Peintures

Peintures est l’une des trois œuvres (les deux autres étant Les Immémoriaux et Stèles) que Segalen a publiées de son vivant. Mais lorsqu’elle paraît au milieu de l’année 1916, en pleine guerre, elle passe pratiquement inaperçue et ce n’est qu’à partir de sa réédition en 1955 au Club du Meilleur Livre qu’elle commence à attirer l’attention. « Je ne connais rien de semblable dans notre littérature », écrit alors Pierre-Jean Jouve dans son « Avant-propos » : assurément, la remarque vaut encore aujourd’hui. Quoi de plus singulier en effet que cette œuvre où d’emblée le lecteur se trouve apostrophé (« …Vous êtes là : vous attendez, (…) ») et sommé de participer à un spectacle dans lequel vont se déployer les images féeriques de l’art pictural chinois ? « Parade », « peintures parlées », « peintures littéraires », telles sont les expressions par lesquelles Segalen a désigné la forme inédite que la peinture chinoise lui a inspirée durant son séjour en Chine. À l’origine, l’écrivain avait conçu l’idée d’écrire un essai sur la peinture chinoise dont on commençait tout juste en Occident à découvrir la richesse et la valeur esthétique. Ses recherches documentaires menées à partir de la fin de l’année 1911 lui révélèrent que l’art pictural en Chine remontait à une haute antiquité mais que peu de traces en étaient restées jusqu’à l’époque Tang (VIIe-Xe s.). Si quelques textes historiques permettaient néanmoins d’imaginer ce qu’avait été cette antique peinture disparue, n’était-ce pas la preuve que la peinture n’avait pas besoin de la matière pour exister et que le langage pouvait suffire à lui donner vie ? Et plutôt que de commenter ou de décrire des peintures existantes, ne valait-il pas mieux dès lors créer, en se fondant sur le seul pouvoir des mots, des peintures imaginaires auxquelles leur statut littéraire garantirait la pérennité ? Cette entreprise de création picturale par le langage trouvait par ailleurs sa justification dans l’habitude chinoise d’unir, dans un même geste calligraphique du pinceau et sur un même support de soie ou de papier, poésie et peinture, l’une et l’autre n’étant que des incitations à pénétrer l’espace imaginaire où se déploient les visions. Puisque dans Peintures ce sont les mots seuls qui créent les visions, il devient indifférent que celles-ci s’inspirent ou non de peintures réelles. Et de fait, comme Segalen l’a lui-même reconnu, à quelques exceptions près, ses « peintures parlées » n’ont pas de modèles, et plutôt que dans la peinture chinoise telle qu’elle nous est connue, la plupart des scènes ou des anecdotes évoquées trouvent leur source dans les textes historiques ou philosophiques et les mythes ou les conceptions cosmogoniques de la Chine traditionnelle. Il serait donc contraire au projet segalénien d’accompagner ses « peintures » de reproductions d’œuvres picturales chinoises : le texte se suffit à lui-même et construit son propre monde de référence. Mais pour que la magie des mots opère, l’auteur n’a négligé aucun des moyens que lui offrait la littérature et il a donné des consignes très précises à son éditeur Georges Crès concernant la typographie et la mise en page de son texte. Comme une partition musicale, tout dans l’édition de Peintures telle que Segalen l’a voulue (disposition des mots dans la page et des titres dans le corps même du texte, styles d’écriture, signes de ponctuation, tirets, corps typographiques, blancs, etc) appelle une interprétation particulière de la part du lecteur qui est par ailleurs constamment sollicité par le narrateur pour transposer sur l’écran de son imagination les visions que suscite le discours. En définitive, c’est sans doute dans cette démonstration des mécanismes mêmes de la lecture, qui ne doit rien à la Chine mais se souvient de Rimbaud, Mallarmé et d’autres précurseurs, que réside l’aspect le plus novateur et le plus original de l’œuvre.