour de laquelle rôdent les P. S., Interdite aux Européens, aux Chinois même, et dans laquelle cependant moi, petit professeur de 20 ans, je puis pénétrer, sous une sorte de travesti !

Qu’en dis-tu, hein ! cher Victor.

Et voici la version romanesque, dans René Leys, un peu plus doctement enchinoisée :

— Mon cher Victor… [déjà ?] Je m’autorise de nos conversations antérieures pour te tutoyer en prose à la chinoise comme font, en vers, les bons amis. Je t’écris pour te dire que tu avais parlé juste : puisque tu m’avais questionné : est-ce qu’une Mandchoue peut aimer un Européen, et en être aimée ? Permets-moi de te dire que c’est possible, et que je le ressens. Puisque tu t’intéresses à tout ce qui La touche, comme moi, [« la » est précédé de la majuscule impériale], je m’empresse de te communiquer ce qui suit : Hier, trouvant qu’il faisait trop chaud, Elle eut l’idée de se promener ensemble (sic) sur la « Mer du Sud ». C’était le soir. Les derniers rayons du Soleil doraient le sommet de la Tour Blanche, et une légère brume couvrait le lac. Je me revois encore, habillé en mandarin de quatrième classe, assis près de sa chaise, derrière laquelle se tenaient deux Eunuques et trois dames d’honneur, abandonné dans mes pensées au doux balancement du bateau impérial. Tout à coup, j’entendis derrière nous des coups de gongs et de tambours ; c’étaient des eunuques qui suivaient dans une autre barque, chantant des airs antiques, sans aucun rapport avec ceux que j’ai appris au théâtre de Ts’ien-men-waï, mais qui n’en charment pas moins…

Quand nous descendîmes de bateau, et que nous nous retrouvâmes plus seuls dans la chambre orange, Elle me montra une poésie qu’elle avait composée en m’attendant et qui disait :

« Pourquoi l’aimé ne peut-il pas rester éternellement auprès d’Elle ?

» Le poisson et sa femelle nagent bien ensemble dans le lac aux eaux colorées de cinq couleurs par les feuilles des dix mille arbres qui se mirent [sic] sur ses bords…

» Le paon et la paonne volent pourtant plume à plume dans les airs embaumés.

» Mais je crois l’apercevoir : une douleur bien connue fait tressaillir le sein du Phénix. »

[Le reste en prose, moins poétique, et, tel un commentaire :]

Juge, mon cher ami, de la tristesse que j’éprouve à me retrouver le lendemain matin, faisant mon cours d’économie politique ! Ma classe est au premier étage du bâtiment de l’Ouest, et de mes fenêtres on aperçoit les toits jaunes des Palais Impériaux. Je ne puis m’empêcher de penser que c’est là qu’habite Celle avec qui je causais la veille…

Qu’en dis-tu ? Ceci fait-il bonne figure dans les « documents » et souvenirs que tu cherches sur Lui ? (Segalen 2000 : 188-9).

Ainsi la confidence accordée par René Leys de sa liaison avec Longyu se fait dans le roman par la voie épistolaire (alors que les lettres de Maurice Roy qui en parlent en sont déjà à l’accouchement), mais l’épisode conté et l’emboîtement d’un poème sont le fait du jeune homme réel : la réalité peut quelquefois dépasser la parodie la plus burlesque.

Ce qu’on voit donc, dans ce premier arrêt, c’est l’effet massif de l’épistolaire, en tant que matériau de départ, dans l’élaboration du roman, non seulement parce qu’il y a eu un échange effectif de lettres qui a relayé la parole orale dont il nous reste une partie, mais aussi parce que Segalen en a fait quelque chose comme une partition volontaire, en supprimant certains motifs, en infléchissant d’autres traits, jusqu’à brouiller les cartes de l’invention. On dira que c’est le propre de l’autofiction, mais sans doute n’est-il pas anodin de la puiser dans un terrain épistolaire qui relève de l’échange intime, devenu « extime ». Dans le choix même de cette inspiration, la solitude de la parole diariste qui architecture pourtant toujours le roman se trouve mise en tension avec une polyphonie, un plurivocalisme qui joue des voix et des frontières entre la fiction et le réel vécu.

René Leys : un terrain d’investigation des potentialités romanesques de l’épistolaire

N’y a-t-il pas, en effet, quelque chose de profondément inventif, dans cette tension des paroles privées et précaires, transposées dans l’écrit de fiction ? On rappellera que, d’une part, René Leys participe du laboratoire du roman qu’a été la Belle Époque, de Huysmans à Proust en passant par Gide, par l’expérimentation d’une narration volontairement déprise de l’omniscience des grands romans du XIXe siècle, écrits à la troisième personne. J’ai ainsi, comme d’autres, pu insister sur l’enjeu essentiel de la forme diariste : provisoire, égotiste, témoin y compris malgré elle. Segalen, en cela homme de sa génération, dans sa production romanesque (Les Immémoriaux ou Le Fils du Ciel) et à travers des théorisations que l’on peut retrouver dans « Sur une forme nouvelle du roman ou un nouveau contenu de l’essai » (Segalen 2000 : 313 sq.), a constamment cherché le point de rupture de l’ethos narratif (pour lui construction invraisemblable), mais aussi de la continuité linéaire du récit, au profit d’une déconstruction toute moderne, d’une mise en inquiétude tant de la littérature que des représentations du monde[7]. D’autre part, la plupart des ouvrages généraux sur la place de l’épistolaire dans le roman, de Jean Rousset (voir 1963) à Laurent Versini (voir 1979) pour ne citer que les plus connus, constatent une évolution du roman épistolaire qui, de florissant qu’il est dans la polyphonie du classicisme et des Lumières, va s’amuïssant vers le XXe siècle. De fait, les grands romans iconoclastes et refondateurs du XXe siècle ont rarement repris une forme épistolaire classique : les lettres peuvent apparaître ponctuellement (dans Les Faux-Monnayeurs par exemple), mais plutôt insérées dans un dispositif plus global qui ressortit à d’autres vecteurs, notamment ceux d’une parole solitaire, partiale, relative, laborantine en quelque sorte, tant dans l’essai spéculatif (chez Proust) que dans la forme diariste (chez Gide, puis Butor par exemple dans L’Emploi du temps). Il n’y a pas là forcément d’opposition. Si l’épistolaire étoile une parole polyphonique de sources locutoires plurielles et extériorisées (privées voire secrètes, mais aussi exposées, explicites malgré elles, voire exhibées) tandis que le journal intime enferme dans le soliloque circulaire de la psyché, la prise sur le vif est essentielle : elle garantit d’une part l’assise attestée d’un réel prosaïque sans raffinage et d’autre part fige l’instantané tout aussi bien, et sert autant à une relecture accusatrice dans les deux cas, proposant un double régime écriture/lecture, et jouant tantôt de la double coïncidence des communications, tantôt de leur décalage dans un dialogue de sourds. Or, c’est bien la trame dramatique de René Leys. Formellement, la manière dont les dates s’égrènent et inscrivent l’énonciation dans la précarité du provisoire, tandis qu’a posteriori la lecture les transforme en archives est commune, et on pourrait dire initiale, tant à l’épistolaire qu’au journal intime[8]. Ainsi, René Leys semble pouvoir être un terrain de jeu et d’enquête central pour remettre en question l’apparente disparition de l’épistolaire dans les élaborations expérimentales des avant-gardes du XXe siècle : crépusculaire, sans doute, le roman épistolaire semble pourtant prendre une forme discrète, discontinue, de contrepoint et d’ombre du tableau romanesque. En tout cas un constat s’impose dès lors qu’on lit René Leys à cette lumière : ce roman qu’on croyait essentiellement écrit sous le régime de la monodie diariste se révèle un fourmillement de lettres diverses, sous toutes leurs formes, et donc non plus seulement une transposition d’un matériau génétique réécrit, mais aussi un parcours des formes potentiellement romanesques de la correspondance.

Les lettres, pour peu qu’on relise le roman de près, sont en effet omniprésentes, et Segalen semble se livrer à une sorte de répertoire, de nomenclature de toutes les formes possibles de missives. René Leys devient alors étonnamment un véritable inventaire de l’épistolaire.

D’abord les personnages arrivent sous couvert de lettres de recommandation, ce qui permet au trio Leys-Wang-Jarignoux de faire son entrée ; le prolongement métonymique et comique de la carte de visite, peut être vu comme un avatar de la lettre (si l’on veut bien supposer que le carton de la carte de visite, avec ses éventuels caractères chinois se tend finalement comme une enveloppe et a quelque chose à voir avec l’arc de communication épistolaire, qui part du destinateur pour aller au destinataire en passant par le geste de la main qui donne ou prend), de la même manière que les invitations entre le narrateur et le couple Wang se font par faire-part interposés, et que tout finit en lettres de congé ou lettres de créance : lettres de recommandations et cartes de visite des employeurs garants, puis lettres échangées d’invitation et de congé pour Maître Wang (voir ibid. : 45, 87 et 207), cartes de visite à double face pour Jarignoux (voir ibid. : 48 et 123). Il y a là une exploration des possibilités de sociabilité mondaines de la lettre[9].

On peut compter également d’autres lettres véritables (je veux dire adressées, et intentionnellement écrites à un destinataire) et reçues, en plus de la forme déjà repérée de l’épître sentimentale. Trois cas surtout retiennent notre attention. Le premier groupe est formé par la lettre du Père, reçue doublement par Jarignoux et René Leys (voir ibid. : 123 et 127), et donnant lieu à la syncope du jeune homme : dans cette expérience déceptive pour le narrateur qui regimbe devant la puérilité de René Leys et les leçons de morale triviale de Jarignoux, se nichent aussi les confidences sur le Palais, la Police secrète, et l’amitié du Régent, confessions qui remplacent avantageusement la conversation qui aurait dû avoir lieu — autant dire que derrière son aspect ordinaire se cache un déploiement du romanesque. On peut rapprocher cet épisode de la missive[10] que René Leys envoie au narrateur pour annuler son cours (voir ibid. : 87), et qui finalement aboutit à la grande promenade révélatrice le long des murailles de la Cité interdite. Dans ces deux cas, la lettre réelle est reléguée au dérisoire, et son annulation permet la venue du conte mythique proféré en touches d’or : la déception, le renvoi à son inanité vulgaire permet inconsciemment de légitimer le « creux » dans lequel la parole magique vient se déployer. Le deuxième noyau épistolaire est la lettre-anonyme-de-Jarignoux (voir ibid. : 208), avec son amusant trajet, de la main au fumier et inversement. Signée « un ami prévoyant », elle fait retour (voir ibid. :210), par le mafou, et le narrateur l’appelle « une vieille note de linge sale » : le papier rappelle qu’il fut un jour chiffon. Il s’agit ici d’une variation drolatique sur les potentialités de l’épistolaire : que se passe-t-il quand l’émetteur est inconnu, ou croit l’être ? Peut-on se débarrasser de la matérialité du support épistolaire si facilement qu’on le croit ? La lettre y fait retour à l’envoyeur dans un comique de situation digne de la farce ou de la bande dessinée. Il faut mentionner enfin les nouvelles que le narrateur reçoit des Légations sur la Révolution (deux télégrammes de Canton parviennent aux Légations par exemple, voir ibid. : 232), qui entament une sorte de match contre celles que René Leys dit recevoir, à la PS (Police Secrète), des forces impériales (les dépêches de Han-K’eou, voir ibid. : 248) : ici, elles sont au pluriel, et Segalen visiblement s’en donne à cœur joie avec la frénésie des missives en temps de trouble et de guerre, le cryptage, la caducité et l’impossible fiabilité et assignation, dans un travail de la désorientation par multipolarisation — le romanesque rejoue bien l’épistolaire.

Il me semble cependant pouvoir distinguer encore trois aspects singuliers, idiosyncrasiques et exotiques, que je voudrais aborder pour finir.

D’abord le mouchoir, qui fonctionne pour René Leys comme un signal, c’est-à-dire comme une missive. Un premier mouchoir « de soie blême » (ibid. : 85), puis « l’envoi d’un certain mouchoir de soie rose » (ibid. : 185), mais le « message d’Elle » censé être reçu lors de la Grande Nuit Tragique devra bien sûr être jaune, couleur impériale (ibid. : 260) : de la courtisane de Ts’ien-men-wai au signal de la Policière aux cinq couleurs jusqu’à l’Impératrice, le mouchoir prend du galon. Objet de transition et de message, code, c’est une sublimation de la lettre, mais d’un paradoxe total, puisqu’il a la souplesse du tissu (papier-chiffon-mouchoir de soie : le roman en trace une ligne mobile et de disparition), qu’il est vierge puisque sa surface reste unie, sans inscription… toutefois, si sa forme peut séduire comme lettre non scripturale mais codée et phatique, sa versatile attribution et sa plurivocité ambiguë en font le lieu de tous les leurres du langage.

À l’inverse, le Reçu de la Grande Première Nuit, est un papier recouvert d’inscriptions, signalées à deux reprises dans une description « objective » (c’est-à-dire où la myopie du regard étranger égrenant les pictogrammes est censée authentifier la nature scripturale, encrée, voire gravée, des caractères) ; si les mouchoirs restent désespérément lisses, le Reçu au contraire ne cesse d’exhiber ses signes, mais, comme le roman le montre et comme je l’ai étudié ailleurs (voir Labatut 2019), ces signes restent signes : illisibles. Le Reçu est tendu par René Leys, comme une lettre, et donne lieu à la première description de l’illisibilité des signes : « Et il me tend un papier couvert de caractères dont les abréviations cursives demeurent dans ma main peu efficaces à éclairer ce qu’il vient de me dire… Je regarde, sous les derniers éclats de ma lampe qui saute, les files de caractères aussi mystérieux pour moi qu’une sténographie Ægyptiaque enveloppée d’arabesques Hittites, cloutée de Cunéiformes et regrattée par vingt archéologues ! » (Segalen 2000 : 185). Tandis que René Leys s’est endormi, ce Reçu finit dans la poche du narrateur, comme la lettre anonyme de Jarignoux maculée, mais il sera exhibé à la fin comme une preuve éventuelle conservée, mais impertinente :

Rien non plus, chez moi, sauf deux lettres, déjà transcrites…

Et cet énigmatique Reçu « de la première nuit d’amour au palais » — qu’il croyait perdu… sans que je le détrompe. J’ai déjà tenté de le déchiffrer. Mais suis-je mauvais élève, ou le devoir trop dur ? Ces caractères représentent des objets redoutables : des couteaux, une lance à croc ; des yeux en long ou dressés en hauteur, des fleurs, des dents de rat, des femmes se cachant le ventre, des puits, des creux, des tombes, des trous lutés d’un couvercle… un fourneau magique… une bouche vide… un bateau… De tout cela, qu’est-ce qui exprime ce thème… Première Nuit d’Amour au Palais ?

Faut-il faire traduire ? Si c’est faux, et peut-être un compte de maison : quel ridicule sur moi. Si vraiment il s’agit de… cela : quelle trahison pour lui qui ne peut s’en défendre… et qui ne peut plus s’en expliquer…

Ou simplement : ce papier ne serait-il pas écrit de ses mains : car la calligraphie n’était qu’un jeu dans ses étonnantes aptitudes… (ibid. : 279-7).

Ainsi, Segalen semble démontrer a fortiori, en formant un diptyque avec les supports épistolaires vierges d’un côté, et les tablettes surchargées de l’autre, que le monde est rempli de fausses lettres, de fausse monnaie : il se rattache ainsi à une pensée moderne sur les énoncés dissociés de la vérité, et n’est pas étranger à la pensée inaugurale de la linguistique et de la philosophie du langage, non plus qu’à cette exploration que le roman épistolaire a notamment illustrée, puisque parmi les grandes œuvres, c’est souvent le jeu de cette fausse parole, d’abord efficiente, puis obérée par la multiplicité des autres sources, par les aveux contradictoires ou par les déductions des lecteurs qui en constituent le nœud dramatique — le piège — et la dynamique heuristique — la solution. Au fond, Laclos pose les mêmes questions sur le mensonge. Mais alors pourquoi parler d’attitude exotique ? Parce que tout en vectorisant des usages typiquement chinois, à quoi Segalen donne en passant une existence et une consistance littéraire dans le monde des représentations imaginaires romanesques occidentales, il ne le fait qu’en questionnant systématiquement la réciprocité et le renversement des ordres. Un message est censé dire quelque chose — et s’il disait autre chose, ou le contraire ? Une lettre est censée avoir été écrite par telle personne — et si son secret ne résidait pas plutôt dans qui l’a reçue ? Ces « retournements bout pour bout » constants sont le fait de la poétique du roman, qui s’exprime explicitement comme un principe taoïste, mais aussi rejoue indéfiniment la partition de L’Essai sur l’exotisme. On y retrouve, en miniature, tous les enjeux du Divers.

Enfin, le dernier élément de singularité que je voudrais souligner ici sera le jeu de l’épître chinoise : elle provient d’un original de Maurice Roy, on l’a vu, mais aussi elle rappelle fortement la structure du Fils du Ciel. On trouve en effet dans ce roman plurivocal les différents décrets officiels, accompagnés du commentaire de l’annaliste, qui lisse et oblitère, dans une langue de bois institutionnelle, toutes les tentatives réformistes de Kouang-siu (Guangxu), et qui colore en faits divers anodins l’internement forcé, l’empoisonnement du jeune empereur par sa tante Tseu-hi (Cixi), le meurtre de sa concubine préférée Ts’ai-yu (Cai Yu) ou la fuite devant les forces d’occupation lors de l’épisode des Boxers : ici déjà se côtoient deux sortes de voix mensongères, celle des édits impériaux (qui revisitent l’Histoire), et celle des écrivains au service du pouvoir, laudateurs, courtisans, compromis. Segalen fait jouer le contraste entre l’annaliste et les « écrits tombés de Son pinceau », qui sont les poèmes composés par l’empereur et que par tradition chinoise on archive dans les annales. Ces versets figurent en marge décalée à droite et en italiques, tandis que l’écrit en prose de l’annaliste est en romain. Pourtant, nul poème du Fils du Ciel (ni de Stèles, les deux livres se faisant écho dans maints poèmes) ne ressemble, pour le propos, à celui que comporte notre roman : il y a donc là un jeu d’inversion, René Leys proposant sur un mode dégradé, burlesque, grossier, ce que Le Fils du Ciel et Stèles écrivent au même moment sur un mode sérieux, grave, lyrique et authentiquement, exotiquement chinois. Ce jeu de réécriture en miroir préside à toute la poétique de Segalen, et passe donc par l’épistolaire, sous trois instances : celle de la forme chinoise, authentique d’abord, en montrant qu’une lettre peut être un poème (ce qui n’est pas rien) par effet d’expertise sinologique en quelque sorte (c’est l’étage de la bibliothèque de la poésie chinoise). La deuxième instance permet de renouveler le genre romanesque occidental par ce métissage qui se veut un nouveau baptême, et de faire entrer la lettre-poème dans le champ du romanesque possible, voire de la romanisation (Segalen s’y affirme créateur : c’est l’étage du Fils du Ciel). La troisième instance montre la même forme abîmée dans sa dégradation mensongère et vulgaire (c’est l’étage de René Leys), et Segalen s’y paie le luxe d’y écrire un mauvais poème[11]. Il n’est pas indifférent non plus que le recours à l’épître chinoise, et donc l’appartenance véritable au genre de la poésie vienne ici encore faire jouer les frontières de surface des genres : le roman glisse, même par parodie, vers le poétique et rappelle in fine, par la forme épistolaire et sa plasticité, qu’il serait souhaitable de faire éclater les digues qui enserrent et confinent les écritures et les genres.

Il semble ainsi nécessaire de se pencher, pour finir, sur les enjeux de cette omniprésence en variation, en expérimentation, de l’épistolaire : comment un genre peut-il en cacher un autre ?

Les enjeux de la scène épistolaire

Ainsi, derrière la virtuosité de l’utilisation du champ épistolaire par Segalen dans René Leys, se dessine encore une fois sa volonté de renouveler la scène de l’écriture : faire bouger les lignes du genre romanesque et de l’invraisemblable narration surplombante par un étoilement des paroles précaires dont l’adresse inscrite dans le hic et nunc disparaît derrière les prestidigitations du langage. Le tour de passe-passe achevé, ne restent que les signes, réduits à leur inscription et à leur illisibilité, aussi bien en termes de vérité (tout le monde ment, dans René Leys, finalement) qu’en termes de littéralité (rien n’est univoque, tout en même temps veut dire son contraire) : les lettres, parmi les autres vecteurs de parole, restent lettre morte, les epistulae ne sont qu’une variante des litterae. On sait que le sens se dérobe, malgré la prolifération de ses fausses sources, et qu’à la fin ne restent que les surfaces, comme autant de parchemins : le Reçu, le plan de Pékin, la surface éreintée de la Ville, la peau de René Leys. Il faudrait être épigraphe pour déchiffrer les signes qui y sont inscrits, y compris en profondeur (le papier serait regratté par vingt archéologues, la Ville cache souterrainement l’inscription du Nom caché, la peau mate de René Leys renvoie aux yeux caves, aux mots touches d’or dans la mosaïque du Ciel, à la cloche bôomante ou au potentiel poison instillé par l’encre des veines, autant d’images qui introduisent la profondeur là où tout semblait surface lisse), mais au fond, tout est lettre (ou caractère), c’est-à-dire tracé, gravure, signe sans référent, sans vérification, sans sens.

Mais pour aller plus loin encore, constatons d’abord que le dernier support, celui du manuscrit, relu in fine par le narrateur puis produit publiquement comme témoin et qui se retrouve par passation magique et métaleptique du monde de la diégèse vers le monde réel dans les mains du lecteur appelé à une seconde lecture au terme de la première, ce manuscrit peut lui aussi être rapproché du genre épistolaire, par celui de la lettre ouverte. Le roman, dédicacé « à sa mémoire » (celle de la mère de Maurice Roy ? celle de Maurice Roy qui survivra pourtant à Segalen ? celle du jeune conteur de naguère, en face du commis « insipide, gentil, fini » rencontré en 1917 ? [Lettres à Yvonne des 1er et 4 mars 1917, citées dans Segalen 1999 : 1114]. Ou encore celle de René Leys, personnage transitionnel sacrifié sur l’autel du mythe impérial tant désiré par l’ethnographe exote ?) s’apparente ainsi à la publication tous azimuts d’un texte qui excède son destinataire initial, comme le fait une lettre ouverte.

On remarquera aussi que, si l’ensemble peut fonctionner a posteriori comme un dossier à charge et une lettre ouverte d’auto-accusation, il existe bien une lettre manquante : ce serait celle qu’un suicidé est censé écrire avant de commettre son geste irréparable. Dans notre fiction, l’éviction de cette pièce maîtresse est essentielle : on ne saura jamais si René Leys s’est volontairement suicidé ou s’il est mort du poison ou de syncope. Il n’est pas anodin que Segalen ait décidé de ne pas conférer au narrateur le métier de médecin qui était pourtant le sien, et qui aurait rendu invraisemblable l’incertitude finale sur les causes du décès, y compris dans la répugnance exprimée devant l’autopsie. Il s’agit ici de construire l’intrigue autour d’une non-lettre. Et cette non-lettre est in fine remplacée par la publication d’un journal intime, dernier hommage, témoignage, testament et missive adressée à René Leys, donc par un ersatz de lettre. Les jeux de substitution vont jusque là[12].

Mais peut-on encore parler de lettre et de jeu générique avec l’épistolaire ? on voit à quel point Segalen brouille les frontières et franchit les prétendues imperméabilités : narration romanesque, narration provisoire, monodie, polyphonie, prose, poésie, récit, discours, rhétorique, lyrisme, privé, patent, ces porosités ont déjà été interrogées ici. Mais comment qualifier cette manière d’explorer spécifiquement les potentialités de l’épistolaire dans ce roman ? On ne peut que constater une tentative d’épuisement, en même temps qu’un essai de nomenclature, de répertoire, les Anglais diraient d’exhaustment. Qu’il nous soit permis une dernière hypothèse : si l’on considère que la lettre est un discours qui s’arrête à la signature, après la formule de congé, on peut dire que René Leys indique la première sur la page de garde, la seconde dans les dernières pages du roman. Seulement, il n’est pas rare que l’esprit d’escalier vienne perturber l’ordonnancement du propos et même le contenu de l’envoi : les post-scriptum sont des hyperbates qui souvent modifient la teneur de la lettre, et jouent de leur fausse appartenance à l’anodin pour tout renverser, pour modaliser, et s’agglomérer comme un discours final, crépusculaire mais inoubliable, secondaire mais central, décentré mais nodal. Il ne semble pas impertinent de redire ici que « P. S. » a été un titre sérieusement envisagé par Segalen[13] et qu’il s’agissait du sigle communément utilisé par Maurice Roy et lui tant dans leurs cachotteries que dans leurs cryptages sérieux au moment de la Révolution. On le retrouve tant dans les lettres de Maurice Roy que dans les Annales secrètes ou encore dans les manuscrits et addenda[14]. « P. S. » est donc le signe, la lettre (littera) qui reprend une réalité mensongère (l’appartenance de Maurice / René au personnel impérial), pourtant crue à force de familiarité (un acronyme crée un réseau de connivence entre ceux qui l’utilisent, contre ceux qui ne le connaissent pas, et se transforme vite en illusion de connaissance), et qui est à la fois l’abréviation de « Police secrète » (en deux mots l’intrigue du roman) et de « Post-scriptum » (en deux mots le statut du discours) : j’y vois donc un ajout à l’histoire vécue avec Maurice Roy et la Chine, dans une poétique qui va, au delà peut-être de l’épistolaire, se loger dans celle, toute particulière, du post-scriptum. Ainsi René Leys pourrait-il être la tentative de rectifier le réel et une correspondance avérée en lui ajoutant une fiction (qui compense le ridicule vécu), une sorte de figure d’épanorthose qui, en créant moins un memento qu’un memorandum, cherche à oblitérer un pan gênant du réel, à faire de la fiction une opération d’arrangement. On dit souvent que René Leys a la saveur du crépusculaire (crépuscule de la Chine immémoriale, nostalgie d’un Pékin perdu), on note également tout ce que le roman doit à la négation (« Je ne saurai donc rien de plus », les premiers mots du roman, s’achèvent sur le « oui ou non » final, et tout part de rien, est figuré par une ellipse et un blanc, pendant la grande promenade inaugurale), on pourrait donc ajouter ici que beaucoup de choses se jouent dans cet après-coup que ménage, paradoxalement, la marginalité du post-scriptum : une manière d’ajouter une phrase anodine, annexe et informelle mais qui réaménage tout le reste, dans la logique de l’hyperbate.

On peut ainsi lire René Leys à la lumière de l’épistolaire, par son lien ontologique avec la communication essentiellement différée, comme un post-scriptum géant, un post-roman, une post-histoire, une post-lettre et une post-écriture — un livre qui fait résonner l’après en nous, et qui travaille profondément ce qu’on pourrait appeler l’inactuel.

P.-S. : c’était une absence de conclusion possible.

 

 

  • Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Labatut 2019 : « Réversibilité ou réciprocité dans René Leys : tout se peut-il retourner bout pour bout ? », dans Colette Camelin et Muriel Détrie (dir.), Victor Segalen, « Attentif à ce qui n’a pas été dit », Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2019, p. 277-304.

Rousset 1963 : Jean Rousset, « Une forme littéraire : le roman par lettres », dans Forme et signification, Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, « Les Essais », 1963, p. 65-108.

Roy 1975 : Maurice Roy [René Leys], Lettres à Victor Segalen, Pei-King, Presses des Lazaristes, 1975, 58 p.

Segalen 1999 : Victor Segalen, René Leys, édition de Sophie Labatut, Paris, Chatelain-Julien, 1999, 2 vol.

Segalen 2000 : Victor Segalen, René Leys, édition de Sophie Labatut, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000.

Versini 1979 : Laurent Versini, Le Roman épistolaire, Paris, Presses universitaires de France, « Littératures modernes », 1979.

  • Contributrice

Sophie Labatut est professeure de chaire supérieure. Ses travaux ont porté sur René Leys, Équipée et Peintures de Victor Segalen. Elle a participé au colloque de Cerisy en juillet 2018 sur Segalen (Victor Segalen 1919-2019 « Attentif à ce qui n’a pas été dit »), publié chez Hermann en 2019, et contribue en 2021 à une journée d’étude des littératures francophones à l’Université de Lille sur l’audible et l’inaudible (« “Je l’ai vu regarder sans rien dire une peau de tambour” : entendre l’inaudible dans René Leys de Victor Segalen ») et au prochain numéro de Littérature consacré à Segalen (« René Leys, ou l’art du faux »).

  • Bibliographie de l’autrice

Édition critique de René Leys, Paris, Chatelain-Julien, 1999.

Édition de René Leys, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000

« Réversibilité ou réciprocité dans René Leys : tout se peut-il retourner bout pour bout ? » dans Colette Camelin et Muriel Détrie (dir.), Victor Segalen, « Attentif à ce qui n’a pas été dit », Paris, Hermann, « Colloque de Cerisy », 2019, p. 277-304.

[1] On trouvera ce dossier en fac-similé dans l’édition critique complète que j’ai publiée en 1999 chez Chatelain-Julien, (Segalen 1999), et en transcription dans l’édition de poche qui s’en est suivie dans la collection « Folio classique », 2000 (Segalen 2000). Je voudrais remercier Anne-Élisabeth Halpern pour sa précieuse collaboration à cette communication.

[2] Je prolonge ici en partie une réflexion entamée à l’occasion du colloque tenu à Cerisy en 2018, sous la direction de Colette Camelin et Muriel Détrie (Labatut 2019).

[3] Il existe quelques allusions à Maurice Roy dans le reste de la correspondance générale, notamment dans les lettres à Yvonne, début 1911 (j’en ai proposé un choix dans Segalen 1999, elles figurent intégralement dans Segalen 2004). Encore les allusions sont-elles très mesurées et souvent pragmatiques (projet d’une compagnie d’hydroplanes, accouchement de l’Impératrice, mais rien sur les affaires tentées pendant la Révolution ou sur la proposition d’accueillir l’Impératrice en cas de fuite fin 1911) et restreintes au moment où Segalen était séparé d’Yvonne par sa mission médicale en Mandchourie ; ainsi nous n’avons pas trace de ce que Segalen pensait de Maurice Roy pendant la Révolution en dehors des notes qu’il prenait pour lui-même et déjà en vue d’un passage à l’écriture. Rappelons également que l’auteur a brûlé son journal en 1918. Personne ne sait comment Segalen s’adressait à Maurice Roy réellement et quel degré de crédulité il lui laissait transparaître.

[4] L’expression est de Maurice Roy, elle figure plusieurs fois dans ses lettres.

[5] La préface est signée d’un pseudonyme (Song-Tche-Hien) et datée de Noël 1974 ; le format est un format allongé qui reprend les proportions des livres chinois, de Stèles mais peut-être aussi des enveloppes chinoises que Maurice Roy a pu utiliser, avec un papier plié en accordéon ; la justification de tirage stipule : « L’ÉDITION ORIGINALE DE CES LETTRES INÉDITES DE MAURICE ROY À VICTOR SEGALEN PUBLIÉE AUX DÉPENS D’UN COLLÈGE DE MANDARINS D’EXTRÊME-OCCIDENT A ÉTÉ ACHEVÉE D’IMPRIMER SUR LES PRESSES DES LAZARISTES À PEI-KING LE 25 OCTOBRE 1975 ET COMPREND 26 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR CHIFFON À LA FORME LETTRES DE A A Z ET 55 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DE RIVES NUMÉROTÉS DE 1 A 55 L’ENSEMBLE TOTALISANT 81 NOMBRE SACRÉ DE LA TROISIÈME TERRASSE DU TEMPLE DU CIEL À PEI-KING ».

[6] Dans Notes et plans (Segalen 1999 : 763 sq.), on peut lire : « Péripétie : qui est cette femme de qui dépend… je la découvre par un enchaînement autre que la gonorr [cryptage grec pour gonorrhée] ». Les lettres de Segalen à Yvonne de début 1911 font allusion aux soins apportés au jeune homme et à la nécessité de « soigner son amante » (lettre du 10 février, citée dans Segalen 1999 : 1108) ; l’épisode de la consultation demandée par Maurice Roy est daté dans les Annales secrètes d’après MR du 12 août 1910 (voir Segalen 1999 : 908). Le roman final évoque un envoi banal qui cache une demande de rendez-vous et va donner lieu à la grande promenade dans les champs de sorgho (voir Segalen 2000 : 190 sq., chapitre 21, juste après avoir reçu l’épître insérée de Longyu) : or, la demande de Maurice Roy avait débuté ainsi. Mais l’imitation de la graphie du narrateur, notamment à travers les majuscules M, V et S est difficile à vérifier : Segalen en parle sur ses brouillons comme une décision et les lettres de Maurice Roy semblent peu probantes, sa graphie étant plutôt constante, moins imitative que celle de René Leys, mais c’est difficile à dire. Il y a sans doute priorité aux logiques du vraisemblable romanesque sur les biographèmes ici, dans une transposition amusante de prélèvement ironique.

[7] Choix de formules sur la linéarité du récit : « M’affranchir enfin de cette fatalité [du roman] […] Ce roman possède une justification de tirage, une dédicace, un récit. Un récit surtout ! Soit à la troisième, soit à la première personne ; ou encore, adressé à la seconde. Et je n’en sors pas ! Il faut que je raconte ! Il faut que j’étale proprement une anecdote, comme un peintre en bâtiment une couche de ripolin. […] Je ne puis croire au nécessaire triomphe du Roman. Sa formule est grossière par excellence et sa transsubstantiation médiocre. Il réclame de se développer. Il a besoin du temps. Il lui faut aligner toute une série de causes et d’effets, et il n’est même pas réversible. Comme un long fil d’acier, il doit surtout faire preuve d’une ductilité grande (300 pages) et, pour ne pas se rompre, d’une considérable ténacité. ». Et sur le narrateur : « Le Personnage haïssable de tout roman : l’Auteur. Celui-là qui sait invraisemblablement tant de choses, et les étale avec impudeur. Celui-là qu’on sent partout sans qu’il ait souvent le courage de paraître. Celui-là qui apostrophe ses lecteurs, et de quel droit ? qui prévoit que “le” chapitre va finir ; celui-là qui, ayant cru changer de sujet, aura donné son effort pour être neuf, et reste obstinément lui-même… L’auteur impersonnel est un être à tuer. »

[8] Le fait que René Leys ne comporte pas de date ne doit pas nous tromper : cela est dû à l’inachèvement du manuscrit. Segalen avait prévu de transposer en 1911 avec René (pour concentrer l’intrigue sur l’année de la Révolution) ce qui avait eu lieu à partir de 1910 avec Maurice, et n’a précisé sur son deuxième manuscrit que la première date du journal, utilisant des croix (X) pour signaler les autres entrées, parce qu’il voulait unifier plus tard sa chronologie.

[9] On peut ajouter à ces scènes épistolaires de la bienséance et du respect de l’étiquette, les lettres de créance qui gravitent autour de la visite de l’ambassade au Régent (voir Segalen 2000 : 135 sq.), qui ressortissent aux protocoles diplomatiques. Plusieurs cartons sont échangés (d’invitation ou d’excuses, de congés ou de cadeaux emballés : l’envoi peut prendre ainsi trois dimensions — jusqu’à la petite concubine, « petit cadeau du Régent […] pas encore ouvert » (ibid. : 174) mais « kai-paolée », c’est-à-dire déballée, démaillotée (ibid. : 227).

[10] Lettre écrite sur du papier chinois, ce qui reprend en partie les lettres réelles de Maurice Roy mais aussi les modifie, en les plaçant sous le jour ironique d’un sentimentalisme de bas étage (« ce mot, écrit au pinceau, mais en Belge, sur du papier chinois mince tramé de fleurettes roses et vertes »).

[11] Les bons auteurs capables de forger des mauvais textes ne sont-ils pas le nec plus ultra des bons auteurs ? On rappellera en clin d’œil que le véritable auteur de l’épître sentimentale du Phénix sur la Mer du Sud (voir Segalen 2000 : 188-9) est surtout Maurice Roy, bon auteur malgré lui… mais aussi que la réponse de Segalen, du berger à la bergère, passe par l’avatar du narrateur (voir ibid. : 199), et reconfigure tout ultérieurement.

[12] Les manuscrits témoignent de ce tâtonnement. Le premier manuscrit faisait état (feuillet 412, cité dans Segalen 1999 : 836-7 : « Il a laissé peut-être quelque chose d’écrit ») de la recherche habituelle de la lettre explicative du suicide, ce qui est complètement gommé dans le deuxième manuscrit, laissant place à l’enchaînement que j’ai essayé de gloser. En effet, on peut lire dans le roman : « Rien non plus, chez moi, sauf deux lettres, déjà transcrites… Et cet énigmatique Reçu “de la première nuit d’amour au palais” […] Et je reviens, et je me retrouve face à face avec mon seul témoin valable : ce manuscrit » (Segalen 2000 : 276-7) : on voit la non-lettre d’explication s’effacer devant les glissements et remplacements successifs de l’épître sentimentale vers le reçu puis vers le journal intime.

[13] Voir le verso du feuillet 429 du premier manuscrit, daté du 3 janvier 191[4], qui est un essai de page de garde, où « P.S. » se trouve bien à la place du titre : « Victor Segalen / P. S. / Roman vécu / Divers Épigraphes : — Savoir… — “Je ne saurai jamais[”] ». (Segalen 1999 : 850).

[14] « PS » est l’abréviation que Segalen utilise couramment pour Police Secrète à partir du 26 juin 1910, moment où Maurice Roy lui dit, comme René Leys, en faire partie (Segalen 1999 : 907). On la retrouve utilisée dans la correspondance, de Segalen à son épouse et de Maurice Roy à Segalen. Elle devient donc un sigle presque mécanique. C’est pourquoi lorsque Segalen envisage en 1913, lorsqu’il a rompu avec Maurice Roy, de donner au roman le possible titre de P.S., il doit au moins autant entendre Police Secrète que Post Scriptum dans le choix de cette abréviation. Il envisage alors une bibliographie avec des cycles (cycle maori, cycle des héros, cycle de la Chine, cycle des laissés-pour-compte, cycle des imaginaires, cycle vécu), et place notre roman dans la dernière catégorie : cycle vécu (voir ibid. : 854, verso du feuillet 432), avec le titre de P.S. Le double sens de Police secrète et de Post Scriptum est alors intéressant : il a été vécu de croire à ce roman policier, tout comme cette fiction fonctionne comme un post-scriptum, un addendum à l’histoire réelle.

Dans le roman, l’expression « police secrète » provient d’abord de Maître Wang (voir Segalen 2000 : 47), son existence est confirmée par René Leys (voir ibid. : 80), qui se dit en être le chef (voir ibid. : 167), et l’abréviation est introduite (voir ibid. : 175), puis intronisée, précisément avec sa double lecture police secrète / post-scriptum : « P. S. [j’allais lire : “Police Secrète”… !] / Post-Scriptum : n’oublie pas surtout de déchirer cette lettre » (ibid. : 189). Il s’agit de la fin de l’épître bouffonne du sein tressaillant du Phénix, et la lecture du narrateur se superpose à l’écriture de René Leys : il s’agit déjà d’une ambiguïté vocale.

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article dans Cahiers Segalen

Odile Hamot, De Batavia à Colombo par Roscanvel : une exégèse exotique

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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De Batavia à Colombo par Roscanvel : une exégèse exotique

Odile Hamot

  • Résumé

Cet article entend mettre en lumière l’importance de la lettre que, le 1er novembre 1904, Segalen, de retour vers la France après un long séjour en Océanie, écrivit au poète Saint-Pol-Roux, afin de lui rendre compte de son exploration de la ville de Batavia, à Java. Cette lettre, très différente des deux autres relations de son séjour dans cette ville qu’offrait Segalen — la lettre du 24 octobre à ses parents et les notes du Journal des îles — met en œuvre une « exégèse exotique » qui requiert une réorientation du regard et constitue, en définitive, un dépassement de l’exotisme. Elle annonce en bien des points le futur Essai sur l’exotisme.

  • Abstract

From Batavia to Colombo via Roscanvel: an exotic exegesis

This article aims to demonstrate the very importance of the letter Segalen wrote to the earlier symbolist poet Saint-Pol-Roux, on November 1st of the year 1904, while, on his way back to France, after a long time spent in the Indian Ocean, he was enjoying a stopover in Batavia (Dutch East Indies). After exposing the nature of the relationships between those two authors, different in so many ways, it was interesting to compare this letter, relating his exploration of Batavia as a sort of “exotic exegesis”, to other documents Segalen wrote at the same time, in the same place, in order to enlight its close link to the Essai sur l’exotisme.

  • Pour citer l’article

Hamot, Odile, « De Batavia à Colombo par Roscanvel : une exégèse exotique », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

De Batavia à Colombo par Roscanvel : une exégèse exotique

Odile Hamot

Le 1er novembre 1904, par un de ces heureux hasards qui font se rejoindre dans une commune attention les esprits amis, se croisent les lettres de Saint-Pol-Roux et de Victor Segalen, l’une écrite depuis un petit village du Finistère, Roscanvel, « le jour de la Toussaint » ; l’autre, en mer, en d’exotiques antipodes, entre Batavia et Colombo. Hasard poétique encore qui fait entrer en consonance l’étape inaugurale d’un voyage intérieur, celui du poète breton d’adoption, publiant le deuxième tome des Reposoirs de la Procession, De la Colombe au Corbeau par le paon, avec celui, très concret, du médecin militaire brestois embarqué sur La Durance, comme si la colombe saintpolienne prenait son envol vers l’ami exilé, croisant ainsi dans le « Mystère » les pensées parties de Colombo, ou presque : « Suis en train de donner le bon à tirer de mon tome II — hélas retardé. Il débute par la Colombe à vous dédiée. Puissiez-vous lui porter bonheur ! », écrit Saint-Pol-Roux (SPR/VS[1] : 40, 1er novembre 1904). Hasard toujours de projets tendus entre traverses et traversée de deux hommes dont l’existence se trouve à cette date en proie à des vents contraires : Saint-Pol-Roux, enferré dans les difficultés cadastrales liées à la construction de son manoir — « Ah, mon bien cher, j’ai des occupations et des tracas par-dessus l’esprit. Ma vie se passe en allées-venues entre Roscanvel et Camaret. Au moment de terminer les alentours du Manoir, voilà que le Conseil municipal me créa des difficultés… » (ibid.) ; Segalen, tout juste sorti d’une déambulation « pénible », inaboutie, et relatant sa « peine perdue » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904). Mais au delà de ces collusions anecdotiques qui n’ont pour mérite que de nous révéler la communauté de sentiments de ces deux solitaires, ce sont deux lettres toutes différentes qui se croisent. Si la lettre de Saint-Pol-Roux, brève, ancrée dans le quotidien le plus contingent, ne livre guère que la chronique d’une existence fixée sur ce « roc camarétois » auquel il se disait « ressortir […] hiver comme été » (Saint-Pol-Roux 1978 : 45) — il est symptomatique que le poète y annonce son projet d’« étrenner sa nouvelle demeure », « un petit château […] sur les hauteurs du Toulinguet » (SPR/VS : 30-1, 15 octobre 1903), et fasse état de la nécessité, pour l’heure, de « rest[er] en la Chaumière » où Segalen l’avait visité quelques mois plus tôt —, c’est bien, à l’inverse, une lettre de voyage qu’adresse, en ce mois de novembre 1904, le jeune médecin à son lointain ami, une lettre marquée scripturairement par les impedimenta du parcours, comme en témoigne la mention en post-scriptum — « Mon écriture tremblée ? Les vibrations incessantes de l’hélice » — qui donne au lointain lecteur la sensation quasi physique de la traversée. Cette étude se propose précisément d’examiner la façon dont Segalen entreprend de rendre compte de son escale javanaise à son destinataire, afin « qu’il daigne emprunter un instant les yeux du voyageur[2] ».

Ainsi, après avoir brièvement précisé la nature des liens qui unirent les deux épistoliers, il pourrait être intéressant de comparer la lettre du 1er novembre à deux autres documents écrits à Batavia à la même époque afin de tenter de dégager les spécificités de la stratégie d’écriture mise en œuvre, en l’occurrence, une exégèse exotique qui annonce en bien des points l’Essai sur l’exotisme.

Saint-Pol-Roux et Segalen

Victor Segalen et Saint-Pol-Roux se rencontrèrent durant l’été 1901, par l’intermédiaire d’un ami commun, Max Prat, un garçon au « caractère doux et pleinement sympathique », (SPR/VS : 28, 25 avril 1902). Saint-Pol-Roux, alors âgé de 40 ans, avait depuis longtemps quitté Paris et ses déboires à la fois financiers et littéraires, et était venu s’établir en Bretagne, dans le village de Roscanvel où l’avaient séduit l’authenticité de la nature et la simplicité des habitants. Ce héraut du Magnificisme, qu’il avait lancé dans une lettre tonitruante en réponse à l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, en mai 1891, avait donc accueilli dans le « décor de rêve » de la « Chaumière de Divine », minuscule « maison rustique, meublée d’art » (VS/SPR : 21, 14 octobre 1901) qu’il habitait alors, le jeune Segalen, de dix-sept ans son cadet, de retour de Bordeaux où il terminait ses études de médecine à l’École de Santé Navale. « Venu en étranger », le jeune homme en était reparti en ami, heureux de la « discussion passionnante » avec ce maître qui avait « reconnu [s]a pleine sincérité » : « grâce à vous, Monsieur, remerciait-il dans sa lettre du 14 octobre 1901, ma thèse se précise, s’affirme en son allure de plaidoyer technique en faveur des artistes contemporains » (ibid.). C’est donc à Saint-Pol-Roux que Segalen dut d’avoir développé sa réflexion sur les synesthésies sensorielles et, plus précisément, sur l’audition colorée, thèmes sur lesquels il sollicita explicitement l’avis de son aîné qui lui répondit d’ailleurs longuement un mois plus tard (voir SPR/VS : 23-5, 12 novembre 1901). C’est également au Magnifique qu’il dut sa découverte, ô combien décisive, de Gauguin.

Saint-Pol-Roux, qui ne tarissait pas d’éloges sur l’« admirable et subtile thèse » (SPR/VS : 26, 13 janvier 1902) de ce jeune écrivain au « caractère hanté de solutions nouvelles» (SPR/VS : 23, 12 novembre 1901) ou encore sur son œuvre à venir, « forte et indépendante » (SPR/VS : 27, 13 janvier 1902), avait pressenti en lui le génie et lui prédisait une grande carrière littéraire : « J’ai une foi géante, absolue en votre destinée » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904). Les visites d’« intimité condensée » (C, I : 588, à Saint-Pol-Roux, 6 août 1904) de l’été 1901 allaient ainsi sceller une belle amitié, fondée sur une admiration réciproque, attestée par une correspondance dont on trouve trace d’octobre 1901 à novembre 1918, même si seules en sont conservées, à de rares exceptions près, les lettres de Saint-Pol-Roux à Victor Segalen. Entre la première lettre, datée du 14 octobre 1901 et encore empreinte de la déférence admirative de l’impétrant reconnaissant à l’égard du Maître du symbolisme, et la dernière, la nature des relations entre les deux hommes évolua nécessairement : les liens se distendirent progressivement et l’enthousiasme des débuts se ternit quelque peu à partir de 1909, à la suite sans doute de l’embarrassante affaire des bois de Gauguin — que Segalen avait offerts au Magnifique et que ce dernier avait été finalement contraint de vendre. Quoi qu’il en soit, en 1904, les relations étaient sans conteste au beau fixe et Saint-Pol-Roux jouissait aux yeux de son cadet d’un prestige intellectuel parfaitement inaltéré.

En janvier de la même année, le jeune médecin, alors « l’hôte envié d’îles fameuses », avait envoyé au Magnifique quelques « très précieuses […] notes des Marquises », issues de son « pieux pèlerinage à Hiva Oa » (SPR/VS : 33, 21 janvier 1904) sur les traces de Gauguin disparu quelques mois plus tôt, et l’avait tenu informé des avancées de son nouveau projet littéraire, ce qui deviendrait Les Immémoriaux. Le Magnifique faisait partie des quelques amis que Segalen avait hâte de revoir à son retour en France, comme il s’en ouvrait à son ami Émile Mignard : « Et surtout j’attends merveilles de la reprise de nos anciennes intimités intellectuelles. Toi, Max, S[ain]t-Pol, Morache… toutes bonnes choses dont j’ai été, ces deux ans, orphelin » (C, I : 594, 16 septembre 1904). Saint-Pol-Roux fut, du reste, l’un des seuls destinataires avec lesquels, durant toute cette période, Segalen s’exprima de façon un peu détaillée sur l’ouvrage en cours. En effet, l’auteur des Reposoirs l’avait alors non seulement maintes fois vivement encouragé à écrire — « Un faible peut hésiter ! Vous non pas ! Ne laissez point s’écouler un temps fertile. Ces heures ne reviennent plus. À l’œuvre donc ! Et courage ! » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904) ou encore : « revenez avec un très beau livre — ce dont je serai fier pour vous » (SPR/VS : 38, 7 juin 1904) —, mais il l’avait aussi engagé à partir à la découverte d’un nouvel exotisme, un exotisme profond, authentique et philosophique dont la littérature n’avait pas encore donné idée : « Loti a conté le charme évidemment superficiel, peut-être même faux de là-bas, à vous de nous en rapporter l’épopée, la légendaire et philosophique vérité, l’âme simple et monstrueuse, le bêlement rugi : les derniers jours du Jardin ! » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904). Au delà de la pléthore métaphorique, il y avait de la part du Magnifique, qui retrouvait de la sorte sa verve de 1891, une instigation puissante à repenser en ses fondements l’exotisme, une invitation à rapporter l’invisible présent au cœur de la beauté étrange des lointains : en dire l’âme, et non simplement l’apparence, le cri vrai, authentique, et non plus le bruit lénifiant, éculé des romans exotiques. Et c’est peut-être ce « bêlement rugi » de l’inconnu qu’entendait lui rapporter fidèlement Segalen dans cette lettre du 1er novembre, adressée à un poète qu’il savait partager ses exigences, même si, selon Jean-André Legall, « Victor Segalen l’en remercia et, bien évidemment, s’empressa de ne pas en tenir compte » (2011 : 82). Il n’est rien moins certain qu’à cette date, Victor Segalen se trouvait dans de pareilles dispositions d’esprit. Ainsi, lorsque l’idée d’un livre sur l’exotisme germa en son esprit, il n’est pas improbable que ses pensées le conduisirent tout naturellement vers son ami de Roscanvel et que lui revinrent en mémoire les exhortations enthousiastes qu’il lui prodiguait, heureux de trouver en cet aîné resté en Bretagne un vis-à-vis de qualité avec qui partager ses vues, lui qui avouait avoir « été très seul intellectuellement durant ces deux années » de voyage (VS/SPR : 43, 1er novembre 1904).

La lettre de Batavia et ses autres

En novembre 1904, Segalen, de retour vers l’Europe après un séjour de près de deux ans en Océanie, venait tout juste d’ébaucher son projet d’un Essai sur l’exotisme dont il avait eu l’idée quelques jours plus tôt seulement, alors que La Durance arrivait « en vue de Java », soit vraisemblablement le 22 octobre. L’arrivée à Java eut lieu le 23 octobre au soir, dans le port charbonnier de Tandjung-Priok, atteint avant la découverte, le lendemain, de Batavia, espérée comme « une des plus intéressantes escales du parcours » (C, I : 596, à ses parents, 7 octobre 1904), et y mouilla durant trois jours. Ce fut six jours après son départ en direction de Colombo que Segalen prit la plume pour rendre compte à Saint-Pol-Roux de son fructueux passage à Batavia. Selon le journal, en effet, le 21 octobre, La Durance est « en vue de Madoura » : « nous marchons sur Java, dans une mer immobile et un ciel lourd » (OC, I : 450, Journal des Îles). La missive adressée à Saint-Pol-Roux quelques jours après l’escale à Batavia est donc sans doute, hormis celles qu’il destinait à ses parents, l’une des premières à être écrites depuis la naissance du projet, même si à cette date il ne s’agit encore que de très rapides notations. Sa valeur inaugurale s’atteste sans mal et elle se révèle, à ce titre, particulièrement intéressante. Et que Saint-Pol-Roux en soit le destinataire n’est pas anodin, Saint-Pol-Roux dont Segalen confierait quelques années plus tard, que « chaque parole […] trouvait en lui un écho exact, et retentissait avec le timbre même, et la voix du pays qu[’il] évoquai[t] » (SPR/VS : 95, « Hommage à Saint-Pol-Roux »).

En réalité, trois documents rendent compte du passage de Segalen à Batavia : la lettre qu’il adressa le 24 octobre 1904 à ses parents alors qu’il « absorbait » Batavia depuis deux jours ; les notes de son Journal des îles, et sa lettre à Saint-Pol-Roux. Si d’inévitables similitudes s’y perçoivent nécessairement, ces trois textes répondent à des objectifs et à une rhétorique fort différents : la lettre aux parents, encombrée de diverses considérations pratiques, ne répond qu’en partie seulement au vœu d’offrir un aperçu de l’escale javanaise et n’accorde en définitive qu’assez peu de place à l’évocation de Batavia — sa visée étant essentiellement de donner des nouvelles à la fois régulières et surtout réconfortantes à la famille éloignée. Des « deux Batavia » mentionnés, « la ville indigène, près de la mer, grouillante et vivante » est, à dessein, rapidement éludée, au profit de « la ville hollandaise, spacieuse, d’un vrai confort exotique » (C, I : 598), décrite sous un jour tout à fait favorable, insistant sur sa grande salubrité et sur le luxe dont on pouvait y jouir à faible prix. Segalen y sacrifie volontiers aux stéréotypes de l’imagerie traditionnelle propres, sans doute, à satisfaire les attentes de ses destinataires : mer, soleil, vérandas, indigènes et esclaves se retrouvent sous sa plume pour décrire une lointaine contrée qui, n’ayant rien à envier à l’Europe, apparaît en même temps comme fort rassurante pour ses parents — négation de l’ailleurs : on y parle français, et on y mange — mal — hollandais.

Les notes de son journal, tenu tous les jours passés à Batavia, à l’exception du 26 octobre, sont bien plus précises et développent dans le détail, comme pour fixer immédiatement la mémoire, visites, anecdotes, notations historiques, pittoresque du lieu, dans le vœu, sans doute de ne pas « laiss[er] perdre […] beaucoup d’aperçus ou d’histoires ou de faits » (C, I : 1009, à Yvonne, 27 septembre 1909). Mention y est également faite des deux Batavia, mais Segalen se donne là tout loisir d’évoquer longuement le « vieux Batavia » et ses « canaux boueux, bordés d’énormes fougères, de cocotiers denses » (OC, I : 450, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]), « le “pestilentiel” d’antan » qui « vraiment fleure les pestes, les fléaux d’autrefois » (ibid. : 451, mardi 25 octobre [1904]) —, toutes notations qui eussent sans aucun doute effrayé ses parents. Le regard s’attarde sur le trait saillant, la couleur dominante — le blanc côté hollandais (« teintes dominantes : blanc, le blanc des pierres blanches, des marbres, des vérandas en atrium » (ibid. : 450, lundi 24 octobre [1904]), et le brun côté indigène — et le style se déploie, non sans une certaine complaisance, en des passages très travaillés :

Au milieu de chaque passage chemine « le » canal éternellement boueux, suintant de vases brunes, où passent les chalands enluminés de rouge ocreux. Sur la chaussée poussiéreuse, des Javanais au petit turban, aux kahènes bien drapées de couleurs fauves, sienneuses, terreuses, rehaussées de bleus foncés qui passent au brun. Donc le brun domine » (ibid. : 451, mardi 25 octobre [1904]).

Un style riche de nombreux adjectifs, que l’on retrouve dans les notes du jeudi 7 novembre, à propos de Colombo, « crian[t] d’exotisme » : « les larges avenues pilées de terre rouge, longées de grandes arcades en pierre rougeâtres, s’enfoncent à l’infini dans le pays, intriquées de grands étangs sinueux, alternés de parcs, de jardins vert anglais (!) » (ibid. : 456, jeudi 7 novembre [1904]). Segalen ici s’inscrit dans la mouvance de ces écrivains dont, plus tard, il entendrait prendre le contre-pied : « ils ont dit ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont senti en présence des choses et des gens inattendus dont ils allaient chercher le choc » (OC, I : 746, Essai sur l’exotisme, 9 juin 1908). Le journal qui, selon Henry Bouillier, « enregistre modestement les impressions, les sentiments, les émotions d’où naîtront les poèmes et les livres » (ibid. : 386, introduction au Journal des Îles), reste ce que Lamartine appelait « un voyage, c’est-à-dire une description complète et fidèle des pays qu’on a parcourus, des événements personnels qui sont arrivés au voyageur, de l’ensemble des impressions des lieux, des hommes et des mœurs, sur eux » (1849 : 4). Tout autre se veut la lettre à Saint-Pol-Roux.

Cette lettre, écrite près d’une semaine après le départ de Batavia, vient vraisemblablement puiser dans les notes du journal, « comme [à] un moyen de métier » dont elle serait la « retranscri[ption] dans un format “littéraire” » (C, I : 1009, à Yvonne, 27 septembre 1909), puisque s’y retrouvent quasi littéralement recopiés certains passages : « un grouillis trop ordonné de statues convulsées ; les Ganeça, innombrables, align[a]nt militairement leurs trompes » (OC, I : 451, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]). Mais elle affiche manifestement une ambition littéraire tout autre, bien au delà de la simple relation de voyage, compte tenu, sans doute, du statut de son estimé destinataire, des attentes que ce dernier avait explicitement formulées relativement à la vocation du jeune écrivain, mais également eu égard aux propos dont, dans sa dernière lettre, ce dernier s’était lui-même empressé d’assurer son aîné : « Oh ! pas d’“impressions de voyage” !… » (C, I : 588, à Saint-Pol-Roux, 6 août 1904), un refus qu’il réitérerait, d’ailleurs, dans son Essai sur l’exotisme en 1908 : « Mais quoi ! Des “impressions” de voyages, alors ? Non pas ! » (OC, I : 756, 9 juin 1908). Certes, il était alors question — en août 1904 — de l’œuvre en gestation, Les Immémoriaux, mais il ne pouvait être envisageable de déroger, fût-ce dans le cadre d’une modeste lettre, à un pareil engagement, dès lors que la qualité même du destinataire permettait l’expression d’une réflexion littéraire plus approfondie. La lettre de novembre 1904 assume donc une volonté de rupture — thématique et stylistique — par rapport à l’horizon d’attente d’un tel exercice.

Le style en est volontairement rapide, fragmentaire, elliptique : s’y multiplient phrases nominales, phrases courtes, parenthèses — « Batavia (deux Batavia) » —, tirets, interrogations rhétoriques qui anticipent les questions du destinataire : « Ce que j’en ai retiré ? » « les Malais ? », « les Musées ? » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904). On peut s’étonner du choix de cette syntaxe hachée et paratactique, proche de la restitution de notes à vocation personnelle, qui semble récuser toute élaboration ostensiblement littéraire et qui contraste avec les périodes étonnamment travaillées qui émaillent le Journal. Sans doute faut-il avancer qu’il ne s’agissait, pour Segalen, que de fournir une « Notion rapide » (OC, I : 450, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]) de Batavia, sans s’attarder aux faciles séductions et aux prestiges du lieu, pour un destinataire assez peu sensible à l’exotisme des lointains et qui se plaisait à le dire : « Je n’ai jamais éprouvé la curiosité de voyager. Sur le quai de Camaret, j’entends les vieux marins s’entrecausant : “Lorsque j’étais en Chine… Quand j’étais à Madagascar…” Et leurs gestes pétrissent des lointains fabuleux. » (Saint-Pol-Roux 1973 : 21). On notera, du reste, qu’une semaine plus tard, le 7 novembre, Segalen estimait devoir rendre le pittoresque éclatant et le charme violemment exotique de Colombo par « des tronçons de phrases hachées, des mots accouplés, des pages de Kim morcelées » (OC, I : 456, Journal des Îles, jeudi 7 novembre [1904]). Il donnait là, explicitement, la formule esthétique et rhétorique qui avait organisé sa lettre au poète Magnifique, comme si se faisait obscurément jour en lui la volonté d’inscrire sa démarche littéraire à l’inverse de l’esthétisation et de la rhétorique traditionnellement attachées à l’évocation des pays lointains.

De fait, dans la lettre du 1er novembre, on est frappé par l’absence quasi totale de notations exotiques contrairement à ce qui s’observe dans les deux autres documents : ainsi, la vision « vraiment exotique — avec cette pointe de faste — » de « javanaises au long des canaux [qui] se lavent dans l’eau terreuse » (ibid. : 451), consignée dans le journal du 24 octobre, n’est pas reprise dans la lettre ; on n’y trouve ni cocotiers, ni vérandahs, ni évocations de la mer… et la couleur, si présente dans le Journal, disparaît, ainsi que les nombreux adjectifs descriptifs, comme dans une tentative, déjà, de « jeter par-dessus bord ce que contient de mésusé et de rance ce mot d’exotisme. Le dépouiller de ses oripeaux : le palmier et le chameau ; casque de colonial ; peaux noires et soleil jaune ; et du même coup se débarrasser de tous ceux qui les employèrent avec une faconde niaise » (OC, I : 749, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908). Ainsi, la ville hollandaise jugée, dans la lettre aux parents, « d’un vrai confort exotique » (C, I : 598, 24 octobre 1904) « serait » simplement, dans la lettre à Saint-Pol-Roux, un « désirable séjour tropical » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904), le conditionnel venant, modaliser, atténuer la force de l’assertion et permettre la prise de distance de l’épistolier par rapport à un hypothétique amateur d’exotisme facile. Il semble donc bien que, dès sa lettre à Saint-Pol-Roux, Segalen ait tenté de mettre littérairement en œuvre ce rejet de la conception éculée de l’exotisme, à travers une restitution quasi schématique — le mot « schème » est employé dans son journal à cette même époque (OC, I : 450, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]) —, excluant tout pittoresque, comme pour exclure cette « faconde niaise » (OC, I : 749, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908) de littérateurs faciles. Il s’agissait, en effet, comme l’y avait engagé Saint-Pol-Roux, de ne pas rapporter le « charme évidemment superficiel, peut-être même faux de là-bas » (SPR/VS : 34, 21 janvier 1904), mais, déjà, de repenser la notion et, comme l’y inviterait l’Essai sur l’exotisme, d’« [é]carter vivement ce qu’elle contient de banal : le cocotier et le chameau. […] Ne pas essayer de décrire, mais l’indiquer à ceux qui sont aptes à la déguster avec ivresse » (OC, I : 747, Essai sur l’exotisme, 17 août 1908). Et certes, Saint-Pol-Roux, était un de ceux-là. Mais comment dès lors rendre compte au lointain destinataire de l’expérience javanaise ?

Une exégèse exotique

C’est, en lieu et place d’une description de Batavia, au rebours de trop banales « visions d’exotisme » (ibid. : 746, 9 juin 1908), l’idée d’une véritable exégèse exotique qu’entend proposer Segalen à son « cher Grand Ami » (C, I : 587, 6 août 1904) dans sa lettre de novembre 1904.

« Vous comprendrez ma joie, mon cher Saint-Pol, d’atterrir enfin sur de la “Terre à Passé”, sur Java, après mon jeûne en la matière » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904). C’est peut-être afin ne pas risquer de décevoir celui qui avait lui-même fait le choix de fuir Paris que Segalen omettait d’évoquer, comme à ses parents et comme il le faisait dans son journal, sa hâte de retrouver l’activité voire l’agitation d’une « grande ville » (C, I : 581, à ses parents, 2 juin 1904), préférant mentionner sa joie, plus noble, « d’atterrir sur de la Terre à Passé ». Et c’est, en effet, après un long « jeûne » en escales fécondes, après les « terres basses, quelconques, pas tropicales du tout » (ibid. : 596, à ses parents, 7 octobre 1904) du détroit de Torrès, l’espoir d’une rencontre exotique d’une autre teneur, éloignée des poncifs de la relation de voyage. Batavia promet la découverte, enfin, d’une terre riche d’un passé dont l’importance s’évalue à la majuscule que lui assigne Segalen, un passé qui transparaît au cœur du réel dont il donne à lire le mystère et la profondeur. Il n’est pas anodin que le jeune médecin ouvre sa lettre par de telles considérations, tout à fait originales, lorsque l’on attendrait assez naturellement l’évocation d’un exotisme géographique et « volontiers “tropical” » (OC, I : 746, Essai sur l’exotisme, octobre 1904). C’est qu’il entendait déjà, comme il le dirait plus tard, dans l’Essai, « dépouiller l’exotisme de ce qu’il a de “géographique” » (ibid. : 747, 17 août 1908, note), afin d’« exalter le prodigieux profond passé inconnu » (ibid. : 776, 21 avril 1917) et dégager la voie, novatrice, d’un exotisme dans le Temps, récusation de l’entente ordinairement admise de la notion : « L’une des manifestations les plus simples, les plus grossières du Divers, à l’homme est sa réalisation géographique dans les climats, les faunes et les flores. […] C’est le Divers vulgarisé, le Divers à la portée de tous » (ibid. : 777, 8 octobre 1917).

Or, ce que Segalen découvre à Batavia, si attendu, est une véritable imposture, un réel, « comique et triste » (VS/SPR : 42, 1er novembre 1904), qui se donne comme le dévoiement d’un original perdu, un « fac-similé », où la réalité équivoque s’estompe dans le flou trompeur du malentendu : des hôtels dans d’anciens palais, du neuf sous l’apparence de l’ancien ; des Chinois, des Japonais, en lieu et place des Malais ; des Javanais en Hollande :

Batavia (deux Batavia), l’ancien, l’indigène, le pestilentiel, — et le neuf, ville hollandaise, y compris les canaux, la persistante propreté, Batavia serait un désirable séjour tropical. Autant que possible j’ai fui l’Européen, les hôtels somptueux, les clubs établis en d’anciens palais, et j’ai recherché l’indigène. — Pénible ! — J’ai d’abord trouvé des Chinois, puis des Japonais ; les deux parasites inévitables de tout pays où il y a quelque argent à gagner. Les Malais ? Ils pullulent dans les rues, c’est vrai, mais je voulais les voir chez eux et non chez les Hollandais. Peine perdue. » (Ibid. : 41).

Batavia lui apparaît comme la multiplication du Même — « Des Dourga symétriques répétant un geste identique et nombreux, le rayonnement de leurs dix bras » (OC, I : 451, Journal des Îles, lundi 24 octobre [1904]) —, la négation du Divers, et constitue un exemple patent de « la Dégradation de l’Exotisme, sur la surface de la Terre » (OC, I : 774, Essai sur l’exotisme, 21 avril 1917).

Mais à travers cette déconvenue, se dégage paradoxalement « un progrès en ethnographie » (OC, I : 452, Journal des Îles, mardi 25 octobre [1904]) et l’escale dans « l’immense Batavia » (C, I : 598, à ses parents, 24 octobre 1904) est alors éprouvée par le tout récent penseur de l’exotisme comme « vraiment neuve, vraiment fructueuse » : « Ce que j’en ai retiré ? plutôt des “limites d’ignorance” ; des certitudes d’incertitudes en ethnologie, en exégèse exotique, en tout » (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904), un fruit paradoxal et négatif, né de la déception même et qui s’énonce dans le creux d’une double négation et d’une antithèse. L’ignorance devient alors méthode d’approche de ce qui du monde échappe toujours et de toutes socratiques « certitudes d’incertitudes » (ibid.), le lieu et le moyen de l’émergence du vrai. Segalen formulera cette découverte de diverses façons dans l’Essai sur l’exotisme : « Sans cultiver le paradoxe, je dois l’accepter, ou même le poser quand il est nécessaire. La partie positive de ce livre, la base, le tremplin, en doit être tout d’abord une pure négation » (OC, I : 769,4 janvier 1913). C’est bien ce que montre la lettre à Saint-Pol-Roux, où s’affirment, avec la force de la certitude, l’incompréhensibilité et l’impénétrabilité du lieu à découvrir, notions décisives de la réflexion sur l’exotisme :

L’exotisme n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle.

Partons donc de cet aveu d’impénétrabilité. Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races les nations, les autres, mais au contraire éjouissons-nous de ne le pouvoir jamais […] (ibid. : 751, 11 décembre 1908).

C’est bien cela que découvre Segalen à Batavia.

Derrière l’évidence que saisissent les « notes immédiates de touristes » (VS/SPR : 42, 1er novembre 1904), les pays, les peuples, dissimulent leur énigme aux « pseudo-Exotes » (OC, I : 755, Essai sur l’exotisme, décembre 1908). En saisir la vérité exige un exercice du regard appelé à déceler ce qui se cache derrière le visible, que ce dernier satisfasse ou qu’il déçoive les attentes du voyageur : c’est un tel regard, — comparable à celui du géologue qui, lui, « sait voir » (OC, I : 449, Journal des îles, 21 octobre [1904]) — qui fonde l’« exégèse exotique » de Segalen, formule qu’il faut entendre, d’une part, comme l’interprétation de l’exotisme en tant que notion à redéfinir et, d’autre part, comme l’exigence d’interprétation émanant de l’objet saisi. Batavia offre la preuve que l’exotisme n’est pas, paradoxalement, ce qui accroche le regard, mais précisément ce qui se dissimule et requiert une véritable quête herméneutique à travers laquelle il se redéfinit. La déception que suscite l’escale javanaise n’est pas sans rappeler, on s’en avise, celle qui, selon Segalen, serait au fondement de la réception de son Essai sur l’exotisme :

Je ne le cacherai point : ce livre décevra le plus grand nombre. Malgré son titre exotique, il ne peut y être question de tropiques et de cocotiers, ni de colonies ou d’âmes nègres, ni de chameaux, ni de vaisseaux, ni de grandes houles, ni d’odeurs, ni d’épices, ni d’îles enchantées, ni de néant et de mort, ni de larmes de couleur, ni de pensées jaunes, ni d’étrangetés, ni d’aucune des ‘saugrenuités que le mot « Exotisme » renferme dans son acception quotidienne (OC, I : 765, 18 octobre 1911).

Elle contraint à une réorientation du regard, à la redéfinition de l’horizon d’attente et au dépassement de l’exotisme. Dès lors, la stratégie d’écriture qu’elle met en œuvre réside dans la volonté non plus de restituer des descriptions pittoresques et superficielles plus ou moins convenues ou encore, selon les termes de l’Essai sur l’exotisme, de dire « tout crûment sa vision » (ibid. : 747, 9 juin 1908), ou de donner dans l’imagerie tropicale de « cocotiers et de ciels torrides » (ibid. : 746, octobre 1904), mais plutôt de livrer l’« expérience », au sens fort, de la quête de la vérité profonde de l’altérité qui s’offre dans l’ailleurs, une quête engageant un parcours complexe, non simplement spatial, temporel ou culturel de Batavia, — opposant l’ancien et le neuf, l’indigène et le hollandais, le pestilentiel et le propre —, mais un parcours dont les résonances apparaissent plus intimes : « j’ai fui », « j’ai recherché », « j’ai trouvé », « je voulais voir »…, autant d’expressions qui mettent en scène le « je » engagé dans cette quête, « pénible », d’un objet fuyant qui ne livre de prime abord que des succédanés de la vérité (VS/SPR : 41, 1er novembre 1904. De fait, à Batavia, Segalen prend conscience que l’exotisme ne saurait être « cet état kaléidoscopique du touriste et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance » (OC, I : 750-7, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908), une distance qui, en l’occurrence, peut prendre la forme d’une déception. Cette dernière devient alors le point de départ herméneutique d’un exotisme non galvaudé et plus authentique : « C’est en voyant comment les valeurs diverses tendent à se confondre, à s’unifier, à se dégrader, que je connus comment tous les hommes étaient soumis à la Loi d’Exotisme » (ibid. : 774, 21 avril 1917), écrira plus tard Segalen.

Et si, le 9 juin 1908, l’exote peut envisager une « contre-épreuve » ou le « contre-pied » de ce que ses aînés, Loti, Saint-Pol-Roux et Claudel ont produit (ibid. : 746, 9 juin 1908), c’est peut-être aussi grâce à la contre-épreuve de l’exotisme qu’il formule dans la lettre du 1er novembre 1904. Il érige en méthode une docte ignorance qui impose de voir, au delà de la vision première, ce que révèle l’imagination. Ainsi, devant la prostitution de l’exotisme — qui en est en fait la négation —, la vérité même du voyage se voit niée et le voyageur se retrouve semblable à « l’exote [qui], du creux de sa motte de terre patriarcale, appelle, désire, subodore des au delà » (ibid. : 762, 1911). C’est un tel désir d’au delà que propose la suite de la lettre :

Mais ce que j’ai entr’aperçu dans les lointains de Java vaut mieux que mes notes immédiates de touriste.

Une île grouillante de vie ; 8 millions d’habitants et la végétation la plus formidable du globe. Des villes à beaux noms de fastes : Ddogdjakartha, Sourakartha, où bâillent indolemment les Sultans feudataires des gouvernements néerlandais. Des danseuses rituelles, des Ron[g]geng aux gestes onduleux… Plus loin que Java la petite île de Bâli, dernier refuge de l’Empire de Modjopahit, bouddhiste encore peut-être, et restée telle qu’aux temps des premières invasions hindoues.

Aux alentours de l’immense archipel se rattache aussi une étape de la marche de mes vieux amis les Polynésiens. L’une de leurs terres originelles fut l’île de Bouroe, dans les Moluques. Et les Malais sont quelque chose comme leurs grands-oncles. Cela seulement m’aurait intéressé à Java. (VS/SPR : 42, 1er novembre 1904).

Cette poétique de l’exotisme se trouvera également plus développée dans le Journal, dans un passage littéralement scandé par l’imagination :

Mais par-delà des expériences directes, j’entrevois avec précision des visions plus rares : j’imagine, avec un regret, des somptuosités lointaines, possibles encore dans les vieilles cités du centre, les cités à beaux noms de faste : Semarang, Djokjakarta, Sourakarta ; j’imagine des cours rutilantes, des sultans, leurs ruches de serviteurs, et, par des soirées lourdes, les flexibles ondulations des ronggeng aux doigts souples. J’en ai pu voir, au bord des canaux, les jolies lignes longues. J’imagine le concert grêle des gamelang, l’œil atone du sultan promené sur toutes ces choses, vieilles pour lui […] (OC, I : 452, mardi 25 octobre [1904]).

Au delà de l’exotisme facile et immédiat de la « chose vue » qui n’offre en réalité qu’une lecture superficielle du monde, se découvre comme l’écriture d’un palimpseste : sous la surface ou dans le lointain, affleure obscurément une réalité qu’il revient à l’œil intérieur, celui de l’imagination, de déceler et d’interpréter. C’est ce palimpseste qu’entrevoit le regard littéraire et qui fonde l’exotisme véritable comme exégèse du réel, un exotisme plus profond, riche non plus d’une beauté évidente mais d’une arrière-beauté, une poésie des lointains, plus métaphysique que géographique, où le réel, l’imaginaire, l’espace et le temps, loin de se contredire, retrouvent leur vérité.

« Or, il y a, parmi le monde des voyageurs-nés, des exotes. Ceux-là reconnaîtront, sous la trahison froide des phrases et des mots, ces inoubliables sursauts donnés par des moments tels que j’ai dit : le moment d’Exotisme » (OC, I : 750, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908). Cette trahison froide des phrases et des mots, Segalen, affronté au spectacle du monde, la formulera à diverses reprises : « les noms déçoivent autant que les dieux de bas ordre » (OC, I : 107), écrit-il dans Les Immémoriaux et, devant la mer de Corail, il éprouve le sentiment qu’« une fois de plus les mots sont plus évocateurs que les choses enfermées en eux » (OC, I : 446, Journal des Îles, 1er octobre 1904). La trahison de Batavia réside peut-être dans les attentes déçues que son beau nom avait pu faire naître chez un voyageur avide de découvertes. Mais derrière le réel « méprisable et mesquin » (OC, I : 753, Essai sur l’exotisme, 11 décembre 1908) qu’offre la ville javanaise, où le Divers se dégrade dans la répétition du Même, se découvre une vérité paradoxale, l’idée que le véritable exotisme réside tout autant dans ce qui s’offre à la saisie que dans ce qui se refuse au regard du touriste. La ville décevante devient invitation à une quête des signes, vouée à saisir l’invisible derrière le visible, non seulement l’affleurement du passé au cœur du présent, mais plus fondamentalement celui du vrai au cœur du faux. Elle renvoie ainsi le voyageur à l’authenticité de sa propre quête et lui enseigne que l’éloignement géographique ne garantit aucunement la vérité de l’exotisme, qu’il existe, au cœur même du lointain, un exotisme plus vrai, plus profond, qui requiert une exégèse fondée sur l’accueil du paradoxe en tant que principe herméneutique : « apprendre à voir », comme dirait Rilke, en l’absence de toute certitude, dans l’absolue ouverture de l’inconnu. C’est une telle découverte que met en œuvre esthétiquement et stylistiquement la lettre du 1er novembre 1904 : négation de tout voyeurisme et refus du style traditionnel de l’exotisme s’y allient dans le refus des poncifs littéraires : ne pas faire voir, mais donner à vivre et à imaginer, dans une entreprise de régénération et de dépassement de l’exotisme.

 

 

  • Bibliographie

Bouillier 1996 : Henry Bouillier, Victor Segalen [1961], Paris, Mercure de France, 1996.

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Lamartine 1849 : Alphonse de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages, pendant un voyage en Orient, 1832-1833, ou Notes d’un voyageur, Paris, Firmin Didot,1849.

Legall 2011 : Jean-André Legall, « La Correspondance Saint-Pol-Roux-Victor Segalen », dans Marie-Josette Le Han (dir.), Saint-Pol-Roux, Passeur entre deux mondes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2011.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Saint-Pol-Roux 1973 : Saint-Pol-Roux, Vitesse, Mortemart, Rougerie, 1973.

Saint-Pol-Roux 1978 : Saint-Pol-Roux, De l’Art magnifique, Mortemart, Rougerie, 1978.

SPR/VS : Saint-Pol-Roux-Victor Segalen. Correspondance, Mortemart, Rougerie, 1975.

  • Contributrice

Odile Hamot est maîtresse de conférences en Littérature française moderne et contemporaine à l’Université des Antilles. Spécialiste de poésie française, et de Saint-Pol-Roux en particulier, elle consacre sa recherche aux rapports entre poésie, philosophie et théologie. Elle est l’auteur d’articles portant sur les XIXe et XXe siècles français, consacrés à des auteurs tels que Rimbaud, Claudel, Ernest Hello ou Camille Mauclair.

  • Bibliographie de l’autrice

Obscur symbole de Lumière. Le Mystère dans la poésie de Saint-Pol-Roux, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2013.

Terre(s) promise(s) : représentations et imaginaires, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2021.

[1] Comme l’indique la bibliographie à la fin de l’article, cette abréviation désigne la Correspondance entre les deux poètes, publiée en 1975 chez Rougerie ; SPR/VS renvoie à une lettre écrite par Saint-Pol-Roux à Segalen tandis que VS/SPR renvoie à une lettre écrite par Segalen à Saint-Pol-Roux.

[2] Extrait de la dédicace figurant sur un exemplaire de Peintures édité par Georges Crès en 1916, et offert par Segalen à Saint-Pol-Roux et reproduit dans SPR/VS.

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article dans Cahiers Segalen

Ian Fookes, La Chine sous le signe de l’amitié dans la Correspondance de Victor Segalen

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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La Chine sous le signe de l’amitié dans la Correspondance de Victor Segalen

Ian Fookes

  • Résumé

L’objectif de cet article est d’apporter une nuance à l’image de l’exote — comme figure solitaire et autonome —, que le poète Victor Segalen valorise dans ses notes pour l’Essai sur l’exotisme, dans ses lettres, et dans la création de son œuvre littéraire et poétique. Nous exposerons d’abord les traces d’un réseau de connaissances visibles dans la correspondance, dans ses journaux, et dans son œuvre littéraire et poétique. Ensuite, nous montrerons la dépendance de Segalen par rapport à ce réseau dont il faisait partie, avant de concentrer notre analyse sur le récit La Tête. Nous mettrons en lumière le rôle que sa femme, Yvonne, jouait au centre de ce réseau. Cette lecture nous permettra de suggérer que pendant ses séjours en Chine, le poète s’appuyait véritablement sur un réseau de connaissances, sur un cercle d’amis et sur sa femme. Finalement, étant donné que le poète tentait de faire de son « esthétique du Divers » son credo, nous proposerons que, tout en se voulant indépendant, il dépendait du réseau dont il faisait partie, et, de surcroît, faisait de l’amitié un grand thème de son œuvre littéraire et poétique. Nous pouvons donc placer la « rencontre de Chine » de Segalen sous le signe de l’amitié, et signaler l’importance de ce thème dans son œuvre littéraire et poétique.

  • Abstract

Victor Segalen: China placed under the sign of friendship in his correspondence

The aim of the present article is to nuance the image of the exote—as a solitary and autonomous figure—, that the poet Victor Segalen valorises in his notes for Essay on Exoticism, in his correspondence, and in the creation of his literary and poetic oeuvre. We begin by tracing a network of acquaintances visible in his letters, his journals and his literary and poetic works. We then demonstrate Segalen’s dependence on this network, before concentrating our analysis on the story, La Tête. We will bring to light the role that his wife, Yvonne, played at the centre of this network. This reading will allow us to suggest that during his sojourns in China, the poet truly relied upon this network of acquaintances, his circle of friends, and his wife. Finally, given that the poet attempted to make his “aesthetics of Diversity” his credo, we will propose that Segalen, while willing himself to be independent, depended upon this network of which he was part, and, more importantly, that he made friendship a major theme in his literary and poetic oeuvre. Therefore, we may place Segalen’s “Chinese encounter” under the sign of friendship and signal the importance of this theme in his literary and poetic oeuvre.

  • Pour citer l’article

Fookes, Ian, « La Chine sous le signe de l’amitié dans la Correspondance de Victor Segalen », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

La Chine sous le signe de l’amitié dans la Correspondance de Victor Segalen

Ian Fookes

Or, il y a, parmi le monde, des voyageurs-nés ; des exotes. Ceux-là qui reconnaîtront, sous la trahison froide et sèche des phrases et des mots, ces inoubliables sursauts donnés par des moments tels que j’ai dit : le moment d’Exotisme.

Victor Segalen, 11 décembre 1908

Le poète Victor Segalen décrivit sa conception des exotes pour la première fois dans ses notes pour l’Essai sur l’exotisme le 11 décembre 1908. L’idée se transforma ensuite au fur et à mesure que sa conception de l’exotisme se concrétisait. Au début, l’exote était conçu comme un type naturel — reconnaissable parmi les voyageurs-nés dans le monde. Et puis, trois ans plus tard, quand Segalen note dans l’Essai que l’exotisme est l’affaire des « grandes artistes », l’exote se transforme aussi : en figure du poète capable de sentir le « Divers ». Dans cette note (datée par sa référence à la stèle Conseils au bon voyageur), le poète développe sa conception des exotes comme ceux qui s’enrichissent par leurs rencontres avec la différence. Ainsi, à l’encontre de ceux qui cherchent à s’enraciner dans une seule patrie, Segalen les attache à l’appartenance aux terres multiples, au voyage. Cette appartenance permet aux exotes de tourner leur regard à rebours, et d’apercevoir leur souche natale comme un monde renouvelé, aperçu dans sa diversité :

L’exote, du creux de sa motte de terre patriarcale, appelle, désire, subodore des au delà. Mais, habitant ces au delà, — tout en les enfermant, les embrassant, les savourant, voici la Motte, le Terroir qui devient tout à coup et puissamment Divers (OC, I : 763, Essai sur l’exotisme).

Dans la même note, Segalen souligne l’importance de Gauguin comme modèle de l’exote, celui qui, peu avant sa mort aux Marquises, « peignait ce rose pâle clocher breton sous la neige » (ibid.). Par la suite, le poète développait sa conception de l’exote, la transformant en figure du poète idéal. L’exote est donc le corrélat de l’idéal du « Divers », la valeur centrale de l’« esthétique du Divers ».

Inspiré par la « sensation du divers » que le jeune poète ressentit en Polynésie, le divers s’écrit en majuscule à partir du 11 décembre 1908. Pour Segalen, la rencontre du « Divers » n’est pas simplement une rencontre avec la différence ou la diversité du monde, mais une confrontation avec l’altérité irréductible de l’Autre, celui qui est reconnu en tant que sujet. Selon Segalen, une telle rencontre provoque un retournement sur soi à travers lequel on se reconnaît dans sa différence par rapport à l’Autre. L’effet de cette reconnaissance de soi et de l’altérité de l’Autre, est, pour ceux qui apprécient ce sentiment de décentrement et de la distance, la revitalisation de tous les sens et de l’expérience du vivant. Pour Segalen, la poursuite du « Divers » devint sa raison d’être et le « Divers » son idéal.

Et pourtant, l’esthétique de Segalen ne se limite pas à la recherche du « Divers ». En 1917, Segalen écrit dans ses notes pour l’Essai :

Le Divers décroît. Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, — mourir peut-être avec beauté » (ibid. : 775).

Pour le poète, le Divers était en recul dans le monde entier et, faute de mieux, il était nécessaire de le protéger où il existait, et de le recréer où il n’existait plus. Cette situation rend nécessaire la poièsis, c’est-à-dire, la création des œuvres d’art et de la poésie qui laissent apparaître diverses visions du monde, ainsi que le monde perçu dans sa diversité. Dans cette perspective, la rencontre de l’œuvre d’art devient fondamentale au projet du renouvellement du Divers, et donc, ce sont les poètes et, selon Segalen, les « grands artistes » (ibid. : 763) qui doivent s’engager dans un exotisme redéfini comme lutte esthétique contre la déchéance du Divers. Seulement ceux qui sont capables de voir le monde et de transformer leurs visions en œuvre d’art sont capables de résister à la décroissance de la diversité du monde. Une fois encore, nous revenons à la figure idéalisée de Gauguin.

Engagé, désormais, dans cette lutte, Segalen se concevait comme un héros dont l’objectif était de transformer sa vision du monde en œuvre littéraire et poétique : la trace matérielle de son esthétique du Divers qu’il tâchait de vivre. Cette lutte l’emmena vers une carrière d’archéologue. En Chine, en voyage, et en mission archéologique, il se voulait un héros, un exote. Cependant, l’image de l’exote rêvé comme voyageur solitaire et autonome, que l’on trouve dans Équipée par exemple, est trompeuse car ses voyages furent réalisés en compagnie d’Augusto Gilbert de Voisins, puis de Jean Lartigue, sans parler de la main d’œuvre chinoise qui les accompagnaient à chaque étape. L’objectif de cet article est, donc, d’apporter une nuance à l’image de l’exote comme figure solitaire et autonome que Segalen valorise dans ses notes pour l’Essai, dans ses lettres et dans la création de son œuvre littéraire et poétique.

Nous suivrons d’abord les traces d’un réseau de connaissances visibles dans ses lettres, dans ses journaux, et dans son œuvre littéraire. Notre analyse montrera la dépendance de l’exote par rapport à ce réseau dont il faisait partie. Nous nous concentrerons sur le récit La Tête, afin de mettre en lumière le rôle que sa femme, Yvonne, jouait dans ce réseau, avant de suggérer que l’exote, bien que rêvé par Segalen comme figure solitaire et autonome, s’appuyait, en fait, sur un réseau de connaissances et un cercle d’amis. Étant donné que Segalen tentait de vivre selon son esthétique, nous proposerons enfin que Segalen, tout en se voulant indépendant, dépendait de l’amitié de son cercle, et de l’appui de sa femme, Yvonne. Cette analyse nous permettra de placer la « rencontre de Chine » de Segalen sous le signe de l’amitié.

Un réseau de connaissances

Dans sa biographie du poète, Henry Bouillier souligne la valeur symbolique de la découverte par Segalen des outils d’un lettré chinois lors de sa visite dans le quartier chinois de San Francisco en 1902 (voir Bouillier 1986 : 73). Dans « Le Détour de la Chine » — une communication donnée en réponse à la question de ce qui motive Segalen de séjourner en Extrême-Orient — il commence par le fait que Segalen fut breton, c’est-à-dire, qu’il est né en « Chine de l’Occident » (Bouillier 1978 : 95). Le biographe suggère que la Bretagne était un milieu où circulaient habituellement des objets et des histoires de l’Extrême-Orient rapportées par des officiers de la Marine et par d’autres voyageurs, et qu’elle a dû jouer un rôle dans sa décision de partir pour la Chine.

Gilles Manceron, dans sa biographie du poète, reprend ce thème, précisant quelles étaient les figures qui auraient pu influencer ce choix de Segalen de partir vivre en Extrême-Orient. Son chapitre intitulé « La suggestion de la Chine » place le premier voyage en Chine de Segalen sous le signe de l’amitié, car, symboliquement et sur le plan financier, son séjour en Chine a été encouragé et appuyé par ses amis. Manceron souligne surtout l’influence d’autres écrivains et d’officiers de la Marine qui l’avaient devancé dans une telle aventure. Il affirme, ainsi, l’influence centrale de Charles Bargone (Claude Farrère) pour l’Indochine et le médecin Louis Laurent pour la Chine. Il décrit aussi l’importance de Pierre Richard, un autre médecin qui passa deux années en Extrême-Orient pendant que Segalen vivait en Polynésie. Enfin, le biographe signale l’influence de son propre grand-père, Henry Manceron qui, ayant retrouvé Segalen à Brest en février 1908, l’informa sur ses nombreux voyages en Extrême-Orient, dont le plus notable fut sa participation à l’occupation de la Cité interdite à Pékin lors des événements des Boxers pendant l’été 1900 (voir Manceron 1991 : 257-61).

Manceron signale l’existence d’un véritable réseau de connaissances qui s’étendait de la Bretagne jusqu’à l’Extrême-Orient (le Japon, la Chine, l’Indochine). Ce réseau d’Européens qui voyagèrent et séjournèrent en Asie se compose d’officiers de la Marine, de médecins, de missionnaires, ainsi que de diplomates et de leurs épouses. Parfois, des anciens officiers de la Marine réussirent à quitter la Marine pour créer des entreprises en Asie. Toutes ces figures forment le réseau social à travers lequel Segalen allait vivre sa « rencontre de la Chine ». Dans cette perspective, Manceron signale le fait qu’avant sa formation en langue chinoise et dans le domaine archéologique à Paris, de mai 1908 à avril 1909, Segalen avait nourri son imaginaire par son environnement sous l’influence de l’Extrême-Orient, par ses lectures du Livre de la Voie et de la Vertu (Dao de jing), et par son contact avec les membres de ce réseau de connaissances qui lui fournirent des histoires de première main. L’image de l’Extrême-Orient, chez Segalen, se concrétisait ainsi dans son imaginaire et lui inspira l’idée de se faire affecter en Chine.

Après avoir fêté la naissance de son fils Yvon, en avril 1906, Segalen publie Les Immémoriaux. L’accueil du roman est décevant, et il ne remporte pas le prix Goncourt un moment convoité. En dépit de son insuccès, l’année suivante le poète publie « Dans un monde sonore » dans le Mercure musical, un récit qui lui permet d’entamer sa collaboration avec Debussy sur Orphée-Roi. En novembre 1908, sous prétexte de suivre un cours médical sur « diverses maladies mentales » (Segalen 2004a, p.783) à l’asile Sainte-Anne à Paris — en réalité avec l’intention explicite de préparer l’examen afin de devenir élève-interprète en Chine —, Segalen déménage, laissant sa famille à Brest comme prévu, et commence une formation en langue chinoise à l’École des langues orientales, en suivant les cours d’Arnold Vissière. En même temps, il suit au Collège de France les cours donnés par Édouard Chavannes, le maître de l’archéologie française moderne. Cette double formation orienta Segalen vers une connaissance de la langue chinoise classique, et vers la pratique, alors récente, des fouilles archéologiques. Segalen voyait dans sa formation l’occasion d’échapper à Brest et à Paris, c’est-à-dire, à la vie bourgeoise en métropole, y compris à ses cercles littéraires. Dans une lettre du 20 mai 1909 à Jules de Gaultier, il déclare ses intentions :

Je me suis donc mis à l’étude du chinois. Tout compte fait, j’attends beaucoup de cette étude, en apparence ingrate ; car elle me sauve d’un danger : en France, et mes projets actuels, menés à bout, quoi faire ensuite, sinon « de la littérature » ! J’ai peur de la recherche du « sujet ». Alors que jusqu’ici c’est toujours le sujet qui s’est imposé et m’a tenaillé jusqu’à son avènement, ou son enkystement provisoire. En Chine, aux prises avec la plus antipodique des matières, j’attends beaucoup de cet exotisme exaspéré (C, I : 774).

Ses nouvelles connaissances érudites dans le domaine de la langue chinoise et de l’archéologie rendaient insupportables les impressions typiques du discours populaire sur l’Extrême-Orient. Segalen pensait donc renouveler ces regards convenus de sorte que la Chine allait faire partie de son exotisme. Tout comme il l’avait fait en Polynésie, il imaginait réinventer l’exotisme par le renversement de la perspective habituelle, cette fois celle du « roman chinois », un sous-genre du roman exotique. Dans ses notes datées du 9 juin 1908, Segalen se demande :

Pourquoi ne pas le faire, plus tard pour ce que je verrai : un temple, une foule chinoise, un fumeur d’opium, un cérémonial d’ancêtre, une grande ville aux millions d’habitants… pour tout ce qui serait par ailleurs d’un exotisme usé, mais qui, de ce fait, prendrait une face absolument nouvelle. » (OC, I : 746, Essai sur l’exotisme).

Nous voyons ainsi que le poète considérait la Chine comme une ressource d’images supplémentaires pour son exotisme à venir. L’étude de la langue chinoise faisait donc partie de sa réflexion sur l’exotisme qui, pendant cette période précédant son départ pour la Chine, s’est orientée vers la « sensation du Divers » et sa conception de l’exote.

Dans cet optique, on constate que Segalen ne renonçait pas à ses anciens projets sur l’Océanie, mais au contraire, lors de son étude du chinois et de l’archéologie, il reprend ses notes pour l’Essai et par ailleurs travaille sur un nouveau projet, Le Maître-du-Jouir, un texte qui se base sur la figure de Gauguin et sur son « rendez-vous manqué » avec le peintre. La Polynésie jouait donc un rôle fondamental dans son approche de la Chine. Dans une lettre du 23 décembre 1908 à Max Prat, il remarque :

Car la Chine, pour absorbante qu’elle soit, ne me spécialisera pas, je l’espère. Ou même alors, et surtout, l’Océanie me donnera-t-elle toujours le fort plaisir immédiat et palpable qui rafraîchit la desséchante intellectualité. » (C, I : 807).

Pendant cette période charnière à Paris, nourri par sa formation, par ses souvenirs de la Polynésie et par ses nouveaux projets, Segalen développait sa conception de l’exotisme, en l’envisageant pour la première fois comme « une esthétique du Divers ».

Dans la même lettre à Max Prat du 23 décembre 1908, il décrit son ami, Louis Laloy, cofondateur du Mercure musical, polyglotte, écrivain et sinologue, selon des termes de cette nouvelle conception de l’exotisme :

Un ricochet heureux de l’amitié Debussy, c’est l’amitié Laloy (du Mercure musical). Laloy est, avec toi, la sensibilité la plus harmonique à la mienne que j’aie pu (sans changer de sexe). Nos conversations ne peuvent être discussions, mais l’énoncé alternant de similitudes. J’aimerais infiniment vous réunir. Il se trouve que nous avons de commun à peu près tout, y compris le chinois, la myopie (qu’il exagère), le respect de l’opium, d’autres choses encore. Et ceci surtout que je le mets au rang des « Exotes », dirais-je, d’un mot que je voudrais imposer dans mon Essai rêvé et déjà défini. Exote, celui-là, qui, Voyageur-né, dans les mondes aux diversités merveilleuses, sent toute la saveur du divers. » (C, I : 806-7).

Segalen était ravi de se trouver en compagnie de figures qu’il estimait nobles et érudites, d’hommes sensibles à la sensation du Divers. Il souligne l’importance de ces relations amicales qu’il ressent comme des rapports harmoniques.

Il fait la connaissance de Laloy à travers son amitié avec Debussy. Grâce à son amitié avec l’officier de la Marine Charles Bargone qui publia, sous le pseudonyme Claude Farrère, Les Civilisés (1906) — un roman qui exposait la décadence parmi les Européens vivant à Saïgon — il fait celle d’Augusto Gilbert de Voisins, un écrivain et voyageur qui disposait d’une fortune dont il avait hérité. Dans une lettre à Max Prat du 10 décembre 1908, il remarque à propos de Bargone :

Il possède, en son ami Gilbert de Voisins — qui devient lentement le mien — un être noble, dont certaines proses t’enthousiasmeraient, et chez qui je passe des nuits délicates, à dire, à entendre, ou à composer des mots assemblés et rythmés selon l’heur et le caprice. Bargone « fume », et l’Odeur sert de soutien aux pensées les plus évaporées. Je ne sais ce qu’il adviendra de cette liaison. Je te la dis, pour qu’elle devienne plus tard, tienne, ainsi que tout ce que j’aime. (Ibid. : 804-5).

Cette lettre nous permet d’imaginer le mode de vie de Segalen qui fréquente ses amis et avec qui il tisse des relations intimes à travers des vers échangés et des bribes de collaborations poétiques. Dans l’ambiance de liberté, où s’échangent idées et créations poétiques, Segalen jouissait du genre d’amitié qu’il avait découverte pendant sa vie à Bordeaux et à Toulon en compagnie de Max Prat. Dans cette lettre, Segalen exprime à son vieil ami son désir de partager sa nouvelle amitié. Nous voyons donc que Segalen cherchait à s’entourer d’un cercle d’amis grandissant, mais qui se fondait sur des relations particulières et intimes, où le sens esthétique joue un rôle capital. En somme, Segalen cherchait des relations avec d’autres poètes et écrivains, avec d’autres voyageurs et artistes. L’exote cherchait à construire un cercle composé d’autres exotes.

Grâce à la générosité de Gilbert de Voisins, Segalen allait être capable de faire un premier voyage à l’intérieur de la Chine, de juin 1909 à mars 1910, qu’il réalise en sa compagnie. Leur voyage se fondait sur leurs besoins mutuels : Segalen allait utiliser ses connaissances en langue chinoise, alors que Voisins allait financer leur itinéraire.

Comme prévu, Segalen a été reçu à l’examen qui lui a permis d’être affecté en Chine en tant qu’élève-interprète. Il quitte la France le 25 avril et passe par Ceylan, Hongkong et Shanghaï, avant d’arriver à Pékin le 12 juin. Voisins, de son côté, a pris le Transsibérien, et retrouve Segalen le 5 juillet 1909.

En passant par Aden, Segalen reprend sa réflexion sur Rimbaud, puis le bateau fait une escale à Ceylan où il se retrouve sur les traces de Claudel dont il se rappelle la prose de Connaissance de l’Est. Tout comme il l’avait fait lors de son retour d’Océanie, il aborde des endroits doublement, par le réel et par leur description poétique dans l’imaginaire occidental. Dans une lettre à Yvonne du 29 avril 1909, il remarque :

Il est évident que Claudel pèse actuellement beaucoup sur moi. Je ne m’en effraie pas. Il me faut des sortes de tremplins dont je m’évade ensuite : tel Maeterlinck et Orphée. J’ai esquissé, hier, devant la Crète, ma première prose Exotique. » (Ibid. : 840).

Segalen considère ainsi Claudel comme un stimulant pour la création de son œuvre propre, admirant le grand poète de son temps dont le statut allait l’obliger à lui rendre visite dès qu’il arrivera à Tianjin (Tien-tsin), une ville située à trois heures de Pékin par le chemin de fer, où Claudel occupait un poste diplomatique.

De cette première rencontre, Segalen retient dans sa correspondance le fait qu’ils ont parlé longuement à propos « du milieu littéraire parisien » et de Rimbaud, et qu’ils avaient épuisé, d’une certaine manière, les lieux communs. Segalen découvre aussi que Claudel, dont la prose semble avoir subi l’influence de la langue chinoise, ignorait tout du chinois. Nous soulignons ce détail parce qu’il aurait dû mettre en garde Segalen à l’égard de tout renseignement entendu en métropole à propos de la Chine. Et, en effet, peu après son arrivée en Chine, Segalen se rend bien compte que les informations qu’il avait sur ce pays, ainsi que celles qui lui sont fournies sur le terrain étaient peu fiables et avaient toujours besoin d’être vérifiées. Dans une lettre du 30 juin 1909, il donne à Yvonne le conseil suivant :

Une fois de plus, prendre pour maxime de ne rien accepter sur la Chine que l’on n’ait vérifié soi-même. Si on ne le peut faire, eh bien, ni croire, ni ne pas croire, et se réserver une attitude mixte. » (Ibid. : 907).

On remarque à cet égard que, sur le terrain, la Chine constituait un lieu réel dont les informations peu fiables et souvent lacunaires, loin de nourrir le mythe de l’altérité et du mystère entretenu dans l’imaginaire occidental, posaient un problème pratique à résoudre. Dans son œuvre poétique et dans ses textes romanesques, Segalen recourt parfois au trope de la Chine comme un pays mystérieux, mais dans ses textes archéologiques, il distingue explicitement les connaissances établies ou vérifiées et celles qui restent à vérifier ou qui demeurent inconnaissables.

Ce genre de distinction — par rapport aux textes archéologiques du cycle chinois — fait écho à celle que Segalen cherchait à faire en ce qui concerne son œuvre et ses relations amicales. Dans une lettre à Yvonne du 16 juin 1909, il décrit ainsi les O’Neill, connaissance qu’il retrouve pendant deux jours à Tianjin :

O’Neill n’a pas bougé d’un cran : déhanché, sans façons, très bon camarade. Sa femme : petite, pas jolie mais pas laide, fort intelligente. Son installation trop étroite, pas d’esthétisme. Ses convives foisonnent au hasard des invitations impromptues : Bourboulon, doux et aimable, le commandant de Fougère, maritime brestois ou lorientais, terne, et Béra, le très curieux Béra, face rasée, de beaux yeux, queue à la chinoise arrangée à la Louis XV, extrêmement sympathique à première vue. (Ibid. : 888).

Cette description brève nous permet d’entrevoir le regard critique que Segalen portait sur autrui, en particulier sur les personnes qu’il rencontrait en Chine, à l’intérieur de son réseau de connaissances lié à la Marine, réparties entre les milieux littéraires et le monde des affaires. Les O’Neill (Jean et Andrée) sont des figures importantes dans la vie de Segalen et ce sont des amis. Mais leur désaccord sur la question de l’art saute aux yeux, et Segalen souligne l’écart qui existe entre O’Neill, l’ex-officier de la Marine devenu homme d’affaires en Chine, et le médecin devenu poète, alors élève-interprète à Pékin. Lors d’un dîner chez eux, dans la même lettre à Yvonne où il avait rapporté sa rencontre avec Claudel, Segalen raconte ceci : alors qu’O’Neill, qui le connaissait aussi, se montre « vif sur ses jugements » à propos du diplomate, Segalen prend « un ton froid et coupant » pour déclarer qu’il « ignorait le consul et l’homme d’affaires, en Claudel » mais qu’il « admirait profondément l’artiste », ce qu’« O’Neill a prétendu “ne rien comprendre” » (ibid. : 890). Et Segalen de poursuivre :

Je me suis refusé à rien lui expliquer, n’étant pas apôtre, et n’ayant nul besoin de faire partager mes compréhensions. Ça a fait mouche, un moment, pendant lequel j’ai mesuré le bon marché éternel que je ferai toujours du côté affaires, quand par hasard, par malheur ou par bonheur, le côté esthétique se trouvera en balance. (Ibid.).

L’anecdote racontée par Segalen nous montre que le poète se situait dans ses relations avec autrui comme un poète qui savait apprécier les qualités poétiques chez les autres, ce qui implique aussi qu’il méprisait parfois d’autres qualités, comme celles d’un homme d’affaires. Cette distinction, que semble démentir toutefois sa propre tentative de commercialiser le sérum marin de Quinton, marque l’attitude hautaine et esthétique de Segalen. Dans sa correspondance, nous entendons avec clarté sa voix critique qui évaluait ses contemporains littéraires et les diverses personnes qu’il rencontrait lors de son séjour. À cet égard, ce récit est important à titre d’exemple parce qu’il montre que le poète croit entrevoir la personnalité des autres et qu’il pense pouvoir les juger de façon très pratique. En même temps, cette façon d’évaluer les gens n’excluait pas la possibilité d’apprécier l’artiste chez quelqu’un, même s’il était diplomate. Dans cette perspective, nous voyons que la Chine dans laquelle Segalen séjournait était peuplée de gens dont le poète appréciait la complexité, tout en les jugeant selon ses critères esthétiques. Il cherchait des exotes et des poètes, tout en évitant les fonctionnaires et les gens qui étaient trop liés à la vie des Légations. Le fait qu’il conserve des relations amicales avec les O’Neill, par exemple, tend à prouver que, sur le plan social, il jouissait en Chine d’une vie riche et variée, même avec des personnes qui ne partageaient pas ses valeurs esthétiques.

Une figure de l’exote : Augusto Gilbert de Voisins

Dans sa correspondance, Segalen parle de la qualité de ses relations amicales, ainsi que de la qualité de ses amis : ces jugements marquent certes sa préférence pour les exotes, mais l’écrivain n’insiste pas sur une vision commune du monde qu’il devrait nécessairement partager avec ses amis. Il remarque la diversité des goûts littéraires parmi ses amis, de même que dans la qualité de leurs visions poétiques propres. Dans une lettre à Jules de Gaultier du 23 septembre 1909, il note ainsi, à propos de son compagnon de voyage Augusto Gilbert de Voisins : « L’isolement serait extrême — et je le crois, insupportable — si je n’avais, en mon ami Gilbert de Voisins, le plus rare et le plus cher des compagnons. (C, I : 1005).

Voisins est, à ses yeux, un compagnon de voyage parfait. Il note, à plusieurs reprises, le contentement qu’il éprouve à être en sa compagnie, décrivant leur relation sur le mode du divers — l’entente sur le fond s’accompagne d’une discordance dans leurs goûts :

Ce côte à côte perpétuel, plus précis, plus obligé, plus cerné que n’importe quelle coexistence antérieure, aurait pu avoir des ombres, et je n’y ai trouvé qu’affection profonde et entrain plein de constante gaieté. Ceci tient à une entente parfaite, et aussi à une autre part de discordance non moins profonde. L’entente de fait sur toute la littérature, hormis le classicisme, qui m’épouvante ; et le discord sur toute la musique. Puis la réconciliation s’opère sur le terrain catholique, et de cette façon : mon ami a été protestant assez nominal jusqu’à l’âge de quinze ans, et de lui-même il s’est tourné vers la forme Romaine. Ceci l’a, tout d’abord, sauvé à jamais du danger rationaliste. Ensuite, il s’est créé par là un Bovarysme tout à fait adapté à sa condition de parfait gentilhomme et d’excellent Français. (Ibid.).

Après l’arrivée de Voisins et avant le grand départ pour l’Ouest de la Chine, Segalen écrit à Yvonne, le 7 juillet 1909 :

Hier a été fort doux. La matinée s’est passée à causer. Je ne sais jusqu’à quel point l’« histoire » que m’a froidement racontée Augusto est exacte, mais elle est délicieusement imaginée, et fort bien dite pour me faire accepter tout ce voyage : ayant questionné son gérant sur l’état de sa fortune pour cette année, et ayant exprimé le désir de réduire sa maison de Paris, Augusto se serait vu répondre que les trente mille francs que nous avons ici en banque à Pékin, et qui sont la mise de fonds du voyage, n’entament pas ses rentes habituelles, et ne sont qu’un gain sur des opérations de banque ; et que, dans deux ou trois ans, il pourra consacrer ce superflu à acheter un terrain de chasse en Camargue. (Ibid. : 911).

Segalen rapporte leur dialogue, soulignant la « merveilleuse délicatesse » de son ami et son art de la « mise en scène » dans sa façon d’emprunter le « ton bourru d’un conseiller de famille » pour qu’il soit modéré dans ses dépenses de voyage, afin de pouvoir fournir à Yvonne et au « petit » [Yvon] un certain train de vie quand ils seront en Chine (ibid. : 911-2). Il apprécie la qualité de leur dialogue, la noblesse et le tact de son ami, et prend plaisir ensuite à raconter à son tour (dans la lettre adressée à sa femme) la naissance de leur amitié qui se fonde sur cette capacité de communiquer avec délicatesse :

Ceci, et bien, bien d’autres choses, me convainquirent de ce qui me paraissait probable, qu’Augusto est une des rares personnes desquelles je saurais consentir à accepter un service et qui saurait me le rendre — parce qu’il en a l’habitude, auprès de ses plus hauts amis et qu’il le fait méthodiquement, sans folies, mais sans restrictions (Ibid. : 912).

Bien entendu, ce qui joue dans cette relation est la question pécuniaire et, plus précisément, le fait que le voyage n’aurait pas été possible sans le financement de Gilbert de Voisins. Mais ce que Segalen appréciait, et que nous soulignons, c’est aussi l’attitude pleine de tact et de délicatesse de Voisins, comme il le répète dans une lettre à Yvonne, datée 21 juillet 1909, au début de leur voyage :

Nous causons beaucoup littérature, Augusto et moi. Nous alternons la lecture de nos notes. Il s’est confirmé ce que nous avions tous trois prévu, que nous ne marchons jamais sous les mêmes avenues verbales, et que nous pouvons beaucoup nous compléter sans nous gêner et sans nous nuire (Ibid. : 927).

Ce détail est important parce que Segalen souhaitait vivre dans un milieu social composé de poètes, d’écrivains et de voyageurs qui possèdent une érudition accomplie et une certaine noblesse d’âme, à l’image de certains personnages qu’il met en scène dans son roman René Leys, à l’abri d’un monde extérieur dominé par les hommes d’affaires et les événements politiques.

Ce que Segalen apprécie chez ses amis et surtout chez Voisins est leur regard d’esthète, c’est-à-dire, leur capacité de voir. Avant de quitter Pékin, Segalen et Voisins font un peu de tourisme. Ils se promènent à cheval et visitent ensemble le Temple de la Terre, le Temple du Ciel, le mur de la Cité interdite. Segalen écrit à Yvonne, le 9 juillet 1909 :

Il aurait pu se faire qu’Augusto fût irrémissiblement réfractaire à l’art chinois. Il n’en est rien. Sans emballement précipité, il sait voir ce qui demande à être vu sous un jour extrême-oriental. Il sait voir et admirer (Ibid. : 914).

Cette capacité de « voir » appartient au regard de l’esthète que Segalen associe à l’exote. Pendant sa formation à Paris, au moment où il reprend ses notes pour l’Essai sur l’exotisme dans l’anticipation de son séjour futur, il précise sa conception de l’exote qui s’affirme dans sa capacité de sentir le Divers et de voir. Après quelques mois de voyage, à Nankou (Nan-k’eou), le 22 janvier 1910, il formule une prise de position esthétique, en évoquant ce qu’il attend de sa rencontre avec la Chine (la lettre à sa femme mérite d’être citée intégralement) :

« LE LIVRE SUR LA CHINE »

De quelle tarentule sont-ils donc piqués ! « L’âme chinoise » ! « La Chine en main » ; « Toute la Chine en trois cents pages » … Reportons ces titres en Europe, à la France, et savourons leur ridicule précis ! Esprit de Reclus et traité d’instituteurs ! Puis, cette obstination, après avoir (non pas sans profit ni finesse toujours) regardé le Chinois, cet entêtement à vouloir fixer à jamais, et ce qu’il est, et ce qu’il n’est pas ! Stupidité audacieuse et boiteuse ! Définir, cataloguer, limiter, classer ! Tout d’abord, toute affirmation chinoise (ou autre, n’est-ce pas) appelle sa négation même… Et dans quel but ? Que ce jeu m’indiffère ! Ceux qui l’ont joué furent des gens qui croyaient avoir tout dit en prononçant leurs arrêts comiques. Je crois n’être pas de ceux-là.

Mais non ! Il s’agit de faire voir. Il s’agit, non point de dire ce que je pense des Chinois — (je n’en pense à vrai dire rien du tout) — mais ce que j’imagine d’eux-mêmes ; et non point sous le simili falot d’un livre « documentaire » mais sous la forme vive et réelle, au delà de toute réalité, de l’œuvre d’art. (C, I : 941-2). 

Segalen précise la nature de sa vision de la Chine, la situant à l’encontre de celle des journalistes, des écrivains-voyageurs, et des sinologues. Il définit sa tâche, en tant que poète, comme celle de faire voir à son lecteur sa vision de la Chine. Le vrai poète est donc celui qui sait voir le pays avant de se montrer capable de faire voir aux autres sa vision. Le poète est « clairvoyant » au sens où, à travers ses paroles, il sait créer une vision qui sera accessible à autrui.

Dans son roman René Leys, le protagoniste remarque avec ironie que, parmi ceux qui avaient réussi à obtenir une audience au Palais — pénétrant ainsi les murs de la Cité interdite —, la plupart n’en ont rien vu parce qu’il leur manquait la capacité de voir avec un regard d’esthète :

Mon grand regret reste d’être arrivé trop tard en Chine. Je côtoie tous les jours des gens qui, le temps d’une audience, sont entrés là, et ont pu l’apercevoir. Je doute, d’ailleurs, qu’ils aient su bien voir (OC, II : 468, René Leys). 

Segalen réserve ce pouvoir de voir et faire voir aux poètes et aux exotes, ceux-là qui savent voir, comme Rimbaud, Claudel, Laloy ou Voisins. Pour le poète, c’est un don naturel, une qualité propre au voyageur-né. Or, cette qualité est précisément celle qu’il reconnaît aussi chez ses amis, qui sont le plus souvent des poètes.

Lettres de Chine et le premier voyage en Chine (1909-1910)

Entre juillet 1909 et avril 1910, avant de commencer son stage d’élève-interprète à Pékin, Segalen entreprend un voyage à l’intérieur de la Chine avec Voisins. Ils quittent Pékin le 9 août. Leurs étapes sont marquées par des nuits passées chez des missionnaires et dans les auberges chinoises. Ils portent leurs provisions avec eux et voyagent tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt naviguent sur le Grand Fleuve, le Yangzi, dont ils affrontent les rapides. Ils sont partis de Pékin et arrivent le 24 octobre à Lanzhou (Lan-tcheou), dans l’ouest de la Chine. Leur périple est fait de rencontres avec des Européens, dont la plupart étaient des missionnaires qui leur offrent l’hospitalité. Le 17 août, à Wutai shan (Wou-T’ai-Chan), Segalen remarque : « Les auberges chinoises seraient assez immondes si nous n’avions pas avec nous cuisine et ustensiles. Mais ainsi elles sont bien » (C, I : 965, à Yvonne).

Segalen écrit trois lettres par semaine pendant son voyage, et dans sa correspondance, il inclut des passages pour son « roman chinois », Le Fils du Ciel, et des commentaires sur ses projets, comme La Tête et Stèles. Dans ces lettres qui sont toutes adressées à Yvonne, il indique rigoureusement les passages de celles qu’il veut qu’elle transcrive et qu’elle fasse circuler auprès de la famille et de leurs amis. Il circonscrit ainsi ce qui allait devenir le butin poétique de son voyage, dont il entend informer ses connaissances en France. Reliée de la sorte au monde littéraire français, sa correspondance superpose au monde chinois qu’il découvre un monde parallèle, constitué par un réseau d’amitiés personnelles et littéraires, auquel il appartenait. En somme, Segalen et Voisins habitaient leur imaginaire européen en pleine Chine réelle.

Dans une lettre du 8 septembre, Segalen rapporte qu’il a lu son récit La Tête à Voisins, mais que ce qu’il souhaiterait bien davantage, c’est l’écoute et le retour de sa femme : « Que tu me manques pour deviner à demi-ligne, à demi-mot, tout ce que je sens autour de quelque chose en puissance de devenir ! » (Ibid. : 987). Ainsi, le rôle que joue Yvonne s’affirme : elle se trouve au centre de ce réseau, en tant que lectrice et correspondante qui participait activement au dialogue concernant les manuscrits de son époux.

Continuant au sud jusqu’à Chengdu (Tcheng-dou-fou, le 5 décembre), ils descendent le fleuve Yangzi jusqu’à Chongqing (Tchong-king, le 31 décembre) où ils retrouvent par hasard le Doudart de Lagrée qui les accueille à bord. Segalen y retrouve Jean Lartigue, officier de Marine qu’il avait rencontré lors de sa jeunesse à Bordeaux, et l’ami de ce dernier, François Fay. Il note : « Nous sommes tombés sur les réceptions du premier janvier, essuyées avec courage, et tempérées d’ailleurs par la présence de la jeune Marine » (C, I : 1071, à Yvonne, 2 janvier 1910). La rencontre fortuite leur permet de descendre le Grand Fleuve jusqu’à Shanghaï, puis, profitant du temps qu’ils avaient gagné en descendant en bateau, ils décident de faire une équipée au Japon. Segalen ne s’intéressera guère au Japon et leur voyage ne suscite aucun projet littéraire nouveau. Ainsi, Segalen ne voyage pas seul, mais toujours en compagnie de Voisins, en contact avec sa femme, et, de surcroît, au sein d’un réseau de connaissances qui suscitait des retrouvailles et des rencontres parmi des Occidentaux.

Pendant que Voisins et Segalen voyagent en Chine, Yvonne reste à Brest où elle s’occupe de leur fils Yvon, gère la correspondance de son mari, et prépare son propre départ pour la Chine. Les Lettres de Chine publiées en 1967 chez Plon rassemblent les lettres écrites par Segalen à sa femme lors de son voyage de 1909-1910. Elles s’apparentent à des feuilles de route, et pourtant elles ne constituent pas seulement un journal de voyage. Si, selon Bouillier, les Lettres de Chine forment une longue lettre d’amour, pour Marie Dollé, auteure de la biographie littéraire Victor Segalen, le Voyageur incertain (2008), ce texte dévoile plutôt le fait que le poète passait la plupart de son temps non seulement loin de sa femme « aimée », mais en compagnie de son ami, Augusto. Ces deux perspectives peuvent être justifiées par un passage comme le suivant :

Augusto persiste à demeurer le meilleur des compagnons de route. Je suis mille fois heureux que vous vous soyez ainsi connus avant son départ, car je suis ainsi — quelquefois même précédé par lui — arrivé à te mélanger à toutes nos routes, à toutes nos étapes. Tu ne me quittes pas, ma toute aimée. Ces journées-ci, précisément, seront de celles que nous revivrons ensemble. Elles n’ont eu que ce défaut, c’est de se placer à l’arrivée du courrier du jeudi, que je ne trouverai donc, à Pékin, que demain dimanche. Comme la nuit va me paraître longue ! » (Ibid. : 944-5, à sa femme, 31 juillet 1909).

Malgré le fait que ce genre de passage suscite une certaine ambivalence, la relation avec Yvonne est triangulaire dans le sens où Segalen travaille avec Voisins à son côté, tandis que sa femme n’est présente que dans ses lettres et dans son imaginaire. Selon Marie Dollé, même si Segalen affirme éprouver la présence d’Yvonne dans ses lettres, celle-ci reste néanmoins absente physiquement, et bien que sa collaboration ne soit pas sans importance, la relation réelle se situerait entre les deux voyageurs. Selon nous, au contraire, les Lettres de Chine montrent que Segalen croit au pouvoir de ses lettres — et à la force de sa parole même — au point de « convoquer » Yvonne avec lui sur les routes de la Chine. Ses lettres constituent ainsi une tentative pour combler une distance qu’il avait créée lui-même par la poursuite de son aventure en Chine. Elles doivent être capables de faire voir à sa femme les paysages qu’il traverse, qu’Yvonne, de son côté, doit être capable de voir à son tour. Du point de vue de Segalen, Yvonne doit être à même d’imaginer les étapes du voyage à la lecture des lettres qu’il lui adresse, car celles-ci doivent servir de tremplin à son imagination. Cela faisant, elle devient son Eurydice : elle sait écouter le chant d’Orphée. Dans cette perspective, Yvonne se révèle elle-même un poète doué de clairvoyance, sachant entendre la voix lointaine de son époux. L’absence peut être comblée, du point de vue de Segalen, par la correspondance fidèle et par le pouvoir des mots.

La Tête ou le rôle d’Yvonne dans son cercle d’amitié

Outre ses lettres régulières, Segalen a dédié un récit à Yvonne qui se base sur une aventure vécue lors de son premier voyage en Chine. Dans La Tête, Segalen met en scène une soirée qui ressemble à celle que fréquentaient les membres de ce réseau de connaissances dont il est question dans cet article. La nouvelle donne ainsi l’impression de participer à une de ces soirées où l’on raconte des récits sur « l’Extrême-Orient » entre amis. Mais elle expose aussi la relation intime que la figure du poète, qui assume la fonction de narrateur, peut établir avec son auditeur. La Tête constitue une sorte d’initiation à l’univers du poète qui, selon l’analyse de Noël Cordonier, instaure une relation qui situe le poète comme « un autre à la fois étrange, familier, proche et distant. » (Cordonier 1996 : 230) La Tête expose ainsi la relation idéale qui peut exister entre le poète et son auditeur, une relation qui repose d’une part sur le pouvoir du poète de faire voir à son lecteur ou son auditeur sa vision des choses, et d’autre part sur la capacité du lecteur ou de l’auditeur de la voir à son tour. Segalen reprend ainsi cette relation symbolisée par Orphée et Eurydice, celle qui se fonde sur le désir mutuel d’entendre et d’être entendus.

Dans le récit, Robert et Régis, deux voyageurs récemment revenus de Chine racontent les anecdotes qui leur sont arrivées pendant leur voyage. Madame Jeanne Ravais, l’hôtesse du salon, et son invitée, Annie, écoutent Robert et Régis, qui offrent deux versions différentes de leur voyage. Régis accepte « avec bonne volonté » de raconter « une longue disette et quelques illusions, [au sujet de ce dont] deux mâles perdus là-bas, pouvaient s’accommoder ». Mais dans le texte, Segalen élude la parole de Régis parce qu’elle aurait été l’exemple du récit convenu qui se raconte habituellement au retour d’un voyage en Chine. En racontant ce genre d’anecdotes, le narrateur aurait cherché à ravir ses interlocuteurs par des descriptions exotiques des « petites princesses aux petites bouches rondes, aux très petits yeux, aux plus petits pieds… » (OC, I : 796). Le dialogue entre ces deux hommes expose la complicité des voyageurs qui jouissent de plaisirs exotiques que leurs auditeurs ne peuvent qu’imaginer, de même que la banalité, selon Segalen, des conversations de ce genre. Mais, de façon inattendue, Annie semble transgresser les conventions lorsqu’elle dit qu’elle aimerait bien voir ces filles chinoises, ce qui suscite l’embarras chez Madame Ravais. Quand Robert annonce qu’il va raconter une autre histoire, Régis quitte le cercle avec « une impolitesse qui parut à la fois volontaire et douloureuse » (ibid.), en disant qu’il ne voulait pas écouter l’histoire de Robert qu’il connaissait déjà. 

Le conflit entre Robert et Régis est plus profond qu’il ne le semble d’abord. Régis est un homme qui « numérote » « compare » et « décide », celui qui refuse l’expérience mystique que Robert souhaite raconter. Ainsi, Segalen établit une opposition entre Régis, un homme de raison qui refuse la révélation religieuse, et Robert, un romantique qui souhaite la raconter.

Segalen prépare ainsi les étapes de l’initiation dans le récit que Robert allait raconter en regardant un « manuscrit touffu ». Au milieu du salon, son héros attire l’attention des autres invitées qui l’entourent en leur posant des questions tout en offrant leurs commentaires sur des possibilités du récit. Robert prépare son aventure qui raconte comment il a volé la tête d’une statue bouddhique dans un temple sur le mont sacré de Wutai shan (Wou-T’ai-Chan). Madame Ravais, quand elle apprend que le récit porte sur une statue bouddhique, s’exclame : « Très bien très bien ! Je comprends tout, j’ai assisté à la… voyons… à la Messe bouddhiste » chez Guimet » (ibid. : 798). 

Mais la discussion se transforme peu à peu en controverse, car Robert, en racontant le vol de la tête de Bouddha, sentant qu’il suscite consternation autour de lui, condamne ses auditeurs pour leur « piété un peu baroque… une piété… exotique » (ibid. : 799). Il les accuse d’être ridicules à raison du regard moralisant qu’ils portent sur son histoire, ce qui s’explique par leur méconnaissance de la religion bouddhique.

Lorsque Robert évoque sa visite au temple, Madame Ravais lui conseille de lire « un excellent guide des Religions, Orphée, de M. Salomon Reinach. » Elle continue ainsi : « Il a paru durant votre absence. Il coûte six francs dans une reliure souple. Vous y verrez qu’on y parle simplement et d’une façon rationnelle de toutes les superstitions connues » (ibid.). 

L’orientalisme ethnocentrique de Salomon Reinach (1858-1932) classifie et oppose des « religions », parmi lesquelles figure le bouddhisme. Ses écrits constituent un exemple de vulgarisation des connaissances d’un orientaliste, au sens d’un expert sur l’orient, à destination d’une Madame Ravais. Cette dernière incarne la femme bourgeoise qui s’intéresse aux pays exotiques : sans avoir acquis une véritable connaissance de l’Extrême-Orient, elle ne fait que répéter les idées qu’elle a lues dans ce genre d’ouvrages. Au contraire, Robert, qui, au fond de la Chine avait directement vécu l’expérience mystique dont il veut parler, incarne l’exote — une figure poétique qui s’appuie sur des connaissances de première main, ayant acquis une expertise véritable.

Comme Segalen, Robert définit le bouddhisme comme la philosophie de Siddhârtha Gautama. Le bouddhisme est donc la pensée d’un homme et non pas une doctrine relative à un dieu. À cet égard, Robert représente l’expérience religieuse et mystique face à l’exotisme pseudo-scientifique qui se confond avec l’orientalisme érudit chez Madame Ravais. Segalen souligne l’opposition entre ces deux attitudes en faisant précisément d’Orphée de Reinach le guide de référence de Madame Ravais : l’ironie tient à ce que la figure d’Orphée est à la fois le titre du texte érudit de Reinarch et la figure mythique qui symbolise la poièsis, figure que Robert incarne peu à peu. La nature de ce débat est donc révélatrice de la prise de position segalénienne qui se manifestait aussi dans son drame Siddhârtha, dans lequel il a voulu mettre en scène la vie de Gautama en rejetant toutes les histoires de ses vies antérieures comme de la fiction. Tout comme Segalen, Robert s’indigne devant la piété fausse des invités à la soirée. Et pourtant, la seule personne qui ne le juge pas reste Annie.

La controverse incite les autres à partir, ce qui permet à Robert de parler en exclusivité avec Annie. Le récit se concentre, désormais, sur cette relation intime entre Robert et Annie, une relation qui prend la forme de l’initiation d’Annie par Robert à travers sa parole qui évoque une vision de son expérience mystique. Cette relation intime entre Robert et Annie rappelle celle entre Orphée et Eurydice.

Cette analyse qui interprète les deux personnages comme des figures mythiques fait écho à celle de Philippe Postel (1993 : 7-24), laquelle propose que Robert et Annie représentent Narcisse et Écho. Postel constate que La Tête n’est pas simplement une version moderne du mythe, mais son renversement. Si Narcisse ignore Écho parce qu’il est amoureux de sa propre image, Robert trouve l’issue du solipsisme grâce à l’attention que lui prête Annie, son interlocutrice. À travers Annie, Robert fait l’expérience de l’altérité. On peut remarquer aussi que les personnages vivent cette rencontre à travers l’histoire racontée, de sorte qu’ils confirment leur désir d’entendre et d’être étendus, ce qui souligne l’importance du poièsis pour échapper au solipsisme. Ainsi, bien que Postel souligne cette dimension de La Tête, nous proposons que Segalen utilise ce moment clé dans l’histoire pour souligner le pouvoir de l’exote, dont Robert est l’exemple. Or, c’est la capacité de « faire voir » aux autres sa vision du monde qui rend l’histoire de l’exote supérieure aux récits de voyage « loti-formes » et aux « livres sur la Chine » écrits par des experts et des journalistes. 

Robert raconte comment il a volé la tête dans un temple bouddhiste et comment elle est tombée dans une faille au bord de la route alors que, par jeu, il s’en servait comme d’un ballon dans un match de polo. Quand Robert tente de la récupérer, la tête vient vers lui en flottant dans l’air. L’expérience s’est révélée d’autant plus mystérieuse que la tête s’est ensuite transformée en matière virtuelle, puis s’est superposée à celle de Robert :

La face approche, dans l’accalmie parfaite de sa lumière plate ; elle approche, elle approche, elle grandit jusqu’à l’extrême où un œil humain peut voir, et doucement elle devient virtuelle, retournée sur mon visage, front sur front, et bouche sur bouche… Je dois fermer les yeux, alors, puisque ses yeux ont franchi les miens. Comme ceci… 

Robert poursuit son histoire :

Il y a cette lumière sans éclat… Approchez-vous, Annie, et comprenez comme j’ai fait moi-même, après avoir tant cherché… Non pas ce Nirvana dont nos poètes ont si naïvement abusé… (Ma chère petite inquiète, ne tremblez pas comme cela.) Ils ont fait un paradis béat, un nuage de la douleur, le chemin de la Délivrance… Et le voici retrouvé, grâce à vous ; ce que je ressens, vous le savez même sans paroles. Vivons ceci pour nous. Ne fuyez plus mon regard : j’ai franchi vos yeux. Restez longtemps. Je la vois toujours ! Elle est belle :

Je la vois aussi.

Enfin, Annie ! vous seule entre tant d’autres ! Alors, vous êtes mienne, Annie. Alors, tu es tout mon amour. (Ibid. : 809). 

Le récit se clôt sur cette fusion de leurs regards qui réalise le rêve d’une vision partagée instantanément, ce qui représente la visée ultime de tout récit, comme Segalen l’avait souligné dans ses notes pour l’Essai, lorsqu’il préparait son voyage en juin 1908 :

Et dans l’échelle, par degrés d’artifices, des arts, n’est-ce pas à un cran plus haut, de dire, non pas tout crûment sa vision, mais par un transfert instantané, constant, l’écho de sa présence ? (OC, I : 747). 

L’initiation d’Annie s’achève au moment où elle voit ce que Robert lui raconte. Ils réalisent ensemble une relation idéale, ce qui est possible grâce aux qualités d’Annie. Dans le contexte du récit, cette relation n’est pas simplement une relation entre un voyageur et son auditeur, mais la mise en scène du moment où une relation d’amitié se tisse entre les deux figures, ce qui les sépare en même temps d’autrui. La relation d’amitié qui se révèle lors du récit figure la relation idéale entre le poète et son auditeur. Il n’est pas surprenant, dans cette optique, que Segalen dédia La Tête à Yvonne.

La Tête nous livre donc un portrait de Robert en exote : au retour de son voyage, il raconte ses expériences du réel mais en y introduisant un élément mystérieux, voire magique. Il incarne la figure du poète comme héros qui se distingue parmi d’autres voyageurs et sinologues qui ne savent pas voir comme lui. Régis est révélé comme le pseudo-exote, car son récit à lui se révèle cliché, et se raconte sans enthousiasme, un récit sans authenticité et sans poésie.

Robert insiste sur la possibilité d’une expérience mystique, et, comme Segalen, il adopte un regard de poète qui se situe à l’encontre du regard du sinologue ou de l’écrivain-voyageur. Dans une lettre du 13 juin 1909 à Yvonne, portant sur ses valeurs religieuses par rapport à celles de Voisins, Segalen affirme le même parti pris :

Il y a le mystique orgueilleux qui sommeille en moi. Et ce sera même une haute joie que d’approfondir — ô, si lentement ! — le sillon qui me sépare d’Augusto : lui, catholique et non mystique (s’est-il défendu) — moi si anticatholique pur, mais resté, d’essence, amoureux des châteaux dans les âmes et des secrets corridors obscurs menant vers la lumière… (C, I : 885-6).

La Tête est un récit court mais riche dans le sens que nous pouvons y discerner la prise de position de l’exote, une figure du poète qui fait contraste avec celle du pseudo-exote, et qui, au milieu du salon, se trouve entourée par un cercle qui jouit de l’exotisme populaire nourri par la sinologie vulgarisée. Au centre du salon, Robert trouve en Annie un auditeur capable de voir sa vision, d’accepter son histoire, de l’accepter tout court.

Pour conclure

Dans cet article, nous avons commencé par tracer le réseau de connaissances de Segalen, avant de souligner la qualité « poétique » de ces relations amicales. Nous avons montré ensuite que Segalen, établissant ses relations en fonction de ses intérêts littéraires, a noué des amitiés avec ceux qu’il estimait répondre à sa définition de l’exote.

Au cœur de ce réseau, nous retrouvons sa femme, Yvonne. Toutefois, son rôle n’est pas sans ambiguïté. D’un côté — c’est le point de vue de Marie Dollé —, la relation intime entre Segalen et sa femme est minée par le fait que, même s’il parle souvent de son amour pour Yvonne dans ses lettres, il aime aussi ses aventures en compagnie d’Augusto Gilbert de Voisins. De l’autre — c’est notre position —, les lettres du poète sont témoins de sa foi dans sa parole, c’est-à-dire, dans sa capacité de faire voir à son épouse tout ce qu’il avait sous les yeux en Chine. Segalen tissait ainsi des relations affectives et spirituelles qui nourrissaient son épanouissement personnel. L’image de l’exote comme voyageur solitaire et autonome a certes son importance dans l’esthétique segalénienne, mais elle ne doit pas réduire le rôle essentiel qu’a joué le réseau qui l’entourait pendant son séjour en Chine. La rencontre de Segalen avec la Chine doit ainsi être replacée sous le signe de l’amitié.

  • Bibliographie

Bouillier 1978 : Henry Bouillier, « Le Détour de la Chine », dans Eliane Formentelli (dir.), Regards, espaces, signes, Paris, L’Asiathèque, 1978, p. 95-114.

Bouillier 1986 : Henry Bouillier, Victor Segalen [1961], Paris, Mercure de France, 1986.

C : Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Cordonier 1996 : Noël Cordonier, L’Expérience de l’œuvre, Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 1996.

Dollé 2008 : Marie Dollé, Victor Segalen, le Voyageur incertain, Paris, Aden, « Le cercle des poètes disparus », 2008.

Manceron 1987 : Gilles Manceron, « Aux origines de René Leys », Europe, n° 696, Victor Segalen, 1987, p. 79-88.

Manceron 1991 : Gilles Manceron, Segalen, Paris, J.-C. Lattès, 1991.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Postel 1993 : Philippe Postel, « Le Merveilleux dans La Tête et Le Siège de l’âme de Victor Segalen », dans Cahiers Victor Segalen, n° 2, Paris, Association Victor-Segalen, 1993, p. 7-24.

Segalen 1967 : Victor Segalen, Lettres de la Chine, Paris, Librairie Plon, 1967.

  • Contributeur

Ian Fookes est « Professional Teaching Fellow » à l’Université d’Auckland en Nouvelle-Zélande, où il a écrit sa thèse de doctorat au sujet de Victor Segalen ( « Victor Segalen : exotisme, altérité, transcendance »). Son domaine de recherche est la littérature générale et comparée ; il est spécialiste de l’exotisme des XIXe et du XXe siècles.

  • Bibliographie de l’auteur

« Exoticism and Familiarity in Victor Segalen’s Travel Poetry », dans Meenakshi Bharat et Madhu Grover (dir.), Representing the Exotic and the Familiar: Politics and Perception in Literature, Amsterdam, John Benjamins Publishing Co., 2019, p. 51-66.

Catégories
article dans Cahiers Segalen

Mireille Privat, Empreinte des sciences et des techniques dans la Correspondance de Victor Segalen

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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Empreinte des sciences et des techniques dans la Correspondance de Victor Segalen

Mireille Privat

  • Résumé

Victor Segalen (1878-1919) est l’auteur de publications scientifiques faisant toujours autorité, pour le sérieux de leur documentation et de la mise en œuvre des recherches de terrain. Par ailleurs, il montre par ses ouvrages, ce qu’il explicite lui-même dans ses lettres, que ses activités très diverses et nombreuses relevées dans sa biographie — exploration de terrain, histoire, archéologie, pratique de la médecine, écriture romanesque et théâtrale, poésie, etc. — ont une capacité étonnante à se nourrir les unes les autres. Ainsi, les aptitudes et les goûts scientifiques de Segalen seraient non pas un arrière-plan de son œuvre littéraire, mais un des aliments de celle-ci. Une relecture de la Correspondance ainsi qu’un effort pour resituer l’œuvre de Victor dans l’histoire des sciences aux environs de l’année 1900 permettent d’étayer cette argumentation.

  • Abstract

Impressions of Science and Technology in Victor Segalen’s Correspondance

Victor Segalen published still authoritative scientific papers known for being well documented and richly sustained by direct observations. As he told himself in his correspondence and as he showed by his works, his numerous activities surprisingly filled up each other. So, the ability and the taste for science could be not only of secondary importance for his literary work but a source for it. A careful reading of his Correspondance and an attempt to replacing his works within the history of science in the 1900s allow us to support this argument.

  • Pour citer l’article

Privat, Mireille, « Empreinte des sciences et des techniques dans la Correspondance de Victor Segalen », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

Empreinte des sciences et des techniques dans la Correspondance de Victor Segalen

Mireille Privat

L’expression des goûts, et quelques fois de la passion de Victor pour telle et telle science se manifeste surtout dans les lettres correspondant aux années de formation. Notre présentation commencera par conséquent par une mise en perspective de ces années

Un apprentissage scientifique

Victor Segalen (1878-1919) a effectué ses études secondaires essentiellement au Collège du Bon Secours tenu à Brest par les Jésuites. Il retrouvera ces derniers sur son chemin chinois, les Jésuites ayant été les principaux diffuseurs de la culture chinoise ancienne par leurs traductions des grands classiques chinois, des Annales et autres documents, et par leurs lettres à l’occasion de leurs missions d’évangélisation à différentes époques : Segalen y puisera abondamment à son heure. Le programme du baccalauréat contient à l’époque une solide formation littéraire, avec des épreuves de latin et de grec, de langue vivante (l’anglais en l’occurrence), de mathématiques, de physique et de sciences naturelles, ainsi que de musique. Segalen est un élève plutôt brillant dans la plupart des matières, d’après les notes citées dans sa correspondance : il a un premier prix de physique et chimie en terminale de philosophie et obtient une mention au baccalauréat. Inscrit en 1895 à la Faculté des Sciences de Rennes en PCN, certificat préparatoire à des études médicales, il s’intéresse beaucoup au programme et particulièrement à la chimie, comme le montrent les lettres de janvier et mars 1896 (voir en particulier C, I : 65-6, à son père, 13 mars 1896), mais ce qui l’emporte dans ces lettres est son attachement à la physique moderne, celle des rayonnements et ce qu’elle révèle de la structure de la matière. Ceci est remarquable car la découverte par Wilhelm Röntgen (1845-1923) des rayons X ne date que de l’année 1895 (voir Röntgen 1895). Röntgen se voit attribuer le premier Prix Nobel de physique en 1901. La même année 1895, un autre physicien, Jean Perrin (1870-1942), commence à élucider les mécanismes de production des rayons X, et en 1896, il élucide leur nature[1]. En 1913, il publie un ouvrage de synthèse sur ces questions et quelques autres, intitulé Les Atomes (voir Perrin 1913), qui eut un retentissement mondial. Ce livre fut « dévoré » par Victor Segalen, selon sa propre expression dans la lettre de Tianjin (Tien-tsin) du 25 mai 1913 (C, I : 142, à ses parents). Aussi peut-on s’étonner que le développement foudroyant des applications des rayons X à la médecine, qui a explosé pendant la Grande Guerre, ne soit jamais mentionné dans les lettres de guerre de Segalen, sauf peut-être dans la remarque de la lettre du 11 mai 1915 concernant « la cave » de l’ambulance du bataillon : « un personnel très suffisant, un bon matériel, deux bons chevaux. » (C, II : 587, à Yvonne, c’est nous qui soulignons).

Victor Segalen (casquette) opérant à l’hôpital de Bordeaux (1901-1902)

Sorti premier du PCN à la fin de l’année (voir C, I : 68, note 1, à son père, mai 1896), et après deux ans de préparation au concours d’entrée à l’École de Santé Navale de Bordeaux, voici le jeune Victor se livrant avec enthousiasme (sauf épisodes dépressifs) à l’étude des multiples disciplines nécessaires à la formation d’un médecin, et qui plus est, d’un médecin de la marine, appelé à intervenir pendant de longs voyages sans escales, sans compter diverses missions de secours dans les colonies en cas d’épidémies ou de cataclysmes naturels et bien sûr d’épisodes d’actions armées. Dans la correspondance, on repère des allusions à l’anatomie, la physiologie, la pathologie (c’est bien le moins), ainsi qu’à la chirurgie qu’il a pratiquée en Polynésie, puis pendant la guerre — une célèbre photographie le montre en train d’opérer un patient à l’hôpital de Bordeaux — et, soupçonne-t-on, à l’obstétrique, qu’il a également pratiquée sur les chemins de ses explorations, en Polynésie par exemple (voir ibid. : 539, à Émile Mignard, 2 octobre 1903 ), et en Chine (voir ibid. : 994, à Yvonne, 17 septembre 1909).

En anatomie, il manifeste un intérêt particulier pour les organes des sens (voir ibid. : 88, à sa mère, 17 octobre 1898), ce qui annonce le sujet de sa future thèse, « L’observation médicale chez les écrivains naturalistes », soutenue en 1902 (voir OC, I : 11-60, Les Cliniciens ès Lettres). Il fait des heures de travail supplémentaires sur un des sujets qui le passionne, « dans le laboratoire de Mr. Sabrazès à faire du microscope ou de la photographie aux rayons X » (C, I : 90, à sa mère, 19 octobre 1898 ), ce qui est l’amorce de la radiologie. Il s’inscrit aussi à la Faculté des Sciences dans une licence de Sciences Naturelles, où il prévoit, dans la lettre du 2 novembre 1898, de prendre « probablement la Zoologie, la Chimie biologique et Médicale, et la Physique appliquée » (ibid. : 112, à ses parents), cours qu’il semble « savourer » comme le suggère ce passage : « j’ai pris un excellent apéritif ; un délicieux petit cours de chimie aux Sciences » (ibid. : 137, à sa mère, 16 janvier 1899). Il dépensera également une somme considérable pour acheter un livre de géologie, dont on voit la trace dans le relevé financier de la lettre du 29 janvier 1900 (voir ibid. : 248, à sa mère). Il prévoit en effet que « la géologie des colonies étant incomparablement moins avancée que leur zoologie, il est bien plus aisé, plus tard, d’y être original » (ibid. : 229, à sa mère, 16 novembre 1899). Cela lui servira en Polynésie et surtout en Chine.

L’élaboration de sa thèse, dont un chapitre conçu à l’origine et portant sur l’audition colorée a été publié au Mercure de France sous le titre Les Synesthésies et l’école symboliste (voir OC, I : 61-81), travaux qu’il commente peu dans ses lettres, lui fournit l’occasion, à propos des névroses des auteurs qu’il étudie ou celles qu’ils décrivent dans leurs écrits, de se familiariser avec les notions d’inconscient et de subconscient. Un des membres du jury est en effet Emmanuel Régis (1855-1918), précurseur en France des conceptions psychanalytiques proches de celles de Freud (voir C, I : 361, à ses parents, 10 janvier 1902, note 2). Gilles Manceron insiste sur l’influence que ces connaissances ont eue sur l’écriture de Segalen « [Segalen] adopte […] une forme d’écriture qui s‘adresse davantage à l’inconscient qu’à la conscience du lecteur et lui donne le sentiment d’accéder, au delà d’énigmes qu’il ne comprend pas, à un sens caché et diffus qu’il sent confusément » (1991 : 101). Mais on peut s’étonner de l’absence, parmi ses lectures « savantes », du livre de Claude Bernard (1803-1878), Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (voir Bernard 1865), peut-être trop positiviste pour un lecteur assidu de Jules de Gaultier (1858-1942), dont l’idée fondamentale était la notion de « bovarysme », qui lui permet d’examiner les limites de la connaissance et les manières par lesquelles l’homme crée une image faussée et embellie, voire mensongère, de la réalité (voir Gaultier 1902).

La maîtrise technique

Incidemment, le goût de l’analyse approfondie, qui est la marque du philosophe et du savant, transparaît dans les rapports financiers exigés par sa mère pendant ses études. Par exemple, dans la lettre de Bordeaux du 24 avril 1899 (voir ibid. : 175, à sa mère), il fait mention de l’achat d’un ouvrage intitulé Sigurd, qui doit être le livret de l’opéra d’Ernest Reyer (1823-1909), mettant en scène des héros du panthéon germanique, achat couplé à celui d’un ouvrage de critique musicale portant sur l’opéra wagnérien, Le Drame musical d’Édouard Schuré (1841-1929), récemment réédité (voir Schuré 1875). Cette méthode de confrontation des connaissances imprègnera toutes ses activités.

Dans un autre registre, tout aussi révélateur d’un esprit scientifique, Segalen garde toute sa vie l’habitude, contractée dès sa jeunesse sous la contrainte de sa mère, de tenir le compte de ses dépenses. C’est avec cette exigence qu’il précisera le financement de ses expéditions, comme l’attestent, à propos de l’organisation de sa seconde expédition en Chine, les lettres de septembre-octobre 1913 (voir C, II : 206-270), où sont impliqués l’Institut, le Ministère de l’éducation, la bibliothèque Doucet. La lettre à Jacques Doucet (1853-1929) du 15 septembre 1913 commence ainsi : « Je me permets de vous exposer ainsi les bases sur lesquelles je pourrais contribuer à l’enrichissement de votre belle bibliothèque, durant la mission archéologique dont vient de me charger l’Institut. » (ibid. : 230) ; la lettre prend ensuite toutes les caractéristiques d’une lettre d’affaires, chiffres à l’appui. Mais Segalen sait aussi valoriser ses connaissances techniques, qui sont nombreuses, variées et en constante amélioration. Nous allons en évoquer quelques-unes, très présentes dans l’expression épistolaire.

Nous mentionnons d’abord le paquetage, le choix et l’emballage des objets à transporter ou à conserver. Cela relève de l’art des marins : le médecin de Marine doit savoir de quels médicaments et de quels outils de chirurgien il aura potentiellement besoin quand il embarque pour des voyages au long cours, et il doit aussi prévoir leur protection pendant le transport. Ce talent a servi à Segalen pour embarquer, à destination de la France, les objets qu’il a achetées à titre privé, sur ses gains comme médecin libéral à Papeete, lors de la vente des biens de Paul Gauguin en 1903 (C, I : 539, 2 octobre 1903, Émile Mignard, et 531, à ses parents, 27 août 1903). Ce qui est proprement admirable est le soin avec lequel il stocke ses livres et documents et par-dessus tout ses écrits : journaux de voyages, plan de projets d’écritures, versions différentes de ses textes. On lit par exemple dans la lettre à Yvonne de Xi’an (Si-ngan-fou) du 3 octobre 1909 : « N’oublie pas de m’apporter mes notes, dans la boîte carrée, en bois et les lettres d’amis. Y joindre mes deux cahiers de notes bruns (Tahiti et retour Durance)… » (ibid. : 1016, 27 août 1903). C’est grâce à ce soin quasi maniaque qui est néanmoins une règle pour tout scientifique qu’après sa mort ont pu être publiés, tels quels ou complétés, les livres, articles ou autres documents que sa maladie et son décès lui avaient fait abandonner.

Au soin porté aux futures œuvres à publier se rattachent les activités d’« éditeur » de Segalen. S’il s’est occupé personnellement et à ses frais de la première édition de Stèles, réservée à des amis et à des bibliophiles éclairés, pour l’édition Crès il utilise ses connaissances en matière d’ouvrages orientaux (papier, style de pliage, style de couverture) pour créer une collection dite « Coréenne » dont il est le directeur, comme l’attestent plusieurs lettres : celle du 16 novembre 1914, par exemple, mentionne, outre Stèles (deuxième édition), Connaissance de l’Est de Claudel et Aladdin (voir OC, II : 526, à Georges Crès). La collection sera interrompue à la suite de la mort de Segalen.

Dans la maitrise de ces « petites » techniques, parfois à visée financière, très présentes dans la correspondance, est l’aventure avec René Quinton (1866-1925). Ce naturaliste, physiologiste et biologiste français autodidacte, élabora une théorie sur l’origine et la nature marine des organismes vivants, mais il est surtout connu – et c’est ce qui explique sa présence dans la correspondance de Segalen — pour avoir breveté un « Sérum Marin », de l’eau de mer purifiée et traitée de façon à respecter ou accentuer ses propriétés. Ce sérum est censé avoir un effet revitalisant et même curatif pour certaines affections. Victor Segalen en prenait depuis sa plus tendre enfance au début pour lutter contre sa fragilité juvénile (voir OC, I : 83-90, Essai sur soi-même), puis à certaines occasions de faiblesse ou de maladie, mentionnées dans ses lettres. Dans sa lettre à Hélène Hilpert du 30 décembre 1918, quelques mois avant sa mort, il signale : « J’ai commencé il y a deux jours une cure énergique de plasma Quinton » (C, II : 1209). Celui-ci est toujours en usage et en vente sous différentes marques, à l’exception des ampoules injectables. Segalen avait eu l’idée d’introduire le sérum dans la bonne société chinoise. Le projet échoua mais on trouve dans la correspondance quarante-deux occurrences du nom de Quinton à propos du sérum, entre juin 1909 et mai 1913. À celles-ci s’ajoutent quinze lettres de guerre, Quinton ayant servi au front où il « commande l’artillerie lourde » (ibid. : 596, à Jules de Gaultier, 17 mai 1915) et où il a rencontré Segalen à plusieurs reprises.

Une autre technique que Segalen a intensément pratiquée est la photographie « civile ». Dans la lettre à son ami Mignard du 14 octobre 1895, il écrit : « Mon appareil d’agrandissement est terminé et fonctionne parfaitement. J’ai agrandi l’excellent cliché que tu avais si magistralement exécuté… Le résultat est superbe » (C, I : 56). À 17 ans, il avait manifestement déjà une bonne maîtrise de l’ensemble des techniques de la photographie, puisqu’il sait prendre les clichés (sur plaques de verre, à cette époque) les développer et les agrandir sur un agrandisseur, c’est-à-dire un instrument d’optique, construit de ses mains. Il s’appuiera par la suite sur cette maîtrise pour constituer les documents photographiques de ses expéditions, comme complément aux dessins. Il est, à cet égard, un des premiers utilisateurs des films souples inventés par John Carbutt (1832-1905) en 1888 et commercialisés aux États-Unis en 1889 par George Eatsman dans sa société nommée (Eastman)-Kodak, avec les « appareils photographiques » (camera en anglais) correspondants (Nadar fut leur diffuseur en France) . Segalen a utilisé une telle camera, « qui est un merveilleux appareil », appartenant à Jean Lartigue lors de sa deuxième expédition en Chine (voir C, II : 385, à Yvonne, 9 avril 1914). Mais il est aussi fidèle aux appareils et plaques qui permettent des clichés très larges (24 x 30 cm), que l’on utilisait avant l’invention des objectifs grand angle et la technique du Vérascope des clichés en trois dimensions (voir ibid.).

La méthode scientifique

Toutes ces techniques sont mises aux services d’objectifs médicaux, archéologiques ou littéraires, domaines qui, chacun, requiert une méthode. Dans le domaine médical, Segalen se montre soucieux de mettre au point une méthode lorsqu’il évoque par exemple l’organisation du cordon sanitaire contre l’épidémie de peste qu’il est censé juguler à la frontière de la Chine et de la Mandchourie essentiellement dans les lettres de février 1911 (voir C, I : 1156-1204, 1er-26 février 1911).

Dans le domaine de l’archéologie en Chine, Segalen hérite de la méthode d’Édouard Chavannes (1865-1918), sinologue éminent ayant porté en France la sinologie au niveau reconnu des sciences humaines, dont il avait suivi les cours au Collège de France en 1908 et 1909, et dont il est le disciple : il reste toujours en contact avec lui. Il obtient son soutien pour sa mission archéologique de 1914 et la Correspondance compte vingt-trois lettres qui lui sont adressées, entre octobre 1913 et octobre 1917, dont une dizaine de « lettres-rapports ». C’est dans l’une d’entre elles qu’est relatée la découverte du cheval du tombeau de Huo Qubing (Houo K’iu-ping, voir C, II : 339-343,6 mars 1914). Victor Segalen explicite très clairement dans sa correspondance sa propre méthode archéologique, proche de celle de son maître. Dans une lettre à Henri Cordier, contenant une demande auprès du secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles, il écrit :

 [La] méthode consiste à dépouiller par avance tous les textes des chroniques provinciales afférant aux itinéraires probables ; à les contrôler par les Annales ou les recueils d’archéologie indigène ; à interpréter ensuite les renseignements ainsi fournis ; à conduire enfin l’enquête sur le terrain avec l’aide — toujours bienveillante — des autorités locales. Bénéficiant de l’expérience acquise, [j’essaie] quelques fouilles discrètes. Enfin j’espère, au moyen de main-d’œuvre locale … » (Ibid. : 766, 16 décembre 1916).

Philippe Postel a longuement analysé l’influence de Chavannes sur la méthode archéologique de Segalen dans le domaine de la statuaire et ses conséquences sur l’écriture poétique qui a suivi (voir Postel 2001 : 33-6).

La science au service de la création littéraire

Ce souci de « méthode », si fructueuse dans la recherche archéologique, a-t-il donc quelque chose à voir avec l’approche conduisant à l’écriture littéraire ou la composition de poèmes ?

De fait, souci de méthode et approche littéraire s’interpénètrent intimement dans l’élaboration de l’œuvre, ainsi que l’émotion éprouvée lors du contact sensible. L’avidité de Victor à retranscrire le drame de l’acculturation du peuple maori, qu’il observe quasiment « cliniquement », l’avait déjà conduit à écrire un roman dans lequel la restitution de la langue joue un rôle majeur. En réalité, le roman est aussi alimenté par des éléments de la religion locale, puisés dans des livres comme le précise par exemple la lettre à Mignard du 24 avril 1903 (voir C, I : 503), et enrichis par des observations de terrain dont toutes les lettres de cette époque témoignent.

. Quand une attitude scientifique imprègne la personnalité du poète, il n’est pas surprenant d’en trouver une marque dans ses œuvres, elle est présente dans ses souvenirs et elle influe sur l’expression de sa sensibilité. Il est certes moins habituel que l’on relève des données « scientifiques » du moins au sens large, dans des poèmes, mais c’est bien en référence à la science que s’explique le « cadre chinois » des Stèles, la composition et la présentation du livre, si exotiques dans la forme alors que le fond, sous la couverture « archéologique » de la stèle, est si imprégné de l’expression de soi qu’une préface explicative a paru nécessaire au poète. Il n’empêche que les éditions savantes plus ou moins récentes de ce recueil, comme celles d’Henry Bouillier (1982) ou de Christian Doumet (1999), ont dû rassembler une grande quantité d’éléments d’origines différentes pour préciser l’origine et la signification des différents poèmes. Nous allons nous contenter de commenter l’un d’entre eux, pour essayer de restituer l’empreinte savante, puis nous commenterons l’une des Peintures.

Cité violette interdite[2], « composée sur la muraille », d’après la lettre à Yvonne du 27 juillet 1911 (ibid. : 1235) peut se lire comme une agréable évocation touristique, mais le poème repose en fait sur des éléments savants de différentes origines et se termine sur un aveu caché. Depuis le mur de la Cité, Segalen fixe la vision « matérielle », sensible, qu’il en a en faisant appel à ce que l’on pourrait appeler une technique photographique de mise au point progressive ainsi qu’à ses connaissances littéraires et historiques : nom chinois de la ville, traduction de ce nom, évocation du climat, symbolique du centre et de l’Empereur (qui est aussi une figure du poète), caractérisé par la crainte de sa propre destruction (on trouve mention de cela dans beaucoup de chroniques). Vient ensuite une évocation de sa rencontre anonyme avec son amante, vite condamnée par mesure de précaution, au cas où elle le reconnaîtrait, ce qui menacerait la vie dudit Empereur ; ce thème, issu des Chroniques est repérable dans d’autres œuvres de Victor, par exemple dans Le Fils du Ciel. L’apparition de l’empereur dans le poème ainsi que sa tragique relation amoureuse peuvent aussi se comprendre comme l’irruption dans le texte de l’imagination et du rêve, après un début s’appuyant sur certains éléments concrets. Mais cette conclusion est de fait un aveu sur la psychologie profonde du poète, dont le poème est la métaphore : en réalité l’angoisse de Segalen devant la femme, comme l’analyse de façon plus large Laurence Cachot (voir 1999 : 45-74) et comme cela est mentionné par les auteurs de tous les ouvrages biographiques ou de synthèse sur Victor Segalen, à commencer par celui d’Henry Bouillier (voir 1986 : 102, 268, 294) ou celui de Gilles Manceron (voir 1991 : 101). Le poète en était tout à fait conscient comme le révèlent les lettres de mai 1905 au cours de ses fiançailles (voir ibid. : 639-44).

Notre second exemple, qui fonctionne différemment, est rattaché à la redécouverte (occidentale) du maintenant mondialement célèbre tombeau de l’empereur Qin Shihuangdi (T’sin Che-houang-ti). Titré simplement Tombeau de T’sin, le poème figure dans les Peintures dynastiques (voir OC, II : 222-4). Les trois premières lignes décrivent en termes précis le tumulus tel que l’a observé et photographié Segalen. Le reste du poème évoque l’intérieur du tombeau et la vie de l’empereur d’après les textes chinois qui, à deux endroits, sont cités littéralement. Il semble qu’ici le poète ait essayé de condenser en un texte sobre, avec quelques traces de mystère et d’épopée, la profonde émotion d’archéologue, d’historien et d’esthète qui l’a saisi lors de la découverte. La longue lettre à Yvonne du 16 février 1914, de Lintong (Lin-t’ong-hien) témoigne de cette émotion et constitue en outre une lumineuse illustration de la « méthode archéologique » pratiquée par Segalen. À la recherche du tombeau sur la base des textes et des cartes, il interroge des paysans, dont l’un « prononça le nom de Tsin Che Houang. […] Au bout de cinq li […], nous avons vu : la grande chaîne violette du Li-chan […] ; et, au pied de la montagne, une autre montagne, isolée […] et d’une forme si régulière, si voulue […], répondant merveilleusement aux textes connus. […] [Alors] les laboureurs ont d’eux-mêmes répondu “Tsin Che Houang” » (C, II : 310).

Nous terminerons en faisant quelques remarques sur la conception par Segalen de l’exotisme telle qu’elle apparaît dans la Correspondance. Cette conception est certes liée à un désir d’un approfondissement personnel à partir d’une connaissance intime des autres, qu’il entend « peindre en eux-mêmes, et du dedans en dehors » (C, I : 660), comme il le formule dans une lettre à George-Daniel de Monfreid du 10 avril 1906, en référence aux Tahitiens. Mais cette démarche s’appuie indubitablement sur des éléments du réel aussi sûrs que possible, on pourrait dire « aussi scientifiques » que possible. Ces éléments constituent alors une trame sur laquelle s’épanouissent la sensibilité, l’imagination et la poésie. Ainsi, Les Immémoriaux, témoins précoces de cette écriture, livrent le sentiment de Segalen par la bouche d’un des personnages, en s’appuyant sur des observations et des émotions éclairées par des lectures. Et c’est pourquoi, dans sa correspondance, Segalen n’a pas de mots assez durs pour l’exotisme de Loti, qui ne s’élabore par à partir de cette trame. Dans la lettre à Debussy du 30 janvier 1912, Segalen déclare, en parlant de « l’Empereur, Fils du Ciel » : « Loti en dira le roman rose ; j’essaie d’en écrire les Annales » (ibid. : 1259). Dans la lettre à Yturbide du 1er avril 1913, il parle férocement « du pittoresque confit, rôti, salé, sucré, dont les tranches toutes prêtes s’emportent et, indifféremment, dessalées, font la gélatine Loti […] » (C, II : 121). De même s’il admire la richesse poétique de Claudel, il regrette sa superficialité, qui s’arrête à la compréhension du paysage des côtes : si Claudel a mis sa marque sur la Chine, une certaine Chine, […] il ne semble pas que cette Chine ait mis sa griffe sur Claudel » (ibid.). Mais on constate par ailleurs que son exigence de la prise en compte du rêve et de la sensibilité personnelle sur fond de « réel », lui fait prévoir, après la publication rigoureusement scientifique de ses découvertes archéologiques, des publications portant sur ces mêmes découvertes mais destinées aux esthètes ou aux amoureux d’histoire et d’art, où la sensibilité personnelle, l’enthousiasme du beau et du « divers » se tailleraient une large place, comme on le voit par exemple dans la lettre du 6 avril 1917 : « Mon histoire de la sculpture chinoise se précise. […] J’entends en faire un Livre affranchi de tout ce qui pèsera sur nos publications sinologiques. […] Écrit avec ferveur […]. Écrit avec style. » (Ibid. : 832, à Yvonne).

Avec une certaine malice, étant donné la façon dont Segalen s’en prend dans ses lettres à certains aspects des religions établies, et en guise de conclusion, nous dirons que la correspondance de Segalen, de façon encore plus lisible que ses œuvres plus « rédigées », permet de percevoir l’homme qu’il est devenu, à partir d’une jeunesse très contrainte par sa famille, mais aussi nourrie par des études diversifiées dès le collège, et de nombreuses expériences vécues. C’est un homme de culture porté par la révolution scientifique en train de s’accomplir, prompt à s’appuyer sur une démarche proprement scientifique pour élaborer son œuvre littéraire et poétique. Son souci de l’exactitude dans le processus de création le situe bien dans les années à cheval sur les XIXe et XXe siècles. Original, Segalen l’a été considéré de son temps, étrangement moderne, à nos yeux, apparaît-il maintenant.

 

 

  • Bibliographie

Bernard 1865 : Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Charles Delagrave, 1965 [rééd. : Paris, Livre de Poche, 2008].

Bouillier 1986 : Henry Bouillier, Victor Segalen, Paris, Mercure de France, 1986.

C : Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Cachot 1999 : Laurence Cachot, La Femme et son image dans l’œuvre de Victor Segalen, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 1999.

Chavannes 1910 : Édouard Chavannes, Le T’ai chan : essai de monographie d’un culte chinois – Appendice : Le dieu du sol dans la chine antique, Paris, Ernest Leroux, 1910.

Gaultier 1902 : Jules de Gaultier, Le Bovarysme, Paris, Mercure de France, 1902.

Gontard 1990 : Marc Gontard, Victor Segalen. Une esthétique de la différence, Paris, L’Harmattan, 1990.

Manceron 1991 : Gilles Manceron, Segalen, Paris, J.C. Lattès, Paris, 1991.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Perrin 1913 : Jean Perrin, Les Atomes, Paris, Librairie Félix Alcan, Paris, 1913 [diverses rééditions dont Flammarion, « Champs », édition de Pierre-Gilles de Gennes 2014].

Postel 2001 : Philippe Postel, Victor Segalen et la statuaire chinoise. Archéologie et poétique, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2001.

Röntgen (1845-1923) : Wilhelm Conrad Röntgen, « Über eine neue Art von Strahlen », Sitzungs-berichten der Physikalisch-Medizinischen Gesellschaft zu Würzburg, 28. Dezember 1895 (« Sur une nouvelle sorte de rayons », Comptes rendus des réunions de la Société physico-médicale de Würzburg, 28 décembre 1895), p. 132-41.

Schuré 1875 : Édouard Schuré, Le Drame musical, Paris, 1875 [rééd. : Paris, Hachette-BNF, 2018].

Segalen 1982 : Stèles, édition d’Henri Bouillier, Paris, Mercure de France, 1982.

Segalen 1999 : Stèles, édition de Christian Doumet, Paris, Le Livre de Poche, 1999.

  • Contributeur

Après un début de carrière d’enseignante-chercheuse à Montpellier, Mireille Privat (née en 1943) a exercé comme professeure des universités à l’UFR des Sciences et Techniques de l’Université de Bretagne-Occidentale à Brest, en chimie-physique (1991-2010). Après une reprise d’études en Lettres Modernes, elle soutient en 2015 un master sur l’œuvre d’Yves Bonnefoy. Dans le domaine littéraire, elle a publié des poèmes ainsi que divers articles.

  • Bibliographie de l’auteur

« Victor Segalen en perspectives, introduction à l’œuvre poétique », Friches, p. 27-35, 2019.

[1] Issus du choc des rayons cathodiques sur une cible adaptée, ils se comportent comme de la lumière ultra-violette de très courte longueur d’onde, ce qui leur permet, en médecine, de traverser les tissus mous alors que des tissus denses, comme les os, les arrêtent. Leur création au laboratoire est simple, des équipements semblables ont figuré dans des baraques foraines où les curieux venaient « voir » les os de leurs mains. Il a fallu l’apparition de graves lésions et des décès chez les manipulateurs de ces équipements pour que les effets néfastes des rayons X sur les êtres vivants soient reconnus et minorés.

[2] Ce poème sert de référence à Marc Gontard dans son ouvrage Victor Segalen une esthétique de la différence comme révélateur du chercheur de formes nouvelles de la figure de « l’être absent » (voir Gontard 1990).

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article dans Cahiers Segalen

Guochuan Zhang, La Chine dans la Correspondance de Victor Segalen : une image pleine de contradictions

Cahiers Victor Segalen, n° 4, Traces alternées de Victor Segalen. Une exploration de sa correspondance (1893-1919)

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La Chine dans la Correspondance de Victor Segalen : une image pleine de contradictions

Guochuan Zhang

  • Résumé

De nombreuses œuvres de Victor Segalen sont inspirées par ses voyages en Chine. À partir des Lettres de Chine, qui retracent son premier voyage effectué de 1909 à 1910 au cœur du plus vieil empire, nous nous interrogeons sur les contradictions qui renouvellent chez cet épistolier sa représentation de la Chine. La « méconnaissance » segalénienne de la Chine engendre paradoxalement des créations originales ; apprenant méticuleux de la langue classique chinoise, Segalen ne tente jamais d’en faire sa langue de création ; il consacre sa vie aux recherches en sachant qu’il aboutira à une « incompréhensibilité éternelle du Divers ». Son image de ce pays, marquée par le confucianisme et le taoïsme, est une image pleine de contrastes.

  • Abstract

China in Victor Segalen’s Correspondence: An Image Full of Contradictions

Many of Victor Segalen’s works were inspired by his journeys in China. Basing our study on the Letters from China, which depict his first journey, from 1909 to 1910, in the heart of the old empire, we wonder about the contradictions which renew his image of China. His ‘ignorance’ of China paradoxically generates a lot of original creations; he is a meticulous learner of the classical Chinese language, but he never tried to use it as his creative language; he devoted his life to research and nevertheless condemned himself in advance to an impasse, due to his conception of the “eternal incomprehensibility” of the “Divers”. His image of China, marked by Confucianism and Taoism, is an image full of contrasts.

  • Pour citer l’article

Zhang, Guochuan, « La Chine dans la Correspondance de Victor Segalen : une image pleine de contradictions », dans Guermès, Sophie et Postel, Philippe, Cahiers Victor Segalen, n° 4 : Traces alternées de Victor Segalen : une exploration de sa correspondance (1993-1919), 2021, page [En ligne], https://www.victorsegalen.org (jour, mois, année de la consultation par l’usager).

 

La Chine dans la Correspondance de Victor Segalen : une image pleine de contradictions

Guochuan Zhang

La vie et l’œuvre de Victor Segalen (1878-1919) semblent présenter une continuelle contradiction. Quand il mourut en 1919, à l’âge de 41 ans, seules trois de ses œuvres, Les Immémoriaux, Stèles et Peintures, avaient été publiées. Elles n’ont d’ailleurs pas connu à l’époque une grande diffusion. Ceci contraste avec son indéniable succès en Chine aujourd’hui, dû non seulement à la valeur de ses productions littéraires, mais aussi à son image de « sinophile » savant. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en chinois, comme René Leys en 1991, Stèles en 1993, Récit de la mission archéologique dans la Chine occidentale en 2004, Lettres de Chine en 2010, mais aussi les Essais sur la poésie et la peinture en 2010, Peintures et l’Essai sur l’exotisme en 2010[1] . Enfin, de nombreux ouvrages d’inspiration segalénienne ont été écrits, notamment celui de Pang Pei (1966-) intitulé Lettres de Chine de Segalen[2] (2015), ainsi que celui de François Cheng (1929-), intitulé L’Un vers l’autre, en voyage avec Victor Segalen (2008).

Segalen a effectué son premier voyage en Chine entre avril 1909 et février 1910. La correspondance avec sa femme Yvonne durant cette période a été publiée en 1967 sous le titre de Lettres de Chine. À partir de ces lettres, nous nous interrogerons sur les contradictions que révèle chez cet épistolier sa vision de la Chine. Afin d’examiner la façon dont Segalen a composé une image de la Chine par ses écrits, nous analyserons en premier lieu la contradiction entre sa « méconnaissance » de la Chine et la valeur de ses créations originales. Ensuite, nous examinerons la divergence entre sa passion pour le chinois et la langue dans laquelle il a choisi d’écrire. Cela nous conduira à une réflexion sur la mission que Segalen confie à son écriture. Enfin, nous dégagerons sa vision de la Chine sous la double influence du confucianisme et du taoïsme.

 

Abordons en premier lieu la double « méconnaissance » segalénienne de la Chine qui marque sa première équipée au cœur du plus vieil empire : celle de la réalité sociale et celle des textes classiques. Dans les lettres portant sur le voyage à Shanghaï, nous remarquons que Segalen vouait une grande admiration à la peinture, la calligraphie, la sculpture et l’architecture chinoises. En revanche, il n’a presque jamais abordé d’autres aspects de la Chine, en particulier l’environnement social ou le peuple chinois.

Si l’on compare Segalen avec le missionnaire écossais Robert Morrison (1782-1834), dont le récit de voyage (Morrison 1819) est caractérisé par sa richesse en matière d’expérience humaine, on ne peut que constater que l’écrivain français était paradoxalement isolé des hommes. Ne fréquentant ni lettrés ni artistes, il n’a pas cherché à rencontrer des maîtres chinois qui eussent pu l’initier à leur culture. Les Chinois dans ses écrits sont souvent représentés d’après son imaginaire, notamment l’Empereur au destin dramatique Guangxu [Kouang-Siu], qui n’est qu’une victime prédestinée entre le Ciel et le peuple chinois, mais aussi le représentant parfait du haut fonctionnaire, Yuan Shikai [Yuan Che-K’ai], qui incarne pour lui l’« invariable Milieu » confucéen, car il dispose de la sagesse chinoise lui permettant d’équilibrer le pouvoir et l’ambition. Ces récits reflètent la Chine de Segalen, un pays entre le réel et l’imaginaire[3]. Par ailleurs, nous sentons dans ses écrits un manque de contact, de communication avec le peuple chinois. Les rares Chinois ordinaires qui apparaissent sous sa plume et qui, d’ailleurs, s’expriment rarement, ne sont que des traducteurs ou de vieux maîtres enseignant le chinois. En revanche, il a rencontré durant ses séjours en Chine de nombreux Occidentaux : diplomates, médecins, missionnaires, hommes d’affaires et écrivains tels que son compagnon de voyage Augusto Gilbert de Voisins ou bien le consul Paul Claudel. « Ensemble ils ne cessaient de parler de la Chine et de porter des jugements sur elle ; ceux-ci les renvoyaient à l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes » (Cheng 2008 : 19). D’ailleurs, durant son séjour à Pékin, il a fréquenté un jeune Français qui lui servait de professeur de chinois et lui faisait des confidences : cette rencontre lui a inspiré son roman René Leys (1922). Le contenu des lettres adressées à Yvonne confirme son indifférence vis-à-vis de la réalité sociale : à cet égard, les descriptions de « [s]a Capitale » (LC : 60), Pékin, ne portent guère que sur l’architecture.

Cette indifférence est due à l’objectif d’écriture de Segalen, amoureux d’une Chine métaphorique, personnelle et livresque. Juste avant son premier voyage en Chine en 1909, Segalen a décrit sa conception de la « beauté de la passe de l’Est » à sa femme : « Comme un beau fruit mûr dont on palpe amoureusement les contours, notre marche lente mais certaine entoure d’un sillage distant la globuleuse Chine dont je vais si goulûment presser le jus ! » (LC : 42). Pour lui, la Chine n’est qu’un objet qui attend d’être observé.

Outre son indifférence vis-à-vis de la réalité sociale du peuple chinois, nous pouvons relever chez Segalen une trahison parfois audacieuse des classiques chinois. Dans sa préface de Stèles dans les Œuvres complètes chez Robert Laffont, Henry Bouillier a d’ailleurs constaté que Segalen « s’est inspiré des textes sans cesser de les trahir […]. Ils n’ont été pour lui que les négatifs du poème, des clichés sans image que la grâce poétique développait le temps d’un éclair » (OC, II : 29). Cette trahison a également été relevée par Qian Linsen et Liu Xiaorong. Ces deux chercheurs chinois signalent, dans les épigraphes du recueil intitulé Stèles, quelques imitations des classiques chinois qui pourraient laisser les lecteurs chinois perplexes. Ainsi, le poème intitulé « Pour lui complaire » est précédé d’une épigraphe : 撕绸倒血, littéralement « déchirer la soie, répandre le sang » ; ces quatre caractères inspirent directement ce poème qui retrace son amour pour celle qui aime à déchirer la soie :

Pour lui complaire, je lui donnerai cent pieds de tissu sonore. Mais ce cri n’est plus assez neuf.

[…] Pour lui complaire, je tendrai mon âme usée : déchirée, elle crissera sous ses doigts.

[…] Un sourire, sur moi, alors, se penchera. (OC[4], II : 74)

Concernant l’expression sī chóu (撕绸), « déchirer la soie », inconnue des livres chinois, il s’agit probablement d’une création de Segalen, forgée à partir d’une autre expression, lexicalisée : liè bó (裂帛), signifiant « [comme] une soie que l’on déchire », et qui est fréquemment utilisée, par extension métonymique, pour désigner les « livres anciens[5] » copiés sur de la soie. Segalen a probablement pensé que liè (裂) est ici un synonyme de (撕), et (帛), un synonyme de chóu (绸). Pourtant, un mot chinois relève souvent de plusieurs catégories grammaticales. Segalen prend pour un verbe ce qui, dans l’expression lexicalisée liè bó (裂帛), doit être considéré comme un nom : lié (裂) est en effet compris comme un nom qui signifie une « pièce de soie ». Ainsi, les deux chercheurs chinois considèrent cette épigraphe comme une erreur de Segalen. Pourtant, il est indéniable que de cette « erreur » est né un poème infiniment émouvant (voir Qian 1996 : 59).

Certes, Segalen est un grand lecteur des classiques chinois, mais il lui arrive de mal interpréter certaines formules. De cette « méconnaissance » sont nées des créations originales. En effet, à l’instar de Marco Polo, Segalen semble avoir « mal compris » Pékin, mais tous deux ont contribué à rendre Pékin plus intrigante et mystérieuse aux yeux des lecteurs occidentaux. De plus, la célèbre métaphore que Segalen a formulée dans sa lettre à Henry Manceron du 23 septembre 1911, lorsqu’il évoque « le transfert de l’empire de Chine à l’empire de soi-même » (C, I : 1244), explicite cet éloignement volontaire de la réalité. Dans la première stèle du recueil, intitulée « Sans marque de règne », Segalen répète que ses écrits sont placés dans une « ère unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que tout homme instaure en lui-même et salue, à l’aube où il devient Sage et Régent du trône de son cœur » (OC, II : 40).

 

En tant qu’écrivain, Segalen a lié intiment sa carrière littéraire à la Chine où il a passé un sixième de sa vie. Nombreuses sont ses œuvres qui ont été inspirées par ses séjours et ses voyages en Chine : Briques et tuiles, Équipée, Stèles, Le Fils du ciel ou René Leys,. En feuilletant ses manuscrits, nous remarquons que ses annotations font régulièrement référence aux classiques chinois, ainsi qu’à l’histoire de la Chine. Les réinterprétations des mythes, des légendes, des faits historiques et des rites chinois dans Stèles sont exceptionnellement riches. De plus, les cinq parties qui composent ce recueil — Stèles face au Midi, Stèles face au Nord, Stèles orientées, Stèles occidentées, et Stèles du milieu — font référence aux « cinq agents » ( xíng五行), une des bases de la cosmologie chinoise. D’ailleurs, les soixante-quatre poèmes de ce recueil font écho aux soixante-quatre hexagrammes du Yi jing, « système qu’il [Segalen] connaît bien et qui figure spatialement l’évolution qualitative du Temps » (Cheng 1992, 150). En outre, pour François Cheng, dans l’édition originale des Stèles faite d’un long rouleau de papier plié en accordéon, la pliure constitue « un vide qui rompt rythmiquement la chaîne linéaire ». (Cheng 2008 : 52-53).

Outre ses connaissances des classiques écrits en langue chinoise, Segalen a entrepris d’apprendre le chinois. En mai 1908, il a suivi des cours de chinois à l’École des langues orientales à Paris et au Collège de France sous la houlette du professeur Édouard Chavannes. Plus tard, sur les conseils du sinologue Arnold Vissière, il a continué son cursus à Brest. Son intention première d’apprendre le chinois était motivée par le projet de rédaction d’un recueil de proses exotiques, d’un exotisme originel, « dépouillé de tous ses oripeaux, […] [débarrassé] de tous ceux qui les employèrent avec une faconde niaise » (OC, Essai sur l’exotisme : I, 749, 11 décembre 1908). Ses études se sont poursuivies après son arrivée à Pékin en 1909 : « À 8h30, exact, cérémonieux et poli, arrive le vieux lettré qui, 2 h 30 durant, me fait parler, lire, écrire, traduire, converser, réfléchir en chinois, le tout avec une patience admirable, et — à ma grande surprise — avec une vraie science de l’enseignement » (C, I : 900, à Yvonne, 24 juin 1909). À cet apprentissage systématique s’ajoutait la lecture des classiques chinois. Ainsi a-t-il acquis un niveau linguistique inégalé parmi les écrivains de son époque qui s’intéressaient à la Chine.

Pourtant, Segalen n’a jamais essayé d’en faire sa langue de création. Ce choix est dû tout d’abord à ses compétences linguistiques car le niveau requis pour être capable de faire des recherches dans une langue n’égale pas, et de loin, celui qu’exige une création littéraire dans cette langue. Comme François Cheng l’a confirmé au sujet de la langue, « force nous est de constater, avec stupéfaction, qu’il n’y a pas de système constitué plus étanche, dressant des barrières aussi sévèrement gardées, difficilement franchissables aux yeux de quelqu’un qui n’a pas la chance de “naître dedans” » (Cheng 2010, 9).

Adopter une langue, c’est penser dans cette langue et donc accepter ses valeurs. Si Segalen n’a pas opté pour la langue chinoise dans sa création littéraire, c’était lié également à l’objectif de son séjour en Chine. Dans une lettre adressée à Claude Debussy, Segalen a confirmé qu’il n’était venu ici que pour chercher « une vision de la Chine » (C, I : 1148, 6 janvier 1911). En outre, le choix d’une langue d’écriture contre une autre renvoie parfois à une hiérarchie implicite entre les deux cultures liées aux deux langues concernées. Lorsque Segalen est arrivé en Chine en 1909, la situation politique chinoise était des plus fragiles. La dynastie régnante, qui sera renversée deux ans plus tard par les révolutionnaires, était profondément déstabilisée par l’invasion des puissances européennes et par le mouvement de modernisation à l’occidentale. Segalen assiste à la fin d’un empire qui avait laissé derrière lui sa gloire et à la naissance d’une Chine nouvelle mais encore faible. Venu d’une culture puissante, Segalen ne ressentait pas l’exigence de s’adapter à une culture déclinante. Sa passion pour la Chine, plus précisément pour l’ancien empire, l’a poussé à effectuer ses recherches dans les classiques, la réalité de l’époque lui étant indifférente. Ainsi, même si ses épigraphes chinoises dans Stèles renvoient à l’histoire ainsi qu’aux classiques de la Chine, Segalen est resté un écrivain francophone.

 

Bien que Segalen n’ait pas adopté la langue chinoise, c’est bien en construisant une image de la Chine qu’il élabore sa propre écriture. Contre les « impressions de voyage », il a essayé de restituer une Chine authentique : « Il me faut savoir outre ce qu’apporte le pays, ce que le pays pense. » (LC : 34). Mais cette haute ambition entre parfois en conflit avec ce qui peut transparaître dans certains de ses écrits, comme dans la Correspondance, où il évoque par moments une certaine fascination pour le pittoresque, dont il critique pourtant par ailleurs les facilités. Segalen lui-même ne nie pas cette contradiction dans ses écrits. Dans les premières pages d’Équipée, il écrit : « J’ai toujours tenu pour suspects ou illusoires des récits de ce genre : récits d’aventures, feuilles de route, racontars », mais ajoute : « C’est pourtant un récit de ce genre, récit de voyage et d’aventure que ce livre propose dans ses pages mesurées comme des étapes » (OC, II : 265). Dans les lettres adressées à Yvonne, il exprime souvent son envie de se procurer des souvenirs qui valent « la peine d’être expédiés » : « Je te promets à ton arrivée ici, à la fois les jolies récoltes, et aussi, de recueillir à nous deux, très lentement et très sûrement de fort belles choses diverses » (C, I : 932, 22 juillet 1909). Ces écrits nous révèlent un autre aspect de Segalen : un voyageur qui note ses « impressions » premières et ses émotions.

Page extraite du manuscrit d’Équipée.

 

À la recherche du Divers, Segalen refuse toute occidentalisation des villes chinoises. Observons un extrait d’une de ses lettres où il rejette tout ce qui en Asie lui rappelle l’Europe. :

J’ai reçu cette après-midi la visite d’une jeune Mandchoue, qui, accompagnée d son mari, interprète chinois, est venue chez moi avec un exotisme interloquant. Coiffure édifiée des heures durant, cheveux plats, lèvres peintes d’un rouge étonnant, joues plaquées d’un rose Maurice Denis très exact, sourcil prolongé… Enfin, tout ce qu’il y a de plus textuel dans l’ex-Européen, l’ex-centrique […] quelle distance effroyable ! quel exotisme, ô dieux ! (LC : 80).

Pourtant, si Segalen refuse toute assimilation et poursuit le Divers, dans sa correspondance avec sa femme, il se réjouit souvent de la similitude entre la Chine et sa Bretagne natale. À Suzhou [Sou-tcheou] qu’il définit comme « la vraie Chine », il note une analogie avec la Bretagne en découvrant des « fermes un peu bretonnes, [des] toits gris à peine chinois » (LC : 46). De nouveau, à côté du tombeau des Ming, il remarque « la plus grande ressemblance avec une ferme bretonne » (LC : 118). Le climat durant sa première équipée en Chine lui rappelle sans cesse le temps à Brest : « ciel bleu […] couleurs toujours changeantes et toujours étonnantes » (LC : 213).

La logique de l’« exote » s’oppose a priori à cet attachement à l’analogie entre le lieu nouveau et sa région natale. Ce contraste se traduit également par les répétitions fréquentes dans ses lettres : la programmation du voyage de sa femme et de son fils revient dans presque toutes ses lettres. Pour Pierre-Jean Dufief, cette répétition constitue un procédé qui lui permet d’« apprivoiser la Diversité et l’inquiétante altérité » (Dufief 2007, p. 58). D’ailleurs, François Cheng exprime bien cette idée dans L’Un vers l’Autre : « La recherche du Divers n’étouffe point le besoin et la nostalgie de l’Unité », car « “le Divers ne divertit point”. Au contraire il recentre » (Cheng 2008 : 9 et 40).

À travers toutes ses œuvres, Segalen poursuit le Divers. Selon lui, « L’Exotisme n’est pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même, […] mais une incompréhensibilité éternelle » (OC, Essai sur l’exotisme : I, 751, 11 décembre 1908). Cette définition révèle une autre contradiction de Segalen, qui s’est mis en quête de la Chine, mais la conclusion de cette quête est préétablie : une « incompréhensibilité éternelle » qui se traduit, dans ses descriptions de la Chine, par l’image du vide et de l’inaccessibilité. Dans ses lettres adressées à Yvonne, Segalen en effet semble privilégier cet aspect des villes chinoises : le vide. Il rapporte ainsi sa visite au tombeau de Hongwu [Hong Wou] à Nankin : « C’est un peu le lot de toute ville chinoise, qui ne remplit jamais ses murailles énormes. […] Rien d’autre : le Mausolée est vide. Et cette promenade triomphale ou fantastique aboutit à cela. Image d’un des côtés de la Chine, sans doute » (C, I : 873 et 874, à Yvonne, 3 juin 1909). De même, dans une de ses « proses », il évoque la légende de la ville vide (à Nankin) :

Et la Ville toute jeune, toute vierge, se referma sur personne, et resta vide dans son enceinte énorme, et vides ses pavillons, ses tours à neuf étages, ses palais et ses jardins où les fleurs jaillirent pour elles-mêmes. (LC : 102)

Cet aspect vide se répète dans les descriptions de la Cité Interdite dans René Leys, que le jeune ami du narrateur ne nomme que par des noms vides tels que « le Dedans », « la magie enclose dans ces murs » ou même « Ceci » (OC, II : 457). Ce que le narrateur poursuit semble être un objectif vide. Dans ses écrits, la répétition du mot vide intensifie l’aspect inaccessible et mystérieux de la Chine et nous transmet la déception du narrateur qui ne peut atteindre son objectif. Pourtant, il est à noter que, dans la tradition taoïste, le vide occupe une place primordiale : « Du vide est né le cosmos dont émane le Souffle vital » (Cheng 1991 : 54). Ce vide inspire à Segalen de nombreux ouvrages entre le réel et l’imaginaire, caractérisés par un mystère où « le Réel va toucher l’Inconnu » (LC, introduction de Jean-Louis Bédouin : 11), selon l’expression de Jean-Louis Bédoin, ou, comme le formule François Cheng : « On peut se demander si, pour lui, la Chine ne fut pas précisément le milieu idéal où le Réel, mieux que partout au monde, touchait, de plus près, l’Inconnu. » (Cheng 2008 : 38).

 

Chez Segalen, l’image de la Chine est caractérisée par une série d’échos non seulement avec la pensée taoïste, mais aussi avec l’orthodoxie confucianiste. Tout d’abord, Segalen construit l’image d’une Chine confucianiste. À mesure de son voyage à l’intérieur de la Chine, l’ancien monde chinois se déploie devant ses yeux. Pékin, « [s]a Capitale » (LC : 60), représente idéalement sa conception de l’Empire du Milieu. La Cité Interdite se situe au centre de la capitale, entourée des quatre temples — du Ciel, de la Terre, du Soleil et de la Lune —, ce qui suggère la place centrale du Fils du Ciel dans le Cosmos. La disposition architecturale de cette ville est caractérisée par la notion du Milieu et de l’équilibre dans la philosophie confucéenne. Si Segalen n’hésite pas à montrer son attachement à cette ville — « Pékin me plaît » (LC : 69) ; « le séjour de Péking se déroule heureux et clair et chaud » (LC : 107) —, c’est qu’elle est liée à ses yeux à l’image du Fils du Ciel, représentant de la société féodale chinoise sous l’emprise du confucianisme. Grâce à son imagination, il mettra d’ailleurs en scène cette figure impériale dans Le Fils du Ciel.

Dans les lettres adressées à sa femme relatant son voyage au cœur de la vieille Chine, grâce aux descriptions des villages chinois où la vie se caractérise par la simplicité et le bonheur, nous apercevons l’influence du taoïsme sur l’épistolier. Lorsqu’il évoque le lien de Claudel avec le Livre de la Voie et de la Vertu de Laozi, il parle tout autant de lui-même. « Comme moi, il est d’emblée en Chine, allé vers le Tao-tö King [Daode jing], l’abyssale pensée du vieux Lao-tseu » (LC : 63). Dans la province du Shanxi [Chan-si], Segalen fait l’expérience d’une Chine ancienne et « sympathique » : « Hautes montagnes toutes voisines, et paysages en terrasses toutes cultivées, si éminemment chinois. Des villages, tant de villages. Curiosité polie et plutôt sympathique partout où nous allons. » (LC : 154). Cette expérience est relatée dans le vingtième épisode d’Équipée, qui est une réécriture d’un mythe littéraire chinois intitulé le Récit de la Source aux fleurs de pêchers, écrit par Tao Yuanming (365-427) : « Des chiens familiers aboient. Des fumées montent dans le soir. Les montagnes, très hautes à l’entour, non pas implacables, mais douces, font de ceci un canton évidemment isolé, évidemment inconnu du monde puisque mes gens et les habitants d’en bas l’ignoraient. » (OC, II : 303). Cette description entre en écho avec le « petit pays de faible population » de Laozi où le peuple « trouve savoureuse sa propre nourriture, trouve beaux ses vêtements, se contente de son habitation, se réjouisse de ses coutumes », et où « les habitants de deux pays contigus se contentent de s’apercevoir réciproquement et d’entendre leurs chiens et leurs coqs ; ils mourront de vieillesse sans qu’il y ait eu de visites réciproques » (Laozi 1980 : 83). Par ses écrits, Segalen nous transmet son aspiration au « retour à l’état de bois brut » (Laozi 1980 : 31), prôné par le sage taoïste.

Les manuscrits de Segalen sont annotés de nombreux classiques confucéens ; pourtant, beaucoup de ses manuscrits sont précédés d’un sceau de quatre caractères : 聊以自娱 (liáo yǐ zì yú, expression figée signifiant « juste pour mon propre plaisir ») (voir la page extraite du manuscrit d’Équipée ci-dessus). Ce sceau révèle qu’à côté du Segalen sérieux selon le modèle confucéen, il existe un autre Segalen, romanesque, selon la conception taoïste. Cette tendance taoïste est en outre illustrée par les « Peintures dynastiques », où Segalen laisse de côté son attachement à l’orthodoxie confucianiste et fait l’éloge des derniers empereurs de chaque fin de dynastie, qu’il nomme « ces ruineux, ces destructeurs », car, selon lui, « comment donc rénover, comment restaurer l’ordre sans tout d’abord instaurer le désordre ? » (OC, Peintures : II, 214). Pour revenir au sceau, un fait intéressant attire l’attention du lecteur : le sceau, qui, dans le manuscrit d’Équipée, apparaît au début de chaque chapitre, est imprimé à l’envers dans certains d’entre eux, mais de façon apparemment aléatoire (dans les chapitres I, II, IV, V, VII, IX, XV et XXIII). Nous pouvons nous demander s’il s’agit à nouveau d’une méconnaissance de la part de Segalen, ou s’il ne pratique pas un double jeu. Le chapitre X, où justement le sceau est imprimé à l’envers, commence ainsi :

POUR DEVISE, j’ai cherché des mots expressifs, et le symbole de ce voyage double. J’ai cru les trouver coexistants dans la Science Chinoise des Cachets, des Fleurons et des Caractères Sigillaires. Précisément les figures doubles sont nombreuses, — qui pourraient s’appliquer au double jeu que je poursuis. — Par exemple, l’enroulement réciproque des deux virgules du Tao, l’une blanche, l’autre noire, égales, symétriques, sans que l’une l’emporte jamais sur l’autre. […] Mon voyage et le but de mon voyage s’enferment et s’envolent là-dedans avec facilité : L’Inventé, c’est le Blanc-mâle, le souffle aux milliers de couleurs. Le Réel sera le Noir-féminin, masse de nuit. (OC, II : 282)

Ce sceau, parfois à l’endroit, parfois à l’envers, pourrait symboliser la coexistence du réel et de l’imaginaire dans les écrits segaléniens. Ce double jeu est également présent dans un poème de Stèles, intitulé « Stèle du chemin de l’âme », inspiré par le Jiànlíng (建陵), c’est-à-dire le tombeau de l’empereur Liáng wéndì (梁文帝) qui a régné pendant la période des dynasties du Nord et du Sud (420-589). Devant ce tombeau se trouvent deux stèles symétriques. Sur celle de gauche figurent huit caractères : 太祖文皇帝之神道 (Tài zǔ Wén huángdì zhī shéndào, « Chemin de l’âme du Grand aïeul l’empereur Wen »] ; celle de droite est constituée de ces mêmes huit caractères, mais inversés, ce qui inspire à Segalen l’idée selon laquelle la stèle de gauche marque le chemin des vivants et celle de droite, le chemin de l’âme. Cette stèle dont les caractères sont inversés représente probablement une vision inversée de la vie et de la mort. Segalen nous a fait part de son explication :

Huit grands caractères inversés. Les passants clament : « Ignorance du graveur ! ou bien singularité impie ! » et, sans voir, ils ne s’attardent point. 

Vous, ô vous, ne traduirez-vous pas ? Ces huit grands signes rétrogrades marquent le retour au tombeau et le Chemin de l’âme, — ils ne guident point des pas vivants.

Si, détournés de l’air doux aux poitrines ils s’enfoncent dans la pierre […],

C’est clairement pour être lus au revers de l’espace, — lieu sans routes où cheminent fixement les yeux du mort. (OC, II : 104)

 

En conclusion, la « méconnaissance » segalénienne de la Chine engendre paradoxalement des créations originales ; apprenant méticuleusement la langue classique chinoise, Segalen n’a pourtant jamais tenté d’en faire sa langue de création ; il a consacré sa vie aux recherches et s’est cependant mis lui-même dans une impasse, car il considère le Divers comme une « incompréhensibilité éternelle ». Son image de la Chine, caractérisée par le confucianisme et le taoïsme, est pleine de contrastes. Chez Segalen, auteur et épistolier caractérisé par ces contradictions, nous remarquons un conflit continuel mais également une harmonie entre le Moi et l’Autre. Sa « Stèle du Chemin de l’âme » illustre son regard inversé et justifie la présence des divergences chez lui et dans ses écrits. N’oublions pas que, dans l’Essai sur l’exotisme, il signale que « sur une sphère, quitter un point, c’est commencer déjà à s’en rapprocher » (OC, I : 764, 2 juin 1911).

 

 

Bibliographie

: Segalen, Victor, Correspondance, Paris, Fayard, présentée par Henry Bouillier, texte établi et annoté par Annie Joly-Segalen, Dominique Lelong et Philippe Postel, 3 tomes, 2004.

Cheng 1991 : Cheng, François, Vide et plein, le langage pictural chinois, Paris, Seuil, « Points », [1979] 1991.

Cheng 1992 : Cheng, François, « Espace réel et espace mythique », dans Éliane Formentelli (dir.), Regards, espaces, signes : Victor Segalen, Paris, L’Asiathèque, 1992, p. 133-52.

Cheng 2008 : Cheng, François, L’Un vers l’Autre : en voyage avec Victor Segalen, Paris, Albin Michel, « Littérature », 2008.

Cheng 2010 : Cheng, François, Le Dialogue : une passion pour la langue française, Paris, Desclée de Brouwer, « Proches lointains », 2010.

Dufief 2007 : Dufief, Pierre-Jean, « Les Lettres de Chine de Segalen : la correspondance de voyage ou les tensions d’une écriture », dans Pierre-Jean Dufief (dir.), La Lettre de voyage, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2007, p. 53-66 [Actes du colloque de Brest, novembre 2004].

Laozi 1980 : Lao-tseu, Tao-Tö king, dans Philosophes taoïstes, textes traduits, présentés et annotés par Liou Kia-hway et Benedykt Grynpas, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980.

LC : Segalen, Victor, Lettres de Chine, présentées par Jean-Louis Bédouin. Paris, Plon, Collection « 10/18 », « Odyssées », [1967] 1993.

Morrison 1819 : A Memoir of the Principal Occurrences During an Embassy from the British Government to the Court of China in the Year 1816, by Rev. Dr. Robert Morrison, London, 1819.

OC : Victor Segalen, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2 tomes, 1995.

Qian 1996 : 钱学森、刘小荣,《谢阁兰与中国文化》,《中国比较文学》,1996年,4期 , 52-63页 / Qián Xuésēn, Liú Xiăoróng, « Xiè Gélán yŭ zhōngguó wénhuà », Zhōngguó bĭjiào wénxué, 1996, 4 qī, 52-63 yè / Qian Xuesen, Liu Xiaorong, « Segalen et la culture chinoise », Littérature comparée en Chine, 1996, n° 4, p. 52-63.

Contributrice

Présentation

Guochuan Zhang, dispensant des cours de langue et de civilisation chinoises dans le secondaire depuis 2014, est professeure agrégée de chinois et titulaire d’une thèse intitulée La symbiose de la culture occidentale et de la culture chinoise dans la poésie de François Cheng (dir. Sophie Guermès, Université de Brest). Ses recherches portent sur la littérature comparée entre la Chine et la France.

Bibliographie de l’autrice

« De la peinture à la poésie : harmonie entre le macrocosme et le microcosme chez François Cheng », dans Ardua (Association Régionale des diplômés d’Université Aquitaine), François Cheng, Écriture et quête de sens, Dax, Éditions Passiflore, 2020.

« La symbiose entre l’homme et la nature chez François Cheng », Traduire, n° 242, Hors-cahier, 2020, p. 126-38. (Lien sur OpenEdition, 15/08/2021).

 « Une rencontre inattendue : François Cheng, infatigable pèlerin de l’Occident », La Francophonie en Asie-Pacifique, n° 5, Chine et francophonie, 2020, p. 39-48.

[1] Toutes les références des traductions des œuvres de Segalen en chinois sont détaillées par Muriel Détrie dans son article : « Victor Segalen vu par les lecteurs chinois », Cahiers Victor Segalen, n° 3, Lectures chinoises de Victor Segalen, textes réunis et édités par Huang Bei et Philippe Postel, Paris, Honoré Champion, 2017, p. 21-42.

[2] Voir dans ce numéro l’article de Philippe Postel.

[3] François Cheng a consacré un texte, « Espace réel et espace mythique », à cette ambiguïté segalénienne, lors du colloque consacré à Victor Segalen en 1978 au Musée Guimet, texte repris dans son essai L’Un vers l’Autre. En voyage avec Victor Segalen, Albin Michel, 2008.

[4] L’abréviation OC renvoie aux Œuvres complètes de Victor Segalen, édition de Henry Bouillier, publiées chez Robert Laffont, collection « Bouquins », 2 tomes, 1995.

[5] Grand Dictionnaire Ricci de la langue chinoise, Paris, Taipei, Instituts Ricci, Desclée de Brouwer, tome IV, p. 40, n° 7043.