Chine. La Grande Statuaire est une œuvre inachevée de Victor Segalen, qui représente tout d’abord l’aboutissement des trois voyages qu’il a effectués en Chine. Le premier voyage de 1909, en compagnie d’Augusto Gilbert de Voisins, décrivant une « Grande Diagonale », est celui des premières et décisives impressions : Segalen découvre en particulier la stèle chinoise.
Mais l’apport le plus important à l’ouvrage est fourni par la mission archéologique qu’il conduit en 1914 aux côtés de Jean Lartigue et à nouveau de Voisins, mission supervisée de Paris par le grand sinologue français Edouard Chavannes. C’est le voyage des découvertes proprement dites, puisque l’expédition scientifique, qui suit peu ou prou l’itinéraire de 1909, récolte un « butin » tout à fait exceptionnel. Dans le Sichuan, région intérieure de la Chine et peu visitée des Européens, la mission exhume des statues de félins, datant des Han antérieurs (206 av. J. C.-8 ap. J.-C.), et découvre ou redécouvre aussi les sculptures bouddhiques taillées dans la falaise, datant des Tang (618-907), des Sui [Souei] (589-618), des Zhou [Tcheou] du Nord (il s’agit de la dernière des Dynasties du Nord, 577-581) et des Dynasties du Sud (420-589). La trouvaille la plus remarquable est celle du Cheval de Huo Qubing [Houo K’iu-ping] (117 avant Jésus-Christ), près de Xi’an [Si-an-fou], qui fut un véritable événement dans le monde archéologique. Enfin, un certain nombre de tombeaux antiques sont identifiés dans les environs de Xi’an, dont le fameux tombeau de Qin Shihuangdi [Ts’in Che-houang-ti] (209 av. J. C.), le premier empereur de Chine, tombeau près duquel on a trouvé dans les années 1970 la désormais célèbre armée de soldats en terre cuite. Sont également identifiés de nombreux tombeaux de la dynastie royale des Zhou [Tcheou] (1121-221 av. J. C.) qui a précédé l’empire. La mission de 1914 est aussi le voyage de la quête impossible. Segalen doit renoncer à trouver les Chimères du tombeau de Qin Shihuangdi : elles « n’existent plus » (jin wu [kin wou] 今無). Il doit aussi renoncer à pénétrer plus avant vers le Tibet puisqu’en août il reçoit un télégramme l’avisant de la déclaration de guerre en Europe.
Enfin, lors de son troisième et dernier séjour, en 1917, Segalen est chargé, dans le cadre d’une mission du Ministère de la Guerre, de vérifier à Nankin l’état de santé de travailleurs chinois recrutés pour les usines d’armement françaises. Il emploie son temps libre à compléter ses connaissances de la sculpture chinoise en visitant les sites des Dynasties du Sud (les Song, Qi [Ch’i], Liang [Leang] et Chen [Tch’en]), succombant à la puissante beauté, selon lui, des « Fauves des Leang ». Il identifie et étudie également le tombeau d’un des fils du roi Helü du royaume antique de Wu (Ve s. av. J. C.).
Malgré la compétence de Segalen en matière de sculpture chinoise, compétence reconnue de nos jours par les sinologues du monde entier, La Grande Statuaire ne se réduit pas à un compte rendu sinologique de ses découvertes ou de ses études sur le terrain. C’est un livre de critique d’art. Le travail proprement sinologique est circonscrit à certaines publications scientifiques comme le Journal asiatique (1915-1916) ou le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient (en 1921, publication posthume). Le compte rendu raisonné de la mission, publié aux éditions Geuthner (les planches en 2 volumes en 1923-1924, puis le texte en 1935), est laissé aux soins de Lartigue : Segalen s’en désintéresse. En revanche, il entend composer une « Histoire passionnée et libre [de la statuaire] dans la Chine ancienne » (lettre du 21 avril 1917 à sa femme) ; il réaffirme cette orientation dans le texte même de La Grande Statuaire : « la description [des statues] en ce livre doit être vivante, partiale, passionnée » (première préface, inédite), s’inscrivant dans la tradition baudelairienne d’une « critique partiale, passionnée, politique » (Salon de 1846).
Segalen mène en effet une véritable réflexion personnelle sur l’art chinois, n’hésitant pas, par exemple, à prendre parti contre l’art bouddhique que l’on associait alors volontiers à l’art chinois tout entier, et qui faisait l’objet de l’admiration de ses contemporains. L’ouvrage est riche de passages fortement polémiques, où Segalen fustige tantôt le mauvais goût, tantôt la compromission de l’art et du commerce, et parfois l’incohérence esthétique. C’est alors au critique d’art Huysmans qu’il fait penser.
La réflexion critique est livrée à l’intérieur d’un ouvrage dont la composition générale a été précisément pensée. Segalen écrit d’abord un récit, celui de trois personnages fortement impliqués (Lartigue, Voisins et lui-même), en quête de statues et de sites dont ils connaissent l’existence par les livres qu’ils ont consultés. Le lecteur suit les étapes de leur recherche et parfois constate avec eux l’impossible découverte. Significative à cet égard est la quête inaboutie d’un visage chinois : tantôt les statues humaines représentent des « barbares » – c’est le cas du Xiongnu [Hiong-nou] qui se débat avec le Cheval de Huo Qubing ou bien des statues bouddhiques -, tantôt les Chinois représentés ont disparu, comme pour la statue de Confucius à Chengdu [Tch’eng-tou], ou bien il ne reste de la statue tant recherchée qu’un corps acéphale, comme dans le cas de « l’homme de pierre » près de Quxian [K’iu-hien].
Segalen conçoit aussi un ordre de composition à une échelle plus globale, comme le prouvent les parties inédites du manuscrit. Un premier volet porte sur la statuaire chinoise depuis la dynastie des Han postérieurs (Ie s. ap. J.-C.) jusqu’à la dynastie contemporaine de Segalen, les Qing [Ts’ing]. Il s’agit du texte que l’on a publié jusqu’à présent sous le titre de Chine. La Grande Statuaire, mais qui ne constitue qu’une partie seulement de l’œuvre intégrale. Un second volet suit selon une logique de remontée dans le temps la statuaire de la Chine antique : c’est le texte actuellement publié sous le titre des Origines de la statuaire de Chine. Enfin, un texte situé entre ces deux volets porte sur « l’orchestique des tombeaux chinois », c’est-à-dire sur les sites funéraires entendus, selon les propres termes de Segalen, comme un « art du mouvement ».
Enfin on peut repérer dans la chronologie de la sculpture chinoise, qui commande la construction de l’ouvrage, une alternance de pleins et de vides, selon les principes esthétiques généraux de la tradition chinoise. On part du vide originel que représentent les Chimères de Qin Shihuangdi, qui « n’existent plus », ou du Tigre blanc du tombeau du fils du roi de Wu. Puis se succèdent trois « époques », trois pleins : les piliers des Han, les Fauves des Liang, les statues des Tang. Ces trois époques sont séparées par des vides : le « vide des Tsin », la lacune que représente cette dynastie (Jin en pinyin), entre les Han et les Liang ; le vide esthétique, aux yeux de Segalen, de l’art bouddhique des Wei du Nord, entre les Liang et les Tang. Au-delà, c’est la « décadence », commencée sous les Song, confirmée par le « vide des Yuan », et menée à son terme le plus manifeste sous les Ming et les Qing.
En définitive, Chine. La Grande Statuaire est une rencontre vécue de l’intérieur avec la tradition esthétique chinoise, que Segalen a su « reconstituer », grâce à ses connaissances de sinologue, grâce à son intuition d’artiste, grâce aussi à son imagination de poète. Sur un autre plan, l’ouvrage retrace une aventure spirituelle : la visite pas à pas des sites funéraires chinois induit aussi une forme d’apprentissage de la mort et du temps, sensible à la lecture de l’ouvrage.